Le dirigeant bélarussien, Aliaksandr Loukachenka, comptait rester à son poste pour un quatrième mandat et c’est chose faite. Mais à quel prix ? L’Occident a été choqué par les élections et la répression violente qui a suivi, tandis que la Russie ne supporte plus Loukachenka qu’à demi-mots. Il se pourrait que cette victoire se révèle fatale pour le dictateur.
Depuis les élections du 19 décembre 2010 et la violente répression de la manifestation, le pays vit au rythme des arrestations et des descentes. Pas un seul jour sans qu’une salle de rédaction, un militant ou un journaliste ne reçoive la visite du KGB. Quatre ex-candidats et une vingtaine d’opposants sont toujours dans la prison des services de sécurité, accusés d’«organisation d’émeutes». Tout comme deux autres candidats libérés en attendant leur procès, ils risquent entre 5 et 15 ans de prison. Selon plusieurs analystes, la violence et l’intensité de la répression seraient motivées par la peur qui anime le dirigeant, qui a pu constater que son véritable score était bien en-deçà des 80% annoncés. Loukachenka n’a pas atteint les 50% dans plusieurs bureaux de vote où le décompte s’est déroulé de façon transparente[1].
Même si la manifestation a eu lieu il y a plus d'un mois, les autorités sont toujours bien décidées à punir chaque manifestant. Ainsi, des journalistes qui étaient présents sur la Place de l'Indépendance ce soir-là ont été condamnés récemment. De plus, les services spéciaux contactent des citoyens dont le numéro de téléphone portable aurait été détecté dans la zone de la place lors de la manifestation. Ceux-ci sont invités à «venir discuter de La Place» au KGB ou au commissariat local[2]. Tout laisse croire que l'ampleur du mouvement démocratique a apeuré le pouvoir, qui tente de montrer qu'il tient à l'œil ceux qui se mobilisent. D'ailleurs, les quelques actions de solidarité avec les prisonniers ont été interrompues immédiatement par des hommes en civil et des policiers.
Le Bélarus isolé
Permettre aux candidats de l’opposition de transmettre leur message lors d’une campagne plutôt libre a sans doute été une mauvaise idée pour le dirigeant Loukachenka, au pouvoir depuis 1994, compte-tenu du contexte de crise économique et de tensions avec la Russie dans lequel il se trouvait à ce moment-là. «Il n’y aura plus de cette démocratie désordonnée», a-t-il annoncé le lendemain des élections, entendant le terme «démocratie» à la manière de l’Occident[3]. L’Union Européenne et les États-Unis ont d’ailleurs fortement réagi à ces élections à la bélarussienne, dénonçant les résultats en plus de condamner la violence des autorités et d’exiger la libération de toutes les personnes arrêtées.
La réaction de l’Europe a été instantanée et laisse croire que des mesures pourraient être prises contre le régime de Loukachenka. Les États européens ont perdu patience et compris que la politique du dialogue promue par Minsk depuis 2008 n’avait mené à rien, ou presque[4]. De son côté, le Bélarus sait qu’il n’a plus rien à espérer de l’Union Européenne, si ce n’est des sanctions. Le grand inconnu de tout ce jeu est la Russie. En effet, le régime de Loukachenka s’est toujours maintenu grâce au soutien économique et politique du Kremlin, mais les relations se sont refroidies depuis 2008 à cause du refus bélarussien de payer davantage le pétrole et le gaz russes. Sans le soutien russe et, surtout, si la Russie et l’Union Européenne s’unissent contre Loukachenka, le régime bélarussien ne peut pas tenir longtemps.
Beau jeu pour la Russie
Même si la Russie a soutenu Loukachenka en reconnaissant le résultat des élections et en refusant de s’immiscer dans les affaires de son voisin, son soutien n’a plus la solidité d’antan. Plutôt que de féliciter immédiatement son homologue dès la clôture des bureaux de vote, le président russe Dimitri Medvedev a préféré attendre l'annonce officielle des résultats, même s'il était peu probable que le chiffre de 72% en faveur de Loukachenka annoncé en début de soirée change radicalement. Récemment, le ministre des Affaires étrangère russe Sergueï Lavrov a même soutenu la déclaration du Comité des ministres du Conseil de l’Europe demandant la libération des prisonniers politiques. De plus, les canaux de télévision proches du Kremlin comme NTV continuent de dénoncer le dirigeant bélarussien. En fait, il semble que les relations russo-bélarussiennes restent froides, même si le Kremlin ne paraît pas souhaiter la chute de Loukachenka pour le moment. Coupé de l’Europe, le Bélarus est privé de partenaires alternatifs et encore plus dépendant de la Russie.
Les derniers événements montrent que la Russie a décidé de continuer à alimenter le régime de Loukachenka, qui devra bien lui rendre la pareille. Le Kremlin sait qu'il tient maintenant le sort de Loukachenka entre ses mains et qu'il conserve l’avantage pour les négociations sur le prix des ressources naturelles et les conditions du traité économique entre la Russie, le Bélarus et le Kazakhstan[5]. Dernièrement, les Bélarussiens ont négocié le prix du pétrole jusqu'au bout: depuis le 1er janvier, plus une seule goutte n'a coulé depuis la Russie et les pourparlers ont continué jusqu'à ce que les usines du Bélarus arrivent à la fin de leurs réserves. Finalement, le 20 janvier, Loukachenka a dû se plier aux exigences du Kremlin. Selon les dernières nouvelles, les tarifs imposés par la Russie sont beaucoup plus élevés que ceux qu'espéraient les autorités bélarussiennes[6]. Cela peut faire mal à l'État, car son endettement a beaucoup augmenté ces dernières années et il lui est difficile de trouver des crédits avantageux sans le soutien des institutions occidentales. En attendant, le Bélarus devrait tout de même recevoir de son voisin près de 3 milliards de dollars sous la forme de pétrole à bas prix en 2011.
La survie du modèle économique étatique du Bélarus dépend des milliards russes. Même si certaines réformes sont en cours pour libéraliser l'économie, elles sont menées à contrecœur par un état qui veut conserver sa mainmise et ont donc peu de chance de dynamiser le pays. La pression russe pourrait être déterminante dans le processus de privatisation. En effet, les Russes sont très intéressés par les entreprises de leur voisin et pourraient exiger de Loukachenka qu'il leur vende les entreprises d'état les plus rentables, en remerciement pour leur généreux soutien. Si les caisses sont vides et que la Russie reste la seule à subventionner le pays, comment pourra-t-il refuser? Déjà, la pression russe se fait sentir, comme dans le cas de la centrale nucléaire que Loukachenka veut faire construire depuis plusieurs années. Le 25 janvier, les deux parties ont décidé que ce seront les Russes qui financeront et réaliseront le projet, ce qui va encore augmenter la dépendance énergétique du Bélarus. En politique étrangère, il est à parier que le Kremlin va demander au Bélarus de le soutenir, ce qui pourrait se traduire par une reconnaissance officielle, de la part de Minsk, de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, provinces séparatistes dont la Géorgie se réclame et qui ont déclaré leur indépendance à la sortie du conflit russo-géorgien de 2008 avec l’appui de la Russie.
Où est la sortie?
La situation, si elle n'est pas catastrophique, n'est pas confortable pour le régime de Loukachenka. Le soutien de la Russie est primordial, mais il n'est pas gratuit, comme le sait bien Minsk. Il va falloir rapidement trouver d'autres alliés pour échapper à l'emprise russe avant que le pays ne soit forcé de se plier à toutes les exigences du Kremlin. L'animosité personnelle qu'ont développée les meneurs russes envers leur homologue bélarussien va sûrement jouer un rôle dans le bras de fer qui a déjà commencé. Le duo Poutine-Medvedev ne fera pas de cadeau à Loukachenka. Si celui-ci ne se montre pas coopératif, la Russie pourrait être tentée d'œuvrer activement à sa chute, ce qui pourrait se révéler fatal dans la situation actuelle.
Les options sont limitées pour sortir du cul-de-sac dans lequel se retrouve le Bélarus. Le pétrole vénézuélien et les crédits chinois ne peuvent pas remplacer du jour au lendemain ce que fournit la Russie. Une reprise de l'économie grâce à un dynamisme interne soudain est aussi peu probable vu le manque de liberté économique. L'alternative européenne, qui a si souvent permis à Loukachenka de négocier avantageusement avec la Russie, doit revenir dans le paysage bélarussien, mais le chemin de la rédemption sera long. Loukachenka a prouvé plus d'une fois par le passé qu'il a plus d'un tour dans son sac, mais pour le moment, l'avenir est sombre pour son règne.
[1] Charter 97, Eyewitness’s report. If the vote counting is honest… par Pavel Znavets, http://www.charter97.org/en/news/2010/12/30/34945/. Page consultée le 20 janvier 2011.
[2] Radio Svaboda, Ou tcharzé na dopyty – sotni ouladalnikau sotnyh telefonau par Ina Stoudzinskaïa, http://www.svaboda.org/content/article/2275772.html. Page consultée le 20 janvier 2011.
[3] BBC Russian, SChA nie priznali rezoultaty vybarav v Bélaroussi, http://www.bbc.co.uk/russian/international/2010/12/101220_belarus_elections_reaction.shtml. Page consultée le 20 janvier 2011.
[4] En 2008, le régime s'était rapproché de l'Occident alors que les relations avec la Russie se détérioraient. Une certaine libéralisation avait été amorcée au Bélarus et certains prisonniers politiques avaient été libérés.
[5] Le Bélarus, la Russie et le Kazakhstan ont établi une Union douanière prévoyant la création d’une zone de libre-échange; cette union est entrée en vigueur en juillet 2010. Depuis 2007, date du début des négociations, le Bélarus avait plusieurs fois remis en cause sa participation, tandis que les relations avec la Russie s'envenimaient.
[6] Nacha Niva, Finitta la comedia, http://nn.by/?c=ar&i=49490 par Siarhey Hezhala. Page consultée le 25 janvier 2011.
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Entretien au Centre de défense des Droits humains Vïasna, Minsk (réalisé le 27 janvier 2011)
Au Centre de défense des Droits humains Vïasna («printemps», en bélarussien), il y a beaucoup de travail en ces temps d'intense répression. Même si l'équipe de juristes et activistes a suivi de près le processus électoral pendant lequel elle a répertorié toutes les infractions et falsifications, ce sont plutôt les événements qui ont suivi –une campagne de répression sans précédent- qui l’occupent depuis le 19 décembre dernier. Le directeur du centre, Ales Bïalïatski, a accepté de répondre à quelques questions.
Quelle est la situation actuelle? Peut-on dire que la première vague de répression est passée?
Ales Bïalïatski: Non, on ne peut pas dire qu'une diminution ou qu’un arrêt de la répression soit visible. Par exemple, aujourd'hui, le KGB a téléphoné à mon collègue Valentin Stefanovitch pour qu'il vienne «discuter». En région aussi il y a encore beaucoup de descentes, d'arrestations, d'interrogatoires. Dans la région de Gomel [dans le sud-est du pays, ndlr], les organes de sécurité sont très actifs. Désormais ils s’en prennent à des gens qui n’ont strictement rien à voir avec la manifestation du 19 décembre, alors qu'au début, ils se concentraient plutôt sur tout ce qui avait trait à cette affaire.
Dans quel but y a-t-il toutes ces opérations policières? Des accusations sont-elles portées?
En général, non, il ne s'agit que de harceler les gens, leur faire peur. Il y a eu des descentes dans plusieurs centres de défense des droits de l’Homme, chez plusieurs activistes locaux, chez des journalistes. Ils sont aussi venus chez nous, deux fois déjà [une première fois dans la nuit suivant les élections, une seconde le 17 janvier, ndlr]. Officiellement, ils sont venus pour chercher des objets et des documents ayant à voir avec l'enquête sur «l'organisation d'émeutes». Alors que nous, nous ne faisons pas de politique, nous n'avons rien à voir avec la manifestation, nous n'y étions même pas. Ils ont pris les ordinateurs; en ce moment nous travaillons donc sur des portables prêtés par des gens.
Quand cela va-t-il cesser, y a-t-il une fin à tout cela?
La situation pour le futur n'est pas vraiment claire. Je ne vois pas trop où tout cela va finir. C'est une sorte de guerre froide du pouvoir contre la société, une tentative d'éliminer la société civile. Ils ont vu à quel point les gens ont voté contre le pouvoir et sont sortis dans la rue, ils ont eu peur.
Est-ce qu'il s'agit d'un retour à des pratiques antécédentes, ou bien est-ce la première fois que le régime de Loukachenka réprime autant la société?
Non, je ne vois pas d'autres moments... En 1999-2000, plusieurs opposants en vue avaient disparu, quatre ou cinq; en décembre dernier, oui, on se demandait lequel des opposants serait le prochain... Mais nous n'avons jamais vu de répression aussi continue et qui touche autant de personnes, nous n'avons jamais vu ça. C'est la pire période du régime. Mais les gens n'ont pas peur, ça se voit, ça, ça a changé.
Le Centre de défense des Droits humains Vïasna est né au printemps 1996, pour défendre les personnes arrêtées lors de manifestations contre l'autoritarisme croissant du régime d'A.Loukachenka. Enregistré tout d’abord comme organisation légale, il fonctionne depuis 2003 dans la clandestinité, alors que les autorités lui ont retiré son statut officiel. Vïasna possède des antennes dans toutes les grandes villes du pays et emploie quelque 200 personnes. Le centre offre des conseils juridiques et mène des campagnes d'information pour le respect des droits humains. Il s'agit de l’un des seuls centres de ce genre au Bélarus et il fait l'objet d’un harcèlement continu de la part des autorités. Ses bureaux ainsi que les domiciles de ses employés sont fréquemment perquisitionnés par la police.
Par André KAPSAS
Photographie de vignette: Immeuble du KGB où sont retenus les prisonniers politiques depuis le 19 décembre 2010, centre de Minsk, 2011 (© André Kapsas).