Pologne-Lituanie: un surprenant regain de tensions

Alors que les relations polono-lituaniennes semblaient au beau fixe depuis quelques années, on assiste actuellement à une dégradation des échanges entre les deux pays.


Le château royal à VarsovieDepuis une dizaine d’années, tous les observateurs se félicitaient de l’harmonie retrouvée entre la Lituanie (3 millions d’habitants) et la Pologne (30 millions) dans le cadre de leur « partenariat stratégique », instauré au sein de l’Union européenne[1]. Durant les mandats des Présidents lituaniens Algirdas Brazauskas (social-démocrate, 1992-1998) et Valdas Adamkus (conservateur, 1998-2003, 2004-2009), les relations entre les deux capitales n’avaient d’ailleurs cessé de s’intensifier et de s’approfondir. Même avec le très nationaliste Lech Kaczynski au Palais présidentiel de Varsovie, les échanges étaient demeurés cordiaux. Avec l’élection du nouveau Président polonais Bronislaw Komorowski, d’origine lituanienne, on s’attendait au moins à un maintien des relations amicales.

Or, c’est l’inverse qui s’est produit et des nuages épais sont récemment venus obscurcir le ciel lituano-polonais, à tel point que l’hebdomadaire European Voice n’a pas hésité à qualifier les nouvelles relations entre les deux États de « pires en Europe »[2]. On se croirait revenus aux difficiles années du début de l’indépendance, au moment où les élus polonais de la région de Vilnius (la Wilenszczyzna pour les Polonais), brouillés avec les autorités lituaniennes, allaient jusqu’à demander l‘autonomie pour leur région[3].

Les vieux démons que l’on pensait exorcisés font un retour en fanfare dans la cour d’une Union européenne qui n’avait pas précisément besoin de cela en ce moment. À nouveau, comme dans un passé que l’on croyait lointain, pour Varsovie, les Lituaniens apparaissent comme d’incurables nationalistes alors que, pour Vilnius, les Polonais, atteints du syndrome de « grande puissance » régionale, sont vus comme arrogants et injustes.

Les trois griefs de Varsovie contre Vilnius

La Pologne fait trois reproches à la Lituanie, dont deux de nature économique. Le premier concerne la gestion de la raffinerie de pétrole lituanienne de Mazeikiai, qui appartient majoritairement au groupe polonais PKN Orlen. Le second porte sur les conditions de participation de la Lituanie au futur « groupement tactique » de Weimar[4]. Le troisième est humanitaire et s’articule autour de la situation de la minorité polonaise de Lituanie (250 000 individus, soit 6,74 % du total de la population de la République lituanienne), la plus importante du pays, présente sur le territoire depuis le XVIe siècle au moins. C’est ce dernier aspect qui retiendra ici notre attention.

Selon le ministre polonais des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski, « La Pologne ne peut accepter le manque de respect à l’égard de la minorité polonaise en Lituanie ». En effet, à en croire Janusz Skolimowski, ambassadeur de Pologne en Lituanie, Vilnius ne respecte pas les engagements pris en matière d’enseignement en polonais. Le projet de réforme de la loi scolaire augmentant le nombre d’heures d’enseignement en lituanien[5] est notamment très critiqué à Varsovie. En outre, le ministère lituanien de l’Éducation s’emploierait à ouvrir des écoles primaires lituaniennes dans des zones en majorité de peuplement polonais. L’administration lituanienne manque aussi à ses obligations concernant d’une part l’orthographe des noms polonais dans les documents d’identité -notamment les passeports[6]-, et d’autre part la signalisation routière ou urbaine qui devrait être bilingue, et ce particulièrement dans la région de Vilnius qui est en fait à majorité polonaise ou polonisée. En effet, aux termes de la Convention Cadre du Conseil de l’Europe (et notamment de son article 11) à laquelle la Lituanie est partie, dans les régions bilingues (soit dans lesquelles on compte généralement au moins 20 % de population non lituanienne), l’affichage public devrait être systématiquement réalisé dans les deux langues. Enfin, les restitutions des propriétés polonaises, confisquées durant l’ère soviétique, se font attendre !

Des torts partagés entre les parties

Il est vrai que certaines des critiques articulées par l’eurodéputé polonais Jaroslaw Kalinowski dans une longue lettre adressée au Président du Seimas ne sont pas entièrement infondées et que Vilnius ne s’est guère montré diligent au cours de ces dernières années en la matière[7]. La Lituanie tarde notamment à mettre en place une véritable signalisation bilingue et s’est récemment prononcée contre la graphie polonaise dans les documents d’identité! De même, dans le cadre de la loi de privatisation de 1997, pour les Polonais de Lituanie, la récupération des propriétés familiales est, la plupart du temps, un véritable parcours du combattant[8]. Le Premier ministre lituanien Andrius Kubilius réfute pour sa part énergiquement les allégations de Varsovie[9] et répond, notamment, que la Lituanie a le système d’enseignement en langue polonaise hors de Pologne le meilleur et le plus développé[10] : 60 écoles polonaises, 30 classes polonaises dans des écoles lituaniennes, une université polonaise… soit, au total, une centaine d’institutions polonaises d’enseignement dans le pays.

Le Premier ministre lituanien admet néanmoins l’existence de quelques problèmes en matière de restitution des propriétés foncières dans la région de Vilnius. La Pologne, il est vrai, n’est elle-même pas au-dessus de tout soupçon: elle ne fait en effet pas une place très enviable à ses quelque 20 000 ressortissants d’origine lituanienne, sauf aux quelque 10 % d’entre eux habitant la région frontalière de Punsk, zone où ils sont localement majoritaires. Ceux des régions de Suwalki, Sejni ou encore Varsovie ne jouissent, pour la plupart, d’aucuns droits particuliers, notamment en ce qui concerne l’usage ou l’enseignement de la langue lituanienne. La Pologne ne respecte pas toujours, dans ses manifestations de « patriotisme », la sensibilité des Lituaniens, comme en atteste l’affaire du monument polonais de Paneriai, site localisé près de Vilnius et qui fut le lieu d’exterminations massives de populations majoritairement juives, durant la Seconde Guerre mondiale : à en croire les Lituaniens, le monument polonais a été érigé trop près de leur propre mémorial.

Un héritage historique un peu encombrant

Tout ceci peut sembler ésotérique aux yeux de l’observateur étranger et, pour bien saisir la véritable nature des relations entre Varsovie et Vilnius, un détour par la case histoire s’impose. Les deux peuples sont en effet dotés d’une mémoire historique exacerbée et leurs démêlées actuelles se déroulent sur la toile de fond d’un riche et long parcours commun, fait d’amours et de haines, souvent tues.

De 1560 à 1795, les deux États ont en effet vécu une sorte de symbiose nationale au sein d’une Respublica, ou «République des deux nations», dominée par la Pologne. L’aristocratie lituanienne (tant la petite noblesse, la szlachta que la grande noblesse, les Boyards), tôt polonisée, a concouru à la marginalisation de la culture lituanienne. Certains s’en souviennent aujourd’hui encore.

Après 125 ans d’absence de la scène européenne, les deux États sont simultanément réapparus sur la carte de l’Europe en 1918, mais à nouveau, très vite, la Lituanie, privée de sa capitale historique par une intervention polonaise en 1920, a ressenti une grande frustration et une forte aigreur vis-à-vis de sa grande voisine, aigreur dont il demeure des relents aujourd’hui encore. Une véritable guerre froide opposa, dans ces conditions, les deux États tout au long des années 1920 et 1930.


La cathédrale de Vilnius (© Yves Plasseraud)

Les épreuves et les luttes communes des décennies de soviétisme finissant, l’étroite collaboration entre les mouvements réformistes Solidarnosc (Solidarité) en Pologne et Sajudis (Mouvement) en Lituanie ont considérablement rapproché les élites des deux peuples, mais les non-dits et les refoulés, jamais complètement digérés pour cause de soviétisme, demeurés enfouis dans leurs subconscients respectifs, étaient prêts à ressurgir à la première occasion.

Derrière l’irritation polonaise vis-à-vis de la Lituanie se profile ainsi la vieille rancœur contre « l’ingratitude » des Lituaniens à l’égard des Polonais « qui leur ont tout apporté » et derrière l’obstination lituanienne à ne pas bouger, on retrouve le vieux réflexe de défense de l’humilié d’autrefois.

Pour beaucoup de Lituaniens, accorder une trop grande reconnaissance à la langue polonaise en Lituanie, reviendrait à introduire le ver dans un réduit balte déjà vulnérabilisé par l’émigration massive (près d’un million d’individus depuis dix ans). Restituer les propriétés perdues aux Polonais et aux Juifs équivaudrait à mettre en cause tout un ordre péniblement recréé depuis 1991. C’est aussi la raison pour laquelle tant de parlementaires se sont opposés avec véhémence à l’élargissement de la notion de double citoyenneté en Lituanie: pour bénéficier d’une restitution, il faut, en effet, être citoyen !

Mais, pourquoi maintenant ?

Pourtant, tout ceci n’est pas nouveau et le passé récent devrait plutôt être gage de cohabitation paisible. Les causes de ce subit regain de tensions -alors même que rien n’a changé récemment- apparaissent dès lors a priori assez mystérieuses.

Bien sûr, l’actuel ministre polonais des Affaires étrangères -devenu célèbre dans la communauté expatriée polonaise Polonia, pour favoriser une politique particulièrement stricte en matière de citoyenneté- n’est pas particulièrement enclin au compromis en matière de défense de la culture polonaise, mais cela ne paraît pas être un motif suffisant pour agiter tant d’esprits. Certes, les Lituaniens sortent péniblement d’une terrible crise économique et sociale, mais, en haut lieu, le bon sens et la modération paraissent l’emporter. Quelles pourraient être, dans ce contexte, les origines de la crise ?

La récente réorientation de la politique extérieure d’une Pologne de plus en plus convaincue qu’elle doit jouer un grand rôle en Europe, ainsi que son rapprochement avec Moscou, en marginalisant l’importance des relations avec Vilnius, ne sont peut-être pas étrangers aux événements récents. En outre, selon certains observateurs, il faudrait, une nouvelle fois, regarder du côté de certaines institutions russes qui n’ont jamais hésité à utiliser les minorités des États de « l’étranger proche » à des fins géopolitiques (Estonie, Moldavie, Ukraine…). Cela ne serait pas la première fois que Moscou instrumentaliserait ainsi des élus polonais de Lituanie (ainsi que certains responsables communautaires) pour semer le désordre dans ce pays.

Toujours est-il que les efforts des Présidents Dalia Grybauskaite et Bronislaw Komorowski au cours de leur récente rencontre à Varsovie ne sont pas vraiment parvenus à enrayer la crise. Confrontés à une situation mal saisissable et encore moins contrôlable, les Lituaniens envisagent, selon le vice-président du Seimas, Algis Kaseta, de convoquer une session de l’Assemblée parlementaire polono-lituanienne (40 députés, 20 de chaque État) créée en 1997 afin de clarifier rapidement les choses.

Notes :
[1] Julien Gueslin, Yves Plasseraud, « Lituanie-Pologne : Une réconciliation exemplaire », Cahiers d'histoire immédiate, n°23, Printemps 2003, pp. 139 et suivantes.
[2] Sources : www.rp.pl, www.wyborcza.pl, www.tvn24.pl.
[3] «Government and Politics in Independant Lithuania», in David Smith, Artis Pabriks, Aldis Purs, Thomas Lane, The Baltic States, Estonia, Latvia and Lithuania, Routledge, London & New York, 2002, pp. 151 et suivantes.
[4] Unités de combat à déploiement rapide pour l’action outre-mer.
[5] Actuellement, 90 % des cours dans les écoles polonaises sont dispensés en polonais. A terme, la Lituanie souhaiterait, semble-il, ramener cette part à 60 %, ce qui correspondrait à la norme européenne (et polonaise !) en la matière.
[6] Le point crucial étant ici l’utilisation du W, inexistant en lituanien.
[7] Voir les observations de Knut Vollebaek, Commissaire OSCE aux minorités nationales, Vilnius BNS, 21 octobre 2010.
[8] http://www.lithuaniatribune.com/.
[9] Il est en cela soutenu par une personnalité comme Rysard Maciekianec, ancien membre polonais du Seimas.
[10] Largement hérité de l’époque soviétique, il faut le préciser.

* Yves PLASSERAUD est Président du Groupement pour les droits des minorités
(http://gdm.eurominority.org/www/gdm/)

Photo vignette : Le château royal à Varsovie (© Yves Plasseraud)