Roumanie : en lutte pour le droit au logement

Durant la dictature communiste, le logement était en Roumanie un droit accessible à tous. Aujourd’hui, il est devenu une marchandise coûteuse. Selon les associations locales qui luttent pour l’accès au logement, il devrait pourtant relever d’un droit fondamental censé répondre à un besoin primordial.


immeubles situés dans le quartier Rahova de Bucarest.Le droit au logement, jugé fondamental par certains, serait systématiquement violé en Roumanie, résultat du capitalisme contemporain qui va de pair avec corruption et retrait de l’État. La violation de ce droit va jusqu’aux expulsions de familles entières sans alternative de relogement, y compris en plein hiver et en pleine pandémie.

Une crise qui perdure depuis la chute du communisme

La période communiste, restée gravée dans la mémoire collective comme celle des pénuries, avait fait du logement un droit fondamental dont pouvait se prévaloir chaque citoyen. Le régime procéda donc à la construction de nombreux logements, distribués aux travailleurs en échange de loyers mensuels peu élevés. Afin de rééquilibrer les conditions de vie entre ouvriers et bourgeois des centres-villes, une bonne partie des logements appartenant à ces derniers – en particulier à ceux qui ne plaisaient pas au régime – furent réquisitionnés entre 1945 et 1989, soit environ 210 000 logements nationalisés en vertu du décret N°92/1950.

Au début des années 1990, la dépréciation considérable de la monnaie qui a suivi la chute du système a, dans un premier temps, rendu possible l’achat de logements à bas prix, permettant l’émergence de petits propriétaires. Ceux-ci ont vite contribué à faire augmenter le niveau des loyers.

Dans le même temps, les maisons et propriétés précédemment nationalisées ont été rétrocédées, engendrant un mouvement d’expulsions violentes. Il s’agissait alors, pour les autorités, de liquider avant l’adhésion à l’Union européenne un dossier révélant l’injustice du régime précédent. Le principe adopté fut celui de « restitutio in integrum » (restitution intégrale), soit par restitution des biens, soit par dédommagement à hauteur de la valeur réelle du bien confisqué. Pourtant, seule une minorité de ceux qui avaient été dépossédés de leurs maisons et de leurs terres parvinrent, par procès, à récupérer leurs biens.

Une loi autorisa par ailleurs l’achat à prix réduit des logements par leurs occupants. Ceci permit au passage à nombre d’officiers de la Securitate (la police politique) de garder les plus beaux logements, précédemment offerts par le régime communiste. Selon les associations de défense des droits des Roumains expropriés, 85 % des logements nationalisés furent ainsi vendus « illégalement » à leurs locataires. Le coût total du dédommagement dont l’État aurait dû s’acquitter s’élevait à 15 % du PIB. Si la loi avait été respectée, elle aurait lourdement pesé sur le contribuable roumain.

Du fait du manque de transparence et des procédures évolutives, le nombre d’expulsions réalisées reste inconnu au niveau national. D’après les activistes de Blocul pentru Locuire (Block for Housing), un réseau décentralisé d’associations locales(1) qui luttent contre les injustices liées au logement, ce nombre pourrait s’élever à plus de 500 000 au cours des trente dernières années. Ce phénomène touche le plus souvent des familles rromes, dans la plus grande indifférence du reste de la population qui tend à considérer cette minorité comme « indésirable ». Le racisme institutionnalisé et l’incitation à la haine sont en effet largement propagés par l’attitude des autorités locales et par les médias.

D’après l’association Frontul Comun pentru Dreptul la Locuire (Front commun pour le droit au logement), de nombreux Bucarestois ont été expulsés, y compris pendant l’hiver et sans que les autorités puissent leurs proposer d’être relogés, les épisodes les plus marquants ayant eu lieu dans le quartier Rahova, et plus particulièrement rue Vulturilor. Dans la capitale, ces expulsions n’ont rien d’inédit puisqu’elles ont eu lieu par milliers juste après la chute du communisme, en raison de ces modifications autour du parc nationalisé. Dans la foulée, un véritable marché immobilier s’est mis en place, caractérisé par la hausse des prix à l’achat et à la location.

immeubles situés dans le quartier Rahova de Bucarest (photo : Mihai Cărămizaru).

Immeubles situés dans le quartier Rahova à Bucarest (photo : Mihai Cărămizaru).

Aujourd’hui, l’accession au logement reste entravée par le niveau élevé des prix, la faiblesse des revenus et le manque de logements sociaux : 15,9 % de la population totale consacre plus de 40 % de son salaire aux charges locatives ou au remboursement de prêts immobiliers, contre 11,3 % en moyenne dans l’UE (et 5,6 % en France).

Expansion immobilière et « modernisation urbaine » de Cluj-Napoca

Ancienne capitale de la principauté de Transylvanie, troisième ville de Roumanie par sa population et principal pôle économique de la région Nord-Ouest, Cluj-Napoca n’échappe pas à la crise du logement. En décembre 2010, l’expulsion de plus de 300 personnes installées sur l’ancienne rue Coastei suite à une initiative de « modernisation urbaine » qui consistait à pousser la population pauvre à l’extérieur de la ville, a durablement marqué la cité, selon Enikő Vincze, universitaire et activiste politique qui fait partie du mouvement « Căși sociale ACUM » (Logements sociaux maintenant !). E. Vincze considère que la crise du logement est un phénomène systémique propre au capitalisme financiarisé, qui se traduit par la réduction du stock de logements publics et le manque d’investissements dans ce parc, par la privatisation des logements sociaux, la rétrocession des biens et la vente aux particuliers ou entreprises. Dès lors, l’accès au logement urbain devient difficile pour la plupart des citoyens qui doivent s’endetter lourdement, tandis que les investisseurs accumulent des fortunes. Il n’est pas rare que certains Roumains cumulent les emplois pour pouvoir s’acquitter de leur loyer ou de leurs mensualités et des charges de leur logement.

Deuxième plus important centre universitaire du pays, Cluj-Napoca est réputée pour la présence d’une population estudiantine importante. Selon divers témoignages sur les réseaux sociaux, les étudiants sont également très touchés par cette crise, certains devant s’endetter ou renoncer à leurs études en raison du montant des loyers.

Les « logements-marchandises » de Timișoara

Tristement célèbre berceau de la révolution roumaine de 1989, Timișoara est également fortement touchée aujourd’hui par la crise du logement. Victime de son propre développement, la ville cumule évacuations forcées, croissance exponentielle des loyers et amplification du phénomène Airbnb.

Des associations locales telles que Dreptul la oraș (Droit à la ville) se sont saisies du problème du manque de logements sociaux et de l’augmentation du nombre de sans-abris. En 2017 a été créé un journal local, intitulé Strada (La rue), destiné à mettre en lumière les difficultés liées à l’accès au logement à travers des exemples et des témoignages. Pour l’association, les autorités locales ne prennent pas leurs responsabilités en la matière et traitent le logement comme une marchandise comparable à d’autres. En 2014, les listes de la mairie de Timișoara comptaient 6 000 demandes de logement social, comportant 1 859 jeunes mariés, 338 personnes ayant grandi en orphelinat, 230 retraités, 842 personnes évacuées et 2 809 cas sociaux. Nombre de ces demandes remontaient au début des années 1990. Les promesses du maire alors en fonction de satisfaire tous ces demandes d’ici 2015 n’ont pas été respectées : pour clore ces dossiers, l’édile a mis en place de nouveaux critères d’allocation de logements qui lui ont permis de rejeter plus de 90 % des demandes.

Les actions des associations locales

Cette situation inégalitaire, où les investisseurs immobiliers cumulent des gains énormes alors que la classe moyenne consacre une part très importante de ses revenus au logement, a poussé des associations à prendre des initiatives afin de pousser les autorités locales à proposer des solutions. Par exemple, une pétition a récemment été mise en ligne, exigeant des administrations locales la distribution de logements sociaux sur deux ans. Baptisée « Logements sociaux, en 2 ans et pas en 20 ans », cette initiative est à mettre au compte de Blocul pentru Locuire. Une fois que cette pétition aura recueilli suffisamment de signatures (fin février, on enregistrait plus de 2 000 signatures, l’objectif étant fixé à 3 000), elle sera déposée auprès des conseils municipaux, avec un projet de décision accompagné d’un exposé de motifs. Simultanément, une campagne intitulée « Facem vizibilă criza locuirii » (Donnons de la visibilité à la crise du logement) a été lancée, consistant en des témoignages vidéo de personnes touchées par la crise du logement. De plus, le réseau Blocul pentru locuire a mis à disposition un guide pour la prévention des évacuations, destiné à la fois aux victimes, aux tiers et aux autorités locales dans un souci de sensibilisation.

Des inégalités au niveau national

La Roumanie, l’un des trois pays de l’Union européenne où plus d’un tiers de la population est menacée par la pauvreté ou l’exclusion sociale (2017), comptait en 2019 environ 41 % de jeunes entre 25 et 34 ans vivant avec leurs parents. Désignés comme la génération boomerang, ceux qui partent faire des études puis reviennent chez leurs parents utilisent cette opportunité pour tenter d’épargner avant de pouvoir acheter un bien sans passer par l’étape locative. Les hommes sont les plus concernés par cette situation, la moitié de ceux âgés de 30 à 34 ans vivant toujours chez leurs parents. Et la tendance s’alourdit : en effet, il y a 20 ans, seuls 3 hommes sur 10 dans cette tranche d’âge vivaient chez leurs parents, selon l’Institut national de statistique roumain. Outre à une surpopulation des logements, on assiste au maintien de nombreux logements insalubres.

Pendant ce temps, selon Enikő Vincze, les investisseurs immobiliers gagnent entre 7 et 10 fois plus que ce qu’ils ont investi. Les banques et les institutions de crédit doublent leurs gains avec les intérêts qu’elles perçoivent des crédits immobiliers. Ces gains sont facilités par la politique actuelle du logement, caractérisée par le retrait de l’État : celui-ci n’assure plus son rôle d’investisseur immobilier pour les logements publics et offre une large autonomie financière aux investisseurs.

Note :

(1) Ces associations locales sont : Căși Sociale ACUM !, Asociația Femeilor Rome E-Romnja, Frontul Comun pentru Dreptul la Locuire, RomaJust Asociația Juriștilor Romi, Dreptul la Oraș.

Sources principales : Criticatac, Le Monde, Strada, Gazeta de Artă politică, Baricada.org.

 

Vignette : immeubles situés dans le quartier Rahova de Bucarest (photo : Mihai Cărămizaru).

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* Sabina CARAMIZARU est étudiante en M2 Relations Internationales à l’Inalco et apprentie à l’IGPDE (Institut de la gestion publique et du développement économique).