Rail Baltica, la liaison ferroviaire entre Tallinn et la frontière lituano-polonaise, est sans aucun doute l’un des projets les plus importants de ce début de 21e siècle en matière d’infrastructures de transport dans les États baltes, visant au désenclavement des trois pays et à leur intégration au réseau ouest-européen.
L’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont mis du temps à s’accorder, avant de parvenir à un projet consensuel de tracé ferroviaire les reliant. Aujourd’hui, la période de programmation de Rail Baltica est dans sa phase de clôture et l’on approche de l’étape de conception technique. Officiellement, les travaux doivent s’achever en 2026. Mais le projet se heurte encore à d’innombrables obstacles.
La ligne ferroviaire doit relier Tallinn à la frontière polono-lituanienne en passant par Riga, Kaunas et Vilnius(1) mais aussi se prolonger jusqu’à Varsovie, voire rêvent déjà certains jusqu’à Helsinki via un tunnel sous-marin. La nécessité de cette connexion ne suscite pas grand doute au sein des gouvernements baltes, alors que les trois capitales ne sont reliées par aucune ligne passagers directe et encore moins avec le reste de l’Union européenne, entravant également le transport de marchandises : de ce point de vue, les pays baltes restent en quelque sorte des « nations captives », connectées par voie ferrée à la Russie, vers Moscou et Saint-Pétersbourg(2).
Depuis le début des années 1990, les Baltes rêvent donc d’une ligne de chemin de fer directe les connectant à l’Union européenne(3). L’absence prolongée d’une telle liaison s’explique par l’héritage soviétique en termes de réseaux et notamment, très concrètement, par le fait que le réseau balte actuel reste aligné sur celui de la Russie et du reste de l'ex-URSS, caractérisé par un écartement de voies plus large que ce qui est pratiqué à l’Ouest (1 520 millimètres, contre 1 435).
Finalement, les Premiers ministres d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie ont signé un accord en janvier 2017 en présence du président du Conseil européen Donald Tusk. Le projet, évalué à 5,8 milliards d’euros, doit être financé à 85 % par l’Union européenne, grâce aux fonds CIF (Connecting Europe Facility). Les normes seront donc européennes, et la vitesse des trains fixée à 120 km/h pour le fret et 240 km/h pour les passagers(4). Les travaux doivent être lancés courant 2019.
Une ligne stratégique
L'objectif prioritaire de Rail Baltica est de sortir les États baltes de leur isolement géographique. Pour Jānis Vucāns, président de l’Assemblée balte, ce projet qualifié également de prioritaire pour le réseau transeuropéen de transport (RTE-T) constitue à la fois un investissement dans l’avenir de la région et une base solide pour la sécurité, le bien-être et la compétitive des pays baltes(5). En outre, cette voie électrifiée contribuera à réduire les émissions de dioxyde de carbone. Il est vrai qu’actuellement les liaisons se font le plus souvent par camion pour le fret et par car pour le transport de passagers. Enfin, Rail Baltica va permettre de créer de nouveaux emplois et va promouvoir la croissance.
Par ailleurs, et cet aspect n’est pas à négliger, les États baltes insistent sur le fait que la voie de chemin de fer va contribuer à réduire leur dépendance vis-à-vis de la Russie en les connectant plus fortement avec l’Ouest mais aussi avec le Nord. L’éventualité d’un tunnel ferroviaire sous-marin d’une centaine de kilomètres entre Tallinn et Helsinki est en effet de plus en plus souvent évoquée, certes à plus long terme (on parle généralement de 2040 mais les plus optimistes évoquent le milieu des années 2020), malgré son coût élevé (évalué à 20 milliards d’euros)(6). Ainsi les entreprises finlandaises pourraient bénéficier d’un corridor ferroviaire les reliant à l'Europe de l'Ouest. En juin 2016, l’Union européenne a lancé une étude afin d’évaluer la rentabilité d’une telle connexion. Plus récemment, en décembre 2018, ARJ Holding Ltd, entreprise enregistrée à Dubaï, a accordé un financement de 200 millions d’euros au projet. Puis, le 1er février 2019, le gouvernement finlandais a annoncé la création d’une société chargée du développement de l’industrie ferroviaire nationale, Oy Suomen Rata AB, dont une filiale va devenir actionnaire de la société mixte RB Rail AS. Pour Helsinki l’enjeu consiste à désenclaver la Finlande, pays situé aux marges du grand marché communautaire et, à terme, à prolonger cette voie également vers le nord du pays.
Les États baltes ne sont pas insensibles, enfin, à l’intérêt que porte la Chine à la région et voient dans Rail Baltica un outil potentiel pouvant favoriser le fret entre Europe et Chine via les lignes ferroviaires transcontinentales. Ce scénario s’appuie notamment sur les perspectives ouvertes par la probable fonte des calottes glaciaires, susceptible d’ouvrir la route maritime de l’Arctique : des marchandises en provenance d’Asie pourraient ainsi plus facilement être acheminées jusqu’au nord de la Finlande. Traditionnellement excentrés, les États baltes comptent bien, désormais, s’insérer dans les flux mondiaux.
Un projet menacé ?
Rail Baltica ne fait toutefois pas complètement l’unanimité et, à mesure que le projet progresse, les critiques se font plus ouvertes. Elles se concentrent sur quelques points.
Tout d’abord, la question environnementale est portée par certaines associations et des partis politiques. Du point de vue écologique, le creusement d’énormes tranchées qui vont détruire des marais et traverser des parcs naturels, comme en Lettonie, ne laisse pas indifférent. En Estonie, le Parti vert (Erakond Eestimaa Rohelised) est vent debout contre ce projet : Olev-Andres Tinn, membre du conseil du Parti, dénonce un projet non rentable et donc socialement discutable : le rapport entre impact environnemental et rentabilité économique, alors que le trafic passagers et le volume de fret restent modestes, le font douter de l’opportunité d’engager de tels travaux. O.-A. Tinn note en outre qu’il conviendrait de tenir compte des coûts de la ligne après sa mise en service : selon les calculs réalisés par le Parti vert, 50 à 100 millions d’euros seraient nécessaires annuellement pour entretenir la ligne. Or, selon lui, les États baltes n’ont pas de telles ressources à consacrer à une ligne qui sera aussi peu utilisée.
La deuxième salve de critiques émane des compagnies ferroviaires locales. Ces monopoles entretiennent tout naturellement jusqu’à aujourd’hui des liens étroits avec les Chemins de fer de Russie : elles tirent leurs plus gros profits du transit de fret entre les ports de la Baltiques et la Russie, l’Asie centrale ou la Chine. Elles sont donc peu enclines à voir se développer une ligne Nord-Sud et défendent plutôt l’option d’une modernisation de la ligne traditionnelle Est-Ouest.
Un autre motif d’inquiétude porte sur le financement du projet. Les premières craintes se sont fait jour lorsque le Brexit a commencé à mettre en cause le financement presque intégral du projet par les fonds européens. Les négociations sur le prochain Cadre financier pluriannuel (CFP) sont à cet égard un réel enjeu pour les trois pays qui ont placé en tête de leurs priorités le maintien de l’engagement de l’UE. Un moindre engagement de l’Union pourrait, estiment certains, remettre en cause l’existence même du projet.
Enfin, Rail Baltica connaît des difficultés d’ordre interne. Les dissensions chroniques liées aux visions divergentes des trois pays ne s’apaisent pas depuis les prémices du projet. L’apogée de ces différends administratifs a été atteinte le 27 septembre 2018, lorsque la directrice exécutive de Rail Baltica, la Lettone Baiba Rubesa, a démissionné avec fracas, certes quelques semaines avant la fin de son mandat, mais dans le but de dénoncer les disfonctionnements à l’œuvre au sein de la société mixte, les concurrences et les tensions liées à des postures irréconciliables. B. Rubesa n’a épargné personne, reprochant aux autorités de Lettonie de n’avoir pas pris les bonnes décisions au bon moment, dénonçant les conflits d’intérêts liés au fait que, côté lituanien, le projet a été confié à l’entreprise ferroviaire locale et non au ministère des Transports et critiquant le changement de posture des autorités en Estonie (lié au changement de gouvernement) qui considèrent désormais Rail Baltic (selon la terminologie estonienne) comme une source ponctuelle de création d’emplois, le temps de la construction de la ligne, quitte à perdre de vue l’enjeu économique de ce corridor de développement(7).
Pourtant, malgré les difficultés, la plupart des experts estiment que, pour peu que les pays impliqués donnent enfin la priorité aux intérêts communs et que Rail Baltica prenne réellement son indépendance vis-à-vis des compagnies ferroviaires locales, le projet devrait se révéler « globalement viable » : en effet, le pari qui est fait est que c’est l'existence même de la ligne qui pourra générer du trafic, contribuant à la croissance et à la compétitivité régionale, et non le contraire. Il s’agit, donc, à tous points de vue, d’un projet de long terme.
Notes :
(1) Des arrêts pour les passagers sont prévus dans les gares de Tallinn, Pärnu (Estonie), Riga Centre, Riga aéroport (Lettonie), Panevėžys, Kaunas et Vilnius (Lituanie). Concernant le fret, la ligne sera reliée aux terminaux multimodaux de Muuga (Estonie), Salaspils (Lettonie) et Kaunas. Voir le site de Rail Baltica.
(2) Charlemagne, « On the Baltic slow train. The geopolitics of the EU’s flagship railway project », The Economist, 19 octobre 2013.
(3) Marielle Vitureau, « Rail Baltica ou l’impossible liaison », P@ges Europe, 4 février 2014, La Documentation française © DILA.
(4) « Les pays baltes signent un accord sur la Rail Baltica qui doit les relier à l'Europe », RTBF.be, 31 janvier 2017.
(5) Jānis Vucāns, « Le bon déroulement du projet Rail Baltica est nécessaire à la croissance des États baltes », Communiqué de presse, Saeima, 28 octobre 2016.
(6) « Le plus long tunnel du monde pourrait relier la Finlande et l’Estonie d’ici à 2040 », Ouest France, 7 février 2018.
(7) « Rail Baltica CEO resigns and condemns governments for ‘playing poker’ », Railway Gazette, 27 septembre 2018.
Vignette : Baiba Rubesa, avril 2018 (source : Rail Baltica.org).
* Madara ULME est étudiante de Master en relations internationales et management interculturel à l'Académie de la culture de Lettonie.