Projet pharaonique dans la vallée des Rois: La Bulgarie en quête d’un symbole

Homme calme et discret, Jeko Tilev semble l’incarnation de la réserve et de la modération. Pourtant, cet architecte bulgare maintes fois primé est le maître d’œuvre d’un ambitieux projet aux proportions pharaoniques: faire ressurgir des eaux Seuthopolis, une antique ville campée au cœur de la vallée des Rois thraces.


En effet, cette région du centre de la Bulgarie (ainsi nommée pour la forte concentration de tombeaux de souverains du peuple thrace qu’elle regroupe) pourrait bien voir naître un projet qui, en réconciliant passé et modernité, émergerait comme symbole national.

Découverte par hasard en 1948 pendant la construction d’un barrage monumental, Seuthopolis avait ravi les archéologues. Les vestiges de la capitale du royaume des Odryses, construite au 4e siècle avant J.-C. sous le règne du roi thrace Seuthès III, allaient enfin livrer un témoignage éloquent sur le quotidien de ce peuple méconnu et sans écriture[1]. Mais dans ce pays usé par la Seconde Guerre mondiale, l’irrigation des champs primait : impossible de faire passer la culture avant l’agriculture et d’envisager un arrêt des travaux. On a donc minutieusement photographié et documenté les vestiges de la ville, dispersé ses trésors dans les musées du pays – puis on l’a inondée sous 3 700 000 m3 d’eau.

Extirper une ville entière de l’oubli

Même engloutie, la ville n’est pas tout à fait tombée dans l’oubli. En 2005, Stefan Damianov, maire de Kazanlak, principale ville de la région, fasait appel à Jeko Tilev : le maire envisageait de construire une réplique grandeur nature de Seuthopolis à proximité du lac-réservoir de Koprinka. « J’ai écouté la proposition du maire, raconte l’architecte, mais j’ai tout de suite compris qu’il fallait procéder autrement. Visiter une copie, c’est une expérience complètement différente: on ne ressent pas la même intensité émotionnelle [qu’en visitant l’original]. Et plus on fait de copies, plus on abaisse la valeur des monuments. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il fallait montrer l’original ».

Il conçoit alors un projet extravagant de 150 000 000 € qui prévoit non seulement de remettre à l’air libre, par un ingénieux système de digues, la ville qui gît à 20 mètres sous les eaux, mais aussi un véritable complexe archéotouristique comprenant café, restaurant, hôtel, jardins, musée et même un centre de recherche en études thraces. L’abord de la ville se ferait par bateau à partir des rives du lac-réservoir. Le bateau déposerait les visiteurs sur une bande circulaire surélevée d’un diamètre externe de 420 mètres d’où on pourrait admirer de haut la ville entière; un système d’ascenseurs permettrait également de descendre pour visiter les vestiges.


Projet Seuthopolis, vue aérienne. Source : Tilev Architects Ltd

« Quand j’ai entendu parler du projet pour la première fois, j’ai pensé : “C’est incroyable, c’est impossible à réaliser !” », raconte Lyuba Boyanin, directrice de l’agence Lyuba Tours et ingénieur convertie au tourisme archéologique et culturel il y a plus de 10 ans. « Mais plus j’examine les plans du projet, plus je me rends compte que, techniquement, c’est faisable. Ils peuvent y arriver ».

Révéler la Bulgarie aux yeux du monde

Tout comme Lyuba Boyanin, bien des gens ont d’abord accueilli le projet avec réserve et scepticisme ; néanmoins, celui-ci a peu à peu gagné la faveur populaire, au point de devenir une « coqueluche » nationale. « Paris a sa tour Eiffel, New York, sa statue de la Liberté : la Bulgarie a besoin d’un Seuthopolis », soutient Kosio Zarev, directeur du Musée d’histoire de Kazanlak. « La plupart des pays ont un site particulier, un monument qui se démarque des autres, qui symbolise clairement le pays aux yeux du monde et donne envie aux touristes de le visiter ».

« La Bulgarie compte un riche patrimoine archéologique et historique, parmi les plus importants en Europe », poursuit-il. Globalement, l’intérêt des sites est grand ; toutefois, aucun n’a, isolément, l’importance ou l’infrastructure touristique suffisante pour attirer des foules ou s’imposer clairement à l’étranger comme emblème de la Bulgarie. K. Zarev est toutefois persuadé que Seuthopolis est enfin appelé à assumer ce rôle.

Même si elle demeure prudente quant au potentiel d’attraction internationale que recèle Seuthopolis, Lyuba Boyanin explique ainsi l’engouement populaire dont jouit le projet : « C’est une question d’identité nationale. Notre pays est petit, et nous avons toujours été gouvernés par d’autres. Nous avons dû sans cesse réprimer tout patriotisme. Seuthopolis est important en termes de fierté populaire : c’est la seule “pure” ville thrace que nous avons ».

De plus une part énorme des trésors bulgares est vouée à circuler dans le marché de l’art clandestin : avec leurs moyens limités, les archéologues bulgares se heurtent souvent à des tombes déjà pillées –certaines même depuis l’Antiquité. « On déplore souvent que le gouvernement fait peu pour l’archéologie, mais celui-ci se trouve dans une situation difficile, car il y a trop de monuments pour un si petit Etat », précise Lyuba Boyanin. C’est pourquoi l’intérêt suscité par le projet Seuthopolis réjouit bien des intervenants du monde de l’archéologie[2].

Certains se mettent même à rêver de grandeur. Le maire de Kazanlak nourrit de grands espoirs à l’égard du projet Seuthopolis: après avoir rendu visite au maire de Louxor et visité les Pyramides à l’été 2008, il déclarait au quotidien bulgare Standart en mars dernier que, si le projet voit le jour, « la vallée des Rois thraces deviendra l’égale de la vallée des Pharaons ».


Projet Seuthopolis, vue nocturne. Source: Tilev Architects Ltd

Raviver la fierté nationale

Le projet Seuthopolis se taille une place dans la conscience populaire à un moment où les Bulgares cherchent non seulement à se créer une image à l’étranger, mais aussi à raviver espoir et fierté, alors les contrariétés politiques et économiques persistent au quotidien. Selon l’European Quality of Life Survey (2003), le premier sondage visant à évaluer le sentiment de satisfaction personnelle, de bonheur et d’appartenance des citoyens de 28 nations européennes, les Bulgares figuraient bons derniers à cet égard; leur score de 4,5 sur 10 les place bien loin derrière les Danois, en tête du peloton avec un 8,4. Même scénario en 2008 : l’Eurobaromètre, un sondage de la Commission européenne, révélait que 59 % des Bulgares sondés en 2008 demeuraient globalement insatisfaits de leur vie –ce qui en fait, en principe, les plus « malheureux » des Européens.

Déçus du présent, les Bulgares chercheraient-ils un réconfort dans les grandeurs du passé ? Lorsque, en 2008, sont sortis les résultats de la campagne nationale menée sous les auspices du président Parvanov en vue de trouver un symbole pour la Bulgarie, certains observateurs ont souligné le fait que la quasi-totalité des propositions renvoyait aux gloires du passé. « Nous, les Bulgares, préférons nous réfugier dans le passé pour y trouver un sens et nous sentir grands », commentait à ce sujet le professeur et expert des médias Georgi Lozanov sur les ondes d’un populaire talk-show télévisé (Choouto na Slavi). Parmi les dix finalistes du concours figuraient le centre historique de Nessebar sur la mer Noire, le mont Tsarevets à Veliko Turnovo et le monastère de Rila. Le symbole retenu (qui illustrera la future version nationale de l’euro) est le cavalier de Madara, œuvre sculptée au 9e siècle à même une falaise, au nord-est de la Bulgarie[3].

Les Bulgares ont effectivement besoin d’un symbole rassembleur pour rehausser leur fierté nationale, croit Andreï Stoïtchev, vice-président de l’Union nationale « Sauvegardons le patrimoine bulgare » (Natsionalno Obedinenie « Suhrani Bulgarskoto »), un regroupement de jeunes parmi les plus ardents défenseurs du projet Seuthopolis. « Après la chute du communisme, explique-t-il, notre société est devenue très fragmentée : nous n’avons rien trouvé qui puisse maintenir la cohésion sociale. Les années de transition économique ont été difficiles et bien des gens se sentent déprimés et désespérés. Ce dont nous avons besoin, c’est d’accomplir quelque chose dont nous pourrons dire : “Voilà ce que nous avons réalisé: nous pouvons en être fiers” ». C’est d’ailleurs là que réside l’intérêt principal du projet Seuthopolis, selon A. Stoïtchev : permettre à la fois aux Bulgares de mettre en valeur le précieux legs de leurs prédécesseurs et de voir leurs contemporains réaliser un ouvrage d’ingénierie complexe et digne d’admiration. « La rencontre du pinacle de l’architecture moderne et de l’architecture thrace d’il y a 2000 ans : voilà qui est intéressant ! », soutient-il.


Projet Seuthopolis, vue rapprochée. Source : Tilev Architects Ltd

Passer du rêve à la réalité

C’est entre autres cette occasion unique de participer à une œuvre nationale majeure qui anime un noyau ambitieux de membres de l’Union nationale « Sauvegardons le patrimoine bulgare », laquelle regroupe environ 1 000 jeunes répartis dans une trentaine de villes au pays. Dès qu’ils ont eu vent du projet de l’architecte Tilev, Andreï Stoïtchev et ses camarades ont entrepris de le faire connaître par tous les moyens : radio, télé, Internet, rien n’a été négligé. La campagne « Sauvons Seuthopolis » a même son propre compte Facebook. Résultat: le projet a récolté des centaines de lettres d’appui, et la pétition en sa faveur, plus de 100 000 signatures.

L’intérêt, suscité tant au pays qu’à l’étranger, a amené le ministère de la Culture à examiner le projet et, après étude d’un comité de travail spécial, à lui donner le feu vert. Mais les instigateurs du projet ne sont pas au bout de leurs peines: il faut encore procéder aux études de faisabilité géologique et aller chercher les fonds nécessaires. S’il concède que la crise économique ralentit l’avancée des démarches, J. Tilev demeure conforté par l’aval de sérieux investisseurs et cabinets d’ingénierie étrangers. Il compte aussi grandement sur l’appui de l’Union européenne : « Je suis optimiste, car Seuthopolis n’est pas qu’un site bulgare : la civilisation thrace fait partie intégrante de l’histoire européenne. Avec le soutien de l’UE, le projet verra certainement le jour ».

L’architecte se permet donc de rêver du jour où, à l’image d’Orphée traversant le lac Styx pour retrouver son Eurydice, les premiers visiteurs s’embarqueront sur le lac Koprinka vers le passé, à la découverte de tout un pan d’histoire thrace exhumée.

[1] Du 3e millénaire avant J.-C. jusqu’à leur déclin vers le 3e siècle après J.-C., les Thraces ont occupé une partie du territoire actuel de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Grèce et de la portion européenne de la Turquie. Comme ils n’ont laissé aucun témoignage écrit, c’est au contact direct de leur legs archéologique que l’on peut véritablement apprécier le raffinement et la richesse culturelle de ce peuple qui a vu naître –au propre ou au figuré– Spartacus, Dionysos et Orphée. Des sept biens culturels bulgares inscrits à la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, trois sont, en tout ou en partie, liés à l’héritage thrace (le tombeau de Kazanlak, le tombeau de Svechtari et le centre historique de Nessebar).
[2] « Nous avons besoins d’un site important qui servira de centre d’attraction et rehaussera la valeur des sites alentour », croit l’architecte Jeko Tilev. De quoi, espèrent-ils, intéresser les investisseurs étrangers et obtenir les moyens suffisants pour devancer les pilleurs et améliorer l’infrastructure touristique des sites existants.
[3] À l’opposé, lors de la campagne parallèle menée par le magazine bulgare de langue anglaise Vagabond à l’intention notamment des étrangers résidant en Bulgarie, tous les symboles proposés (par exemple, les jolies filles, les mafiosi et les matins enchantés dans les monts Rhodopes) étaient résolument ancrés dans le présent.

* Traductrice et rédactrice agréée