Quel avenir pour l’Union économique eurasiatique ?

L’Union économique eurasiatique, lancée en 2015, connait des débuts chaotiques. Incapable de régler ses problèmes internes, confrontée à un contexte international épineux, l’UEE pourrait toutefois trouver un nouveau souffle par son intégration au projet chinois « One road, one belt » (OBOR).


L’Union économique eurasiatique (UEE) est entrée en vigueur le 1er janvier 2015, composée aujourd’hui de l’Arménie, du Bélarus, du Kazakhstan, du Kirghizstan et de la Russie. Où en est cette union ?

De la coupe aux lèvres La signature en grandes pompes du texte fondateur, le 29 mai 2014 à Astana, avait donné lieu à des propos dithyrambiques : « Une nouvelle époque », pour le président russe Vladimir Poutine, « un bonheur », pour le bélarusse Alexandre Loukachenko, « une bénédiction » pour le kazakhstanais Nursultan Nazarbaev qui, le premier, avait évoqué ce concept d’espace eurasiatique en 1994.

Le texte ne peut en effet que susciter l’enthousiasme. Fondée sur l’intégrité territoriale et la souveraineté des États membres, sur le respect de la concurrence et des principes de l’économie de marché, l’UEE doit, notamment, créer les conditions d’un développement économique durable, améliorer le niveau de vie des populations, créer un marché commun des biens, des services, des capitaux et de la main-d’œuvre et assurer la compétitivité des économies nationales de ce marché de 180 millions de consommateurs doté d’un PIB de 2,7 milliards de dollars.

Pourtant, en 2016 (janvier-septembre), les flux commerciaux intra et extra-Union se sont respectivement contractés de 14,3 et 17,2 % par rapport à la même période de 2015. Pas moins de 269 obstacles pénalisent encore les échanges commerciaux. La liberté de circulation des personnes, en revanche, s’améliore : pour les travailleurs migrants des pays partenaires, nul besoin d’acquitter une licence ou de passer un test de connaissance de la langue pour venir travailler en Russie, qui fournit en outre l’aide médicale gratuite. En 2016, les transferts d’argent réalisés par les travailleurs kirghizes et kazakhstanais vers leur pays d’origine ont crû respectivement de 12 et 37 %. Néanmoins, dans les pays partenaires de la Russie, cet acquis n’a dissipé ni la déception ni les doutes relatifs aux éventuelles arrière-pensées hégémoniques du Kremlin et, partout, le soutien populaire à l’UEE s’effrite. Cette désillusion touche aussi les autorités : au Belarus, le ministre des Affaires étrangères estime ainsi que « l’UEE ne devrait pas être un jouet », en Arménie et au Kirghizstan, des partis politiques (Héritage à Erevan, Ata Meken et Ata Jurt à Bichkek) ont dénoncé au sein des parlement nationaux les méfaits de l’union, tandis qu’au Kazakhstan, des organisations citoyennes (Anti-Eurasian Union et Antigeptil) tentent d’alerter sur les visées géopolitiques de V. Poutine.

Sur le plan économique, deux pays sont particulièrement pénalisés. Le Belarus qui est entré en récession (-3,5 %) en 2015 et dont les exportations vers l’UEE se sont contractées de 35 %[1]. A. Loukachenko a accusé la Russie de pratiquer un protectionnisme masqué en pénalisant la vente de matériels et denrées agricoles bélarusses. Le 26 décembre 2016, sans préavis, il a ignoré le sommet de Saint Pétersbourg, lors duquel devait enfin être signé par les cinq chefs d’État le Code douanier de l’UEE. Le Kirghizstan a quant à lui été frappé de plein fouet par la hausse des taxes douanières sur les marchandises importées de pays tiers, en l’occurrence Chine et Turquie. Les marchés traditionnels, qui vivent de l’importation puis de la revente ou réexportation des biens chinois, périclitent. Ainsi, le bazar de Dordoï à Bichkek, le plus grand d’Asie centrale employant directement et indirectement 55 000 personnes selon la Banque mondiale, dépérit.

Sur le plan géopolitique, les partenaires de la Russie font preuve de méfiance à l’égard de la Russie. Les présidents du Kazakhstan et du Bélarus ont ainsi tenu à ce que soit retenu le titre d’Union économique eurasiatique, précision qui est censée exclure le champ politique. Les soupçons sont particulièrement forts au Kazakhstan où la population redoute d’éventuelles visées du Kremlin sur le nord du pays, à majorité russe. Pour la directrice du Centre d’études de l’Asie centrale à Almaty Nargis Kassenova, «nous sommes en présence d’un cheval de Troie pour rétablir l’hégémonie régionale russe». Le directeur du Groupe kazakh d’évaluation des risques, Dosym Saptaev, estime, lui, que « l’UEE n’est qu’une structure lourde et sans perspectives ».

Les racines du mal

Certains maux sont inhérents à la nature même de l’UEE, à commencer par la trop grande disparité entre les économies nationales. Le PIB russe représente plus de 86 % du PIB global de l’Union. Suivent, par ordre décroissant, les PIB kazakhstanais (7,7 %), bélarusse (3,5 %), arménien (1 %) et kirghize (1 %)[2].

La Russie domine outrageusement le processus décisionnel. Par exemple, les droits de douanes sur les marchandises importées depuis un pays hors-UEE ont été fixés à partir des tarifs préexistants et très élevés de la Fédération de Russie. Mukhtar Tayzhan, un nationaliste kazakh farouche opposant à l’UEE, décrit ainsi les rapports de force entre la Russie et ses quatre partenaires : « C’est comme si vous laissiez entrer sur un ring un écolier et un boxeur professionnel. »

Mais c’est avant tout le contexte international qui a fortement et durablement perturbé l’agenda de l’Union. Trois événements ont joué un rôle clé. La crise ukrainienne, tout d’abord, a définitivement ruiné les espoirs du Kremlin de voir Kiev rejoindre les rangs de l’Union. Or, la perte de ce marché de 50 millions d’habitants et doté du potentiel agro-industriel le plus important après celui de la Russie réduit l’UEE à une coquille quasiment vide. Cette crise a mis en lumière les dissensions internes entre V. Poutine et ses homologues A. Loukachenko et N. Nazarbaev, qui ont souhaité maintenir de bonnes relations avec leur voisin ukrainien.

Ensuite, la chute des cours des hydrocarbures (75 % des exportations russes et plus de la moitié du budget national) constitue un manque à gagner conséquent pour la Russie. Les États-membres de l’Union, étroitement liés à l’économie russe, ont par ricochet subi tous les effets négatifs de cette dépendance: récession économique au Bélarus et au Kazakhstan, dévaluation des devises nationales et hausse du coût de la vie au Bélarus, au Kazakhstan et au Kirghizstan.

Enfin, la concurrence chinoise dans l’espace eurasiatique joue un rôle non négligeable. Depuis une dizaine d’années, la Chine y a méthodiquement tissé sa toile en s’appuyant sur sa puissance financière. Lors du sommet annuel de l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS) de 2012, l’ex-président Hu Jintao avait annoncé que 10 milliards de dollars seraient investis par son pays dans la région (hydrocarbures, énergie hydro-électrique, voies de communication, bâtiment, banques). La Chine a également signé des partenariats stratégiques avec le Kazakhstan (2005, consolidé en 2012), l’Ouzbékistan (2012), le Tadjikistan et le Kirghizstan (2013). Le président Xi Jinping a dévoilé en 2013 son projet « One belt, one road » (OBOR), parfois appelé « Nouvelle route de la soie ». Présenté par le Financial Times comme « le plus vaste programme de diplomatie économique depuis le plan Marshall américain », OBOR, qui englobe soixante pays, vise à connecter l’Asie, l’Europe et l’Afrique par des corridors internationaux de coopération économique. Deux d’entre eux, reliant la Chine à l’Europe et au Moyen-Orient, traversent les États d’Asie centrale et piétinent les plates-bandes de l’UEE, suscitant une suspicion légitime à Moscou.

Il est vrai que la Chine jouit d’un double avantage dans la région. D’une part, au moment où la Russie, faute de financements, annule des projets comme la construction au Kirghizstan de cinq centrales hydroélectriques par les sociétés RAO et Rus Hydro, la Chine continue de déverser sa manne financière : lors du dernier sommet annuel de l’OCS en juin 2016, Pékin a ouvert une nouvelle ligne de crédit pour un montant de 12 milliards de dollars via l’EXIMBANK qui a déjà concrétisé plus de cinquante projets dans la région. D’autre part, à la différence de la Russie, la Chine ne politise pas la sphère économique et n’inspire donc pas la même méfiance au États-membres de l’UEE.

Arrimer l’UEE à l’OBOR ?

La Russie a toujours observé avec méfiance l’expansion chinoise dans son « pré-carré » centrasiatique. En 2009, le journal Komsomolskaïa Pravda titrait : « La Chine avalera l’ex-URSS en commençant par le Kazakhstan ». Réciproquement, l’organe du Parti communiste chinois, Renmin Ribao, a estimé en 2013 que l’UEE « ne sert qu’à maintenir la domination russe dans l’espace post-soviétique ». Depuis quelques mois, le ton se veut toutefois plus conciliant : si Pékin lorgne vers les immenses ressources énergétiques russes et centre-asiatiques, la Russie a besoin des flux financiers chinois[3].

V. Poutine et Xi Jinping ont ainsi signé en mai 2014 une première déclaration commune dans laquelle ils s’engagent à « rechercher des coopérations possibles sur des projets concrets dans le cadre de la mise en œuvre du fuseau économique de la route de la soie en y intégrant l’UEE »[4]. En mai 2015, ils ont signé une seconde déclaration sur « l’intégration de la construction de l’UEE au fuseau économique de la route de la soie »[5], véritable acte fondateur qui définit les principales orientations à privilégier : infrastructures de transport, logistique, échanges commerciaux, simplification et harmonisation des législations douanières et commerciales, mise en place de zones de libre-échange entre la Chine et l’UEE, etc. En mai 2016, le Conseil économique suprême de l’UEE a officialisé l’approfondissement des relations économiques avec la Chine et tout autre pays tiers. Les responsables d’entreprises et de chambres de commerce des États-membres de l’UEE sont favorables à cette dynamique qui devrait améliorer la vie de 3 milliards d’habitants et donner, enfin, à l’Union un réel contenu[6].

Il s’agit désormais d’élaborer l’accord de coopération économique et commerciale qui définira les normes relatives à la régulation des tarifs douaniers, les régulations techniques, les règles sanitaires, la politique de la concurrence, le respect de la propriété intellectuelle, la protection de l’environnement, etc. Mais également de finaliser une base de données des projets communs, dont certains sont déjà lancés : en Russie, le pont autoroutier sur l’Amour reliant Blagovechtchensk à la province chinoise de Heilongjiang doit être mis en service fin 2018, la voie ferrée à grande vitesse Moscou/Kazan doit être intégrée au futur axe ferroviaire Moscou/Astana/Irkoutsk//Pékin qui bénéficie de technologies et de crédits chinois ; en Biélorussie, la China Railways JS participe à la rénovation du parc roulant des chemins de fer et à l’électrification du réseau ; au Kazakhstan, le hub logistique de Khorgos, à la frontière chinoise, d’une capacité actuelle de 200 000 containers/an, sera intégré au corridor Chine/Europe. Le moment semble donc opportun pour relancer l’UEE.

Notes :
[1] «Why the Eurasian union will never be the European union», Stratfor, 17 septembre 2016.
[2] Cholpon Orozobekova, «Can China’s ambitious OBOR mesh with Russian plans in Eurasia?», The Diplomat, 9 novembre 2016.
[3] Caroline Galacteros, « La Chine et la nouvelle route de la soie vers le plus grand empire de l’histoire ? », Blog Bouger les lignes, 27 mai 2016.
[4] Li Hui (ambassadeur de Chine en Russie), Conférence à l’université Lomonossov de Moscou, 27 mars 2015.
[5] Site de la Présidence russe, 8 mai 2015.
[6] «Aligning of the EAEU and silk road economic belt project», Asian Pacific News Brief, Issue 3, 3 octobre 2016.

Vignette : Astana (photo: Daniel Pasquier)

* Daniel PASQUIER est ancien Attaché de défense en Asie centrale, ancien Observateur OSCE/Russie.

Vignette : Vladimir Poutine. Photo libre de droits, pas d'attribution requise.

244x78