Écartant généralement l’hypothèse d’un dérapage, les politologues russes voient dans les propos accusateurs du Président Biden à l’encontre de son homologue russe une volonté de rompre avec l’attitude complaisante de son prédécesseur à l’égard de la Russie, de délégitimer un V. Poutine soucieux de reconnaissance internationale, ainsi qu’une tentative de renforcer la cohésion occidentale et de préparer le terrain à de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie. La mise en cause du Président russe est instrumentalisée par le Kremlin à des fins de politique intérieure, mais l’opinion, concentrée sur les difficultés économiques et sociales, est désormais peu sensible au discours de propagande, estime un expert libéral comme Andreï Kolesnikov.
Une volonté de délégitimer le Président russe
C'est bien la première fois qu'un chef d'Etat et ou de gouvernement occidental qualifie d'« assassin » un dirigeant soviétique ou russe, soulignent, non sans surprise, les commentateurs moscovites à propos de la réponse affirmative faite par le Président Biden à la question du journaliste d'ABC News lui demandant si V. Poutine était un « assassin ». L’interview a été diffusée quelques heures après la publication d'un rapport des services de renseignement américains sur les ingérences russes dans l'élection présidentielle de 2020 qui devrait entraîner des sanctions supplémentaires à l'encontre de la Russie. Cette attente de nouvelles sanctions explique, d'après le spécialiste des États-Unis qu'est Maxim Souchkov, l'absence de réaction substantielle jusqu'à présent de la part de Moscou au propos du Président des États-Unis. Gevorg Mirzaïan est l'un des seuls politologues russes à prendre au pied de la lettre la réponse faite par J. Biden, pour la réfuter : « Toutes les accusations à l'encontre de la Russie dans les affaires Navalny et Skripal, et même d'ingérence russe dans les élections américaines, sont sans fondement. Washington ne détient aucune preuve directe (pas de 'smoking gun'). Est-ce un hasard si aucun procès n'a eu lieu qui ait reconnu la culpabilité de la Russie dans l'empoisonnement des Skripal, sans parler de Navalny ? » G. Mirzaïan accorde toutefois des « circonstances atténuantes » à J. Biden qui n'a pas pris l'initiative d’aborder le sujet et pouvait difficilement répondre « non », la responsabilité de V. Poutine dans les attentats commis contre A. Navalny et les Skripal et dans l’assassinat de B. Nemtsov étant, « plus encore qu'un axiome, un article de foi dans la classe politique occidentale ».
« Nous sommes bien conscients des problèmes de santé de l'actuel Président des États-Unis, mais on ne peut attribuer ces déclarations aux spécificités de son état mental », note pour sa part Elena Ponomareva, professeure au MGIMO qui voit dans « cette absence élémentaire de respect pour le droit international un danger ». « Il ne faut pas laisser passer sans réagir ces déclarations, qui risquent autrement de renforcer à Washington le sentiment qu'on peut tout se permettre et que rien ne se passera », estime Fiodor Loukjanov. « Dans les temps anciens, traiter d'assassin le dirigeant d'une grande puissance signifiait qu'on était prêt à la rupture des relations et à des conséquences encore plus graves », observe-t-il. Pour V. Poutine, qui aime pratiquer la stratégie de la tension avec l'Occident, choisir le niveau de la confrontation et durcir la rhétorique, cela semble avoir été une « mauvaise surprise », note Fiodor Kracheninnikov. Il ne s'agit pas d'une erreur, écrit Mikhaïl Rykline, « de manière consciente et délibérée, le Président Biden a écarté toute possibilité pour V. Poutine de rejoindre l'establishment mondial, il en est exclu pour toujours et doit vivre désormais avec cette réalité », alors qu'on sait, rappelle cet analyste, « combien, pour le Président russe, il est important d'avoir le sentiment de participer à la grande politique internationale et d'appartenir au sommet de la plus haute société politique ».
Une manière pour J. Biden de se démarquer de la période Trump
En lançant cette accusation fracassante, J. Biden et ses proches se présentent comme « l'équipe anti-Trump », alors que ce dernier était en effet crédité d'une proximité avec le Kremlin. Ils répètent leur mantra (« l'Amérique est de retour »), explique le rédacteur en chef de la revue Russia in global affairs, pour qui la réponse du Président démocrate constitue une nouvelle illustration du fait que « les mœurs de la diplomatie tendent à se rapprocher de celles des réseaux sociaux ». Les autorités russes voient dans J. Biden l’héritier de B. Obama, qui n'avait pas fait respecter la « ligne rouge » qu’il avait lui-même édictée sur l'utilisation des armes chimiques par le régime de Damas, conduisant V. Poutine à le considérer comme un « faible », ce qui n'a pas été sans conséquence en Syrie et en Ukraine, selon Konstantin Eggert. Cela dit, la rupture déclarée par rapport au mandat de son prédécesseur républicain n'est qu'en partie vraie, selon Fiodor Loukianov car, au-delà des « extravagances personnelles » de Donald Trump, Joe Biden n'a pas rompu complètement avec le « trumpisme » qui « hypertrophiait » des tendances préexistantes ; il y a ajouté une « composante idéologique », une compétition sur le plan des valeurs et une volonté de renforcer la cohésion entre alliés.
Cet angle est privilégié par Alexeï Pouchkov : l'objectif de cette saillie est de resserrer des liens qui s'étaient distendus sous la présidence Trump, explique le sénateur, proche du Kremlin. Cette « attaque très agressive visant le Président russe envoie un signal aux alliés européens sur la manière de se comporter à l'égard de Moscou », affirme ce spécialiste de politique étrangère, qui montre que « les États-Unis se préparent à assiéger politiquement et économiquement la Russie ». Les mots de J. Biden sont un « feu vert » donné à toutes les « forces anti-russes », estime aussi G. Mirzaïan, au pouvoir ukrainien qui peut considérer qu'il a obtenu l'autorisation d'intervenir dans les républiques séparatistes et un « encouragement » à tous ceux qui sont hostiles à la normalisation des relations entre Moscou et Bruxelles. C'est aussi un aspect que retient Vladimir Frolov. Le président des États-Unis démontre son peu d'empressement à rencontrer son homologue russe, aussi bien lors d'un sommet bilatéral, comme ce fut le cas à Helsinki avec D. Trump, que dans un cadre multilatéral ; c'est aussi une incitation de Washington aux capitales du G7 et de l'OTAN à minimiser leurs contacts avec le Président russe, analyse cet expert de politique étrangère.
La réaction de J. Biden traduit son manque d'appétence à établir un contact personnel avec son homologue russe en raison de l'absence de confiance, ce qui correspond à une conviction ancienne chez lui, estime le site Politcom.ru, qui rappelle qu'en 2011 celui-ci qui était alors vice-Président des États-Unis avait jugé préférable que le Premier ministre V. Poutine ne revienne pas au Kremlin. J. Biden fut aussi il y a une décennie, rappelle Alexandre Baounov, l'un des acteurs du « reset » avorté lors de la présidence Obama. Aussi est-il important pour lui de marquer ses distances par rapport à ces deux moments. Le chercheur de la Carnegie retient trois facteurs pour expliquer la réponse sans détour faite par J. Biden à ABC News : son souci de se démarquer de D. Trump qui avait éludé cette même question en 2017, sa volonté de réaffirmer le leadership des États-Unis sur le plan des valeurs et de confirmer son soutien aux alliés qui subissent les pressions russes, et aussi le désir de « rendre à V. Poutine la monnaie de sa pièce » en lui montrant que son comportement le conduisait à l'échec.
Une attaque qui illustre l'absence d'agenda commun entre Washington et Moscou
Le problème fondamental des relations russo-américaines c'est « l'absence d'agenda commun », constate le site Politcom.ru, ce qui réduit les possibilités de coopération à quelques domaines, comme la stabilité stratégique. Vladimir Frolov mentionne aussi le dialogue régulier établi entre Jake Sullivan, Conseiller à la sécurité nationale de J. Biden, et son homologue russe Nikolaï Patrouchev, notamment sur le contrôle des armements et le cyberespace. G. Mirzaïan note que le 18 mars, jour de l'entretien diffusé par ABC News, se déroulait à Moscou une conférence sur l'Afghanistan, importante pour l'avenir de l'engagement américain dans ce pays. D'ailleurs, relève V. Frolov, le secrétaire d’État, Antony Blinken, a invité Sergueï Lavrov à la prochaine conférence, prévue en avril. Néanmoins, souligne Dmitri Trenine, la Russie doit abandonner le mode de pensée d'une coopération équilibrée remontant à l'époque de la détente et l'illusion, toujours vivace au sein de l'élite russe, qu'un grand marchandage avec les États-Unis est encore possible, qui conduirait Washington à respecter ses intérêts nationaux.
Ce modèle est définitivement caduc et cette « obsession » des relations avec les États-Unis est un problème pour la politique étrangère russe, relève le directeur du centre Carnegie de Moscou. La réalité d'aujourd'hui est que les États-Unis sont disposés à coopérer avec la Russie là où ils le jugent utile, remarque aussi F. Loukianov qui critique une attitude consistant pour Washington à se conduire « de manière arbitraire » dans la plupart des domaines et à préserver la collaboration dans quelques secteurs jugés importants. Le président Poutine est victime de l'illusion inverse, analyse F. Kracheninnikov, qui croit qu'on peut sélectionner dans le dialogue avec les Occidentaux certains thèmes (gaz, Spoutnik V, nucléaire, Donbass) et éviter les sujets qui ne lui conviennent pas (A. Navalny, droits de l'homme en Russie). C'est bien le régime russe qui est responsable de l'isolement croissant dans lequel l'a placé vis-à-vis des Occidentaux le comportement du Kremlin, souligne Ivan Davydov, un autre politologue libéral.
Un propos qui peut justifier la propagande du Kremlin
« Le Président des États-Unis a fait un véritable cadeau aux responsables et aux propagandistes russes », estime I. Davydov, « jamais il n'a été aussi facile de manifester sa loyauté » envers le Kremlin ; ses propos ont donné lieu à une « véritable compétition », à l'exemple du président de la Douma, V. Volodine, qui a estimé que, « avec sa déclaration, Biden a insulté les citoyens de notre pays, cette hystérie résultant de son impuissance. Poutine est notre Président. Les attaques à son encontre visent notre pays ». Certes, note Andreï Kolesnikov, V. Poutine et ses proches ont cherché à exploiter cette affaire sur fond de septième anniversaire de l'annexion de la Crimée, mais sans véritable impact. En effet, selon le chercheur de la Carnegie, l'anti-américanisme n'est plus mobilisateur dans une opinion « habituée aux tentatives du pouvoir d'avoir recours à la rhétorique anti-occidentale et dont l'attention est concentrée exclusivement sur les problèmes internes ». Aussi, ce « terrible scandale », à y regarder de près, ne change rien à la relation actuelle entre les États-Unis et la Russie, caractérisée par l'absence de toute perspective de « rapprochement » et marquée par les deux facteurs permanents que sont l'Ukraine et A. Navalny. « Biden, l'anniversaire de la Crimée, l'hystérie télévisuelle anti-occidentale, la recherche des ennemis et des agents dans le pays, détournent naturellement l'attention des vrais problèmes mais pas pour longtemps et pas de manière efficace », conclut A. Kolesnikov.
Vignette : Vladimir Poutine, 21 mars 2021 (source : kremlin.ru)
* Bernard LHOTELLIER est ancien fonctionnaire du MEAE.