Région baltique: qui gagnera le terminal de gaz naturel liquéfié?

Presque totalement dépendants du monopole russe Gazprom pour leur consommation de gaz, les États baltes et la Finlande tentent de s’affranchir de leur encombrant fournisseur. Des solutions sont en vue et les quatre pays envisagent notamment de se doter d’un terminal régional de gaz naturel liquéfié. Mais encore faudrait-il qu’ils parviennent à s’accorder.


Le port de Muuga.Depuis janvier 2013, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Finlande n’ont de cesse de rappeler l’urgence d’aboutir à un consensus concernant la localisation du futur terminal de gaz naturel liquéfié qui devrait leur permettre, ensemble, de diversifier leurs sources d’approvisionnement. En effet, une fois liquéfié, le gaz naturel est plus facilement transportable sur de longues distances et rend possible l’importation auprès de fournisseurs lointains, comme le Qatar par exemple. La demande annuelle pour ce terminal est évaluée à 11 milliards de m3. L’installation du terminal pourrait coûter 1,7 milliard de dollars et l’Union européenne est prête à apporter son soutien financier à ce projet, dans le cadre du Mécanisme pour l’interconnexion en Europe[1]. Mais les quatre protagonistes peinent à élaborer une politique régionale cohérente et, pendant qu’ils se disputent la localisation du terminal, les échéances communautaires se rapprochent, avec l’adoption (imminente ?) du cadre financier pluriannuel 2014-2020. Or, sans financement de l’UE, le terminal risque fort de ne pas voir le jour.

Nouvelle donne énergétique, nouvelles opportunités régionales

Le contexte énergétique régional a bien changé, sans même revenir aux années lointaines où la Russie soviétique importait des schistes bitumineux en provenance de la république d’Estonie. Aujourd’hui, les États baltes et la Finlande sont dépendants à 90-100 % de Gazprom pour leur consommation de gaz. Jusqu’au début des années 2000, la plupart des Européens n’ont pas jugé cette situation problématique, la Russie apparaissant comme le fournisseur fiable d’un gaz peu coûteux et peu polluant. Les guerres du gaz qui l’ont opposée à l’Ukraine à partir de 2006 ont toutefois suscité la méfiance de nombreux clients. Ils perçoivent désormais Moscou comme un acteur prêt à faire usage d’une arme énergétique qui lui confère une puissance auparavant sous-estimée. Désormais, les pays de l’UE travaillent à la mise en œuvre d’une politique énergétique commune qui cache de moins en moins ses intentions à l’égard de la Russie.

Plusieurs stratégies sont à l’œuvre, dont la diversification du mix énergétique, à savoir la répartition des différentes sources d’énergies primaires consommées par les pays. Mais les énergies renouvelables n’ont plus le vent en poupe et le projet de construction de la centrale nucléaire qui doit, à terme, remplacer celle d’Ignalina (Lituanie) est en panne. S’il faut continuer à consommer du gaz, tentons alors d’en diversifier la provenance. Or le contexte est en pleine mutation, en particulier depuis que les États-Unis ont décidé d’autoriser la production de gaz de schiste sur leur territoire, ce qui leur permet notamment d’importer moins de gaz naturel liquéfié. Il en découle que l’offre mondiale de GNL augmente et que les prix baissent.

Heiki Kranich, ancien ministre estonien de l’Environnement, a vite compris l’opportunité qui s’ouvrirait à son pays si celui-ci décidait de faire venir du GNL du Moyen-Orient et de se doter de son propre terminal : « J’ai fait des calculs, ça semblait magnifique. J’ai fait d’autres calculs, peut-être avais-je commis quelques erreurs… mais il n’y en avait pas », s’esbaudit-il[2]. D’autres pays de la région ont procédé aux mêmes évaluations : l’installation d’un terminal de GNL est coûteuse mais la dépendance vis-à-vis du monopole russe situé sous contrôle du Kremlin pourrait l’être plus encore. Il s’agit donc d’une question de sécurité.

L’introuvable coopération baltique

L’idée qui s’est fait jour est celle de la construction en commun d’un terminal qui doit permettre d’alimenter en gaz les trois États baltes et la Finlande. C’est la condition sine qua non du soutien de l’UE qui juge qu’un marché de 99,1 TWh par an est viable, ce qui n’est pas le cas, au regard des standards internationaux, de chacun des marchés nationaux (pour comparaison, l’Estonie seule ne consomme que 7,1 TWh par an). Si tous s’accordent sur cette analyse, il s’avère en revanche difficile de trancher la question qui occupe aujourd’hui les protagonistes: quel est le meilleur emplacement pour ce futur terminal ? La concurrence est d’autant plus rude qu’elle mêle intérêts d’affaires et fierté nationale et ce n’est pas la première fois que les pays de la région peinent à coopérer dans le domaine énergétique. On l’a vu lors des discussions sur la future centrale nucléaire lituanienne mais aussi lorsque l’Estonie et la Lettonie ont rompu un contrat aux termes duquel elles auraient dû se partager des parts d’Estlink, le câble électrique qui relie l’Estonie à la Finlande.

Concernant le terminal de GNL, les autorités lituaniennes ont été les premières à quitter le jeu. Au printemps 2011, le Premier ministre Andrius Kubilius a annoncé à ses homologues baltes que son pays avait l’intention de louer un tanker et de l’utiliser comme un petit terminal flottant. Il pourrait être achevé à la fin de 2014[3]. La Lettonie, elle, a tenté de faire valoir son « droit moral » à se doter du terminal puisque la Lituanie peut se prévaloir d’une future centrale nucléaire et l’Estonie des câbles Estlink 1 et 2. À l’été 2011, les autorités lettones ont donc décrété que le meilleur emplacement serait Riga, le futur terminal pouvant dès lors bénéficier des infrastructures de stockage de gaz d’Inčukalns. Les espoirs lettons ont vite été anéantis par les arguments des Estoniens, rappelant que ces installations lettones sont pour le moment sous contrat exclusif avec… Gazprom, et notant que le tube qui relie les réservoirs d’Inčukalns à leur propre pays est certes suffisant pour approvisionner le marché estonien mais pas pour fournir ensuite le marché finlandais. Construire un nouveau tube coûterait au moins 350 millions d’euros, alors que, si le terminal était installé en Estonie, le tube actuel serait suffisant entre Estonie et Lettonie.

Le 24 novembre 2011, lors d’une réunion à Bruxelles, le ministre letton de l’Économie, Daniels Pavļuts, hausse le ton : il menace, si son pays n’est pas choisi pour accueillir le terminal, de lancer des négociations entre l’UE, d’une part, et la Russie et le Bélarus, d’autre part, en vue de synchroniser leur système électrique respectif. C’est la consternation chez ses partenaires. Le ministre estonien de l’Économie, Juhan Parts, regrette l’attitude lettone : « Si nous parlons d’un marché commun balte et nordique de l’électricité et du gaz, cela demande des efforts », tempête-t-il, tandis que le directeur du port de Tallinn, Ain Kaljurand se désole : « Je ne crois pas dans un terminal régional »[4]. Et d’envisager, lui aussi, la construction d’un petit terminal estonien, à seule portée nationale. C’est alors que les trois Premiers ministres baltes prennent acte de leur incapacité à trouver un accord. Ils demandent alors à ce qu’une étude soit menée, sous l’égide de l’UE. Cette étude a été commandée à Booz&Co et ses conclusions ont été rendues en octobre 2012. Entretemps, la Finlande a fait valoir l’intérêt de sa candidature, présentée comme la plus apte à œuvrer dans le sens d’une connexion de son réseau de gaz naturel à toute l’Europe centrale via l’Estonie, et ce afin de créer les conditions d’une véritable concurrence industrielle.

L’enjeu est clair : l’opérateur du futur terminal devra être indépendant (s’il est « pollué » par la présence de Gazprom, il faut savoir que la région n’aura pas de seconde chance, notent les protagonistes), économiquement viable et résulter d’un consensus politique. « Un accord politique est possible si le terminal régional répond à l’ensemble des besoins de la région. Les États baltes ont besoin d’un arbitrage rapide, à horizon deux ou trois ans, sur les prix, et la Finlande, elle, a besoin potentiellement de volumes plus importants de gaz dans une perspective de long terme. Les deux impératifs sont d’égale importance », précise J. Parts[5].

Concurrences esto-finlandaises et esto-estoniennes

Tout devrait se jouer entre Estonie et Finlande, les deux pays jugés les plus intéressants par Booz&Co. Les discussions sont en court mais, semant le trouble, c’est le directeur de l’opérateur estonien de transport de gaz Eesti Gaas Võrguteenus (EGV), Sergueï Efimov, qui est venu tempérer les enthousiasmes estoniens. Selon lui, la maintenance du terminal sera trop coûteuse pour ce petit pays aux appétits gaziers réduits: il faudra y consacrer environ 5 % du coût du terminal, soit plusieurs millions d’euros par an. S’il est bien conscient que le gouvernement estonien pense investissements et emplois, il n’en dénonce pas moins une approche avant tout politique qui, à terme, fera porter le poids de ce projet sur le consommateur local via les tarifs de distribution. En outre, se pose la question du raccordement entre les deux pays. L’opérateur finlandais Gasum dit envisager toutes les options, pourvu que le terminal soit sur les bords du golfe de Finlande (si le terminal devait être implanté en Finlande, il serait situé à Inkoo, à 60 km d’Helsinki). En coopération avec l’opérateur estonien Eesti Gaas, il prévoit de construire un gazoduc sous-marin de 80 km, le Balticconnector, pour relier les marchés baltes et finlandais. Or, S.Efimov note que la quantité de gaz transporté (donc la capacité du tube) ne sera pas la même si le terminal est sis en Estonie ou en Finlande. La rationalité voudrait qu’il soit installé là où la consommation est la plus importante. EGV et Gasum ont en effet calculé que, si le terminal est construit en Finlande, la partie finlandaise couvrira les 4/5es du coût du Balticconnector, ce qui se traduirait par une moindre pression sur les prix pour les consommateurs[6].

Nuance de taille, si Gasum est majoritairement détenu par l’État finlandais, en revanche le principal actionnaire d’Eesti Gaas actuellement n’est autre que… Gazprom. Dès lors, le soupçon pèse: le député estonien Arto Aas a dénoncé le jeu de S. Efimov, qui favoriserait la Finlande pour pénaliser l’Estonie. La donne pourrait changer, en outre, dans la mesure où, membres de l’Union européenne et désireux de bénéficier ses subsides communautaires, les pays concernés vont devoir d’ici peu mettre en application le 3e paquet énergétique européen qui prévoit la séparation des réseaux de transport et de distribution de gaz[7]. Les cartes pourraient donc être rebattues, tant du côté de Gasum que d’Eesti Gaas.

À ces discussions, il convient d’ajouter celles concernant la localisation du terminal en Estonie, si telle est l’option retenue. Trois emplacements étaient évoqués fin 2012, à savoir le port de Muuga (Tallinn), celui de Paldiski ou celui de Sillamäe (ce dernier semble avoir été abandonné depuis). Aiguisant les appétits de divers investisseurs, chaque site est soutenu par une entreprise: Alexela à Paldiski, Elering à Muuga, Silgas à Sillamäe. Or, là encore, une concurrence empreinte d’enjeux stratégiques essentiels est à l’œuvre. C’est le gouvernement estonien qui a demandé à la société Elering, détentrice des lignes de haute tension dans le pays (et, notamment, d’Estlink), société publique créée en 2011 dans le cadre de la mise en œuvre du 3e paquet énergétique européen, de procéder à des études sur le futur terminal. Elering a opté pour Muuga, reprenant un projet lancé par H. Kranich. Cette option rassure le service estonien de sécurité intérieure, la Kaitsepolitsei, moins enthousiaste quant au projet soutenu à Paldiski par l’entrepreneur Heiti Hääl, à la tête d’Alexela, société spécialisée dans le transit de pétrole russe. La Kaitsepolitsei a d’ailleurs interrogé H. Hääl à propos de ses relations avec l’un des plus gros traders mondiaux d’énergie, Guennadi Timtchenko, qui serait assez proche de V. Poutine. Or, la société de Timtchenko, Gunvor, est bien implantée à Tallinn (c’est même là qu’elle a été créée, il y a une quinzaine d’années), d’où elle exporte du pétrole russe et où sont enregistrées ses activités de comptabilité, de logistique et de communication. H. Hääl a eu beau arguer du fait qu’il est en concurrence avec G.Timtchenko et non son acolyte, on a beau noter qu’il opte pour Paldiski (en faveur duquel s’est également prononcé Gasum pour le Balticconnector) et non pour Muuga, la Kaitsepolitsei estime qu’il y a moins de risques à voir la compagnie publique Elering vendre des parts du futur terminal à un grand pays voisin… que la société privée Alexela.

Le Commissaire européen à l’énergie Günther Oettinger presse régulièrement les quatre pays pour qu’ils accélèrent leur prise de décision et localisent le terminal. En attendant, le vrai gagnant de cette bataille reste évidemment Gazprom.

Notes :
[1] Le Mécanisme pour l’interconnexion en Europe, créé en 2011 et doté de 50 milliards d’euros, vise à stimuler les réseaux de transport, d’énergie et de technologie numérique.
[2] Sulev Vedler, «Estonia’s battle for the Baltic LNG terminal», The Baltic Times, 17 mai 2012.
[3] Ott Ummelas, «Estonia’s Parts Says LNG Terminal Agreement Needed Soon», Bloomberg, 10 janvier 2013.
[4] Op. cit., note 2.
[5] Postimees, 29 mars 2013.
[6] Andrus Karnau, «Eesti Gaas: Building LNG terminal in Estonia would badly postpone construction of pipelin», Postimees, 26 février 2013.
[7] Céline Bayou, « Russie. Gazprom dans la ligne de mire de l’Union européenne », Grande Europe, août 2011.

 

* Céline BAYOU est rédactrice en chef de Regard sur L'Est.

Vignette : Le port de Muuga (© Port of Tallinn)

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