Roumanie/États-Unis : une surprenante alliance?

Depuis l’été 2015, la Roumanie assure le commandement de la division sud-est de l’OTAN. Or, l’actuel ministre roumain de la Défense, Mircea Duşa, en poste depuis 2012, fut un membre actif du Parti communiste dès 1976. Tout cela relève-t-il d’un étrange parcours ?


Roumanie - Etats-UnisLa Roumanie de Gheorghiu-Dej (leader du PC de 1945 à 1965) et de Ceauşescu (de 1965 à 1989) a été membre du Pacte de Varsovie dès sa création en 1955. Bucarest n’a alors jamais prétendu à la neutralité. En décembre 1989, lors de sa dernière visite en URSS, Nicolae Ceauseşcu a même demandé à Moscou le renforcement de ce Pacte idéologique et militaire. Son successeur Ion Iliescu, élu à une très large majorité en mai 1990, songea quant à lui à relancer le traité bilatéral qui, depuis 1948, liait Bucarest à l’URSS[1]. Mais l’Union soviétique s’est effondrée en août 1991.

Comment comprendre ce qui, en 1993/1994, semble être un revirement, sinon même une conversion, à savoir le choix par ce même Iliescu de signer le Partenariat pour la Paix (PpP) et d’opter pour une intégration dans l’OTAN ?

Un constat de faiblesse

Les données contextuelles ont pesé sur l’orientation atlantiste de I.Iliescu, réélu en 1992. À l’intérieur, les cadres de l’armée roumaine s’inquiètent alors. Certains ont été impliqués dans le coup d’état militaire associé aux manifestations de foule en décembre 1989 ; tous espéraient une amélioration de la situation des armées. Or celle-ci ne cesse de se dégrader: logistique déplorable, technologies vieillissantes, manque d’entraînement... Les accidents se multiplient (notamment ces MiG d’origine soviétique qui s’écrasent au sol)[2]. Cet état des lieux paraît d’autant plus consternant que les observateurs ont pu, lors de la guerre du Golfe de 1991, mesurer le décalage entre puissance américaine et impuissance russe.

À ce constat s’ajoute une incertitude concernant l’évolution de la Russie: de mars à juillet 1992, l’armée de ce pays est intervenue en Transnistrie pour soutenir les russophones qui ont décidé de se séparer de la Moldavie. Or, le rapport des équipes dirigeantes roumaines à la Moldavie est complexe, fait d’un mélange de respect pour l’ex-grand frère qui a formé une bonne partie de la classe politique roumaine et d’inquiétude lorsque la Russie utilise des éléments de la XIVème armée du Pacte de Varsovie contre des roumanophones sur les rives du Dniestr[3].

En 1992, Washington n’a pas encore tranché en faveur de l’extension de l’OTAN vers l’Est. Certains experts –dont George Kennan, père de la notion de containment des débuts de la guerre froide– sont opposés à cette option qui ne pourrait que nourrir le nationalisme russe. Ces facteurs ont donc poussé Bucarest à un choix pragmatique: se rapprocher du lieu des technologies avancées, d’un Big Brother qui prendrait la relève du grand frère[4].

L’atlantisme presque par inadvertance

I.Iliescu, son ministre de la Défense Ioan Mircea Paşcu (2000-2004), les hauts gradés du corps militaire roumain, le groupe de réflexion « Un avenir pour la Roumanie », proche de la présidence, ont-ils apprécié à leur juste mesure les conséquences de leur choix en 1993-1994 ? Il est probable que non. En effet, ces élites formées à l’école du léninisme et alors placées à la direction des affaires roumaines ont été élevées dans le mépris de l’Ouest. Il est vraisemblable qu’elles n’ont pas évalué l’habileté du soft power et la puissance du complexe militaro-industriel américain sauf, pour quelques-uns, à bénéficier de ses largesses sous forme de commissions lors de la conclusion de contrats.

Ce n’est qu’au printemps 1999, face aux frappes aériennes de l’OTAN contre la Serbie au nom de la protection des Albanais du Kosovo, que l’ex-président Iliescu et ses proches –désormais dans l’opposition– seront mis face à une situation dérangeante: l’OTAN a les moyens de faire plier la Serbie et d’intervenir pour la première fois en Europe. À partir de fin 1998, des bruits circulent émanant de l’opposition à Emil Constantinescu (élu en décembre 1996) : des contacts ont été pris à Paris et à Londres, le statut de neutralité envisagé et le calendrier d’intégration repoussé. Certains médias prennent radicalement position contre les frappes fin mars 1999.

Et pourtant, avec la signature du PpP, le 26 janvier 1994, la Roumanie avait montré son engouement. Attaché de défense américain à Bucarest, le colonel Boyd estimait fin 1993 que « les Roumains se tournent vers l’Ouest pour des raisons technologiques et ne pas être hors du coup. Ils veulent être considérés comme des membres honorables de la communauté européenne »[5]. Il ajoutait : « Le sentiment pro-occidental et pro-américain en Roumanie est une bonne surprise. »

Pour une large part de l’opinion publique, l’OTAN incarne l’Amérique, la prospérité et la sécurité. De plus, il importe aux patriotes roumains de ne pas être déclassés par rapport à la Hongrie, dont la candidature est acceptée dès le sommet de l’OTAN à Madrid, en juillet 1997. En dépit du soutien vigoureux affiché par le président français, Jacques Chirac, la candidature roumaine, elle, est alors repoussée à une date ultérieure. Ce qui n’empêche pas le Président américain, Bill Clinton, d’être ovationné à Bucarest au lendemain de ce sommet: Washington propose en effet alors un partenariat stratégique bilatéral dans lequel s’engouffrent les Roumains. En dépit de la crise du printemps 1999, l’engagement atlantiste de la Roumanie se confirme et se renforce donc.

La relation privilégiée avec les États-Unis implique un reformatage drastique des forces armées, l’emploi de l’anglais, un nouveau style –une sorte de nouvelle langue de bois diront certains– et l’abandon de postures anti-démocratiques. En visite aux États-Unis fin septembre 1995, I. Iliescu s’engage à mettre un terme au culte du maréchal Antonescu réactivé depuis 1990 dans les milieux militaires[6]. De même, la politique antisémite du régime Antonescu est condamnée. Des conférenciers américains seront invités à donner des cours sur l’histoire de l’Holocauste au Collège national de défense fondé en 1992.

La grande stratégie atlantiste, les présidences de Băsescu et de Iohannis

Avec l’élection à la présidence de Traian Băsescu le 12 décembre 2004, puis à l’occasion de la dégradation des relations entre l’OTAN et la Russie, en 2008, se déploie la grande stratégie atlantiste en Roumanie. Traian Băsescu engage son pays dans le sillage des États-Unis sous les présidences de George W. Bush. La Roumanie, qui avait soutenu la coalition de Washington en Irak en 2003, adopte avec Washington la vision sécuritaire de la région de la mer Noire. En avril 2008, le sommet de l’OTAN qui se tient à Bucarest illustre cette  success story : membre de l’OTAN depuis mars 2004, de l’Union européenne depuis janvier 2007, alors que le Sénat roumain a ratifié dès mars 2006 un accord portant sur l’installation de bases américaines, rassurée par l’installation sur son sol d’éléments du système américain Anti-Ballistic Missile (ABM), la Roumanie semble n’être touchée ni par la guerre civile en Ukraine, ni par la crise qui, depuis des mois, secoue la Moldavie. En avril 2015, Bucarest participe aux exercices militaires de l’OTAN organisés à l’est du pays et visant à protéger les flancs orientaux de l’Alliance et de l’UE.

Le président de centre-droit Klaus Iohannis, élu en novembre 2014, déclare d’emblée vouloir poursuivre, et poursuit effectivement, la politique atlantiste de ses prédécesseurs. L’alliance entre Bucarest et Washington ne fait plus débat. C’est sur le plan intérieur et dans le cadre de la politique systématique de lutte réelle contre la corruption que se fait jour l’influence des conseillers américains. Les ambassadeurs des États-Unis soutiennent publiquement le travail justicier du Parquet national anticorruption (DNA) créé en septembre 2002 et dirigé depuis mai 2013 par Laura Kövesi. Les poursuites pour fraudes touchent tous les niveaux de la société, du directeur des Douanes à un chef de service de mairie. Notons que le DNA collabore avec l’Office européen de la lutte anti-fraude. Si la présence des États-Unis est décisive sur le plan de la sécurité en termes militaires, la montée d’élites formées tant en Europe qu’aux États-Unis nourrit une mentalité globalement occidentale, avec des repères qui puisent à des formations anglo-saxonnes et européennes.

Plusieurs paramètres éclairent la relation entre les États-Unis et la Roumanie :
- Le temps long de la culture roumaine traditionnellement anti-russe, sans oublier l’histoire des «camarades» solidaires de Moscou à Bucarest, en dépit des critiques adressées en août 1968 par Ceauşescu à Brejnev, lors de la répression du Printemps de Prague par Moscou.
- L’aspiration à la modernité des dirigeants de la Roumanie après 1989, technocrates ayant compris que la performance militaro-industrielle passe par des accords avec Washington.
- Le besoin de sécurité ressenti dans les années 1990 face au chaos russe.
- L’intégration à l’OTAN accompagne chronologiquement l’intégration à l’UE, signifiant une sorte de «normalisation identitaire» occidentale.
- Les États-Unis ont, enfin, conduit un travail de haut niveau d’encadrement et de formation, touchant à des sujets sur lesquels la société roumaine se jugeait souveraine: Washington a poussé à condamner l’antisémitisme, à dénoncer la discrimination de l’homosexualité. Il y eut des frictions, il reste des résistances. La diplomatie américaine a misé sur le pragmatisme, voire l’opportunisme, de cadres anciens prêts à se reconvertir et de jeunes décidés à oublier le passé. L’alliance de Bucarest avec les États-Unis est entrée, au point actuel, dans le cours des choses considéré comme naturel.

Notes :
[1] Hélène Carrère d’Encausse, Le Grand Frère, Flammarion , Paris, 1983, pp.283 et suiv.
[2] Catherine Durandin, Roumanie, Un piège?, Éd. Hesse, Blois, 2000, pp. 123-135.
[3] Catherine Durandin, Que veut la Russie?, Éd. François Bourin, Paris, 2010, pp.33 et suiv. et Général Lebed, Les Mémoires d’un Soldat, Éd. du Rocher, Monaco, 1998.
[4] Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin?, Éd. Diploweb.com, 2013.
[5] Entretien du colonel Boyd avec l’auteure, Ambassade des États-Unis à Bucarest, 10 novembre 1993.
[6] Les éditions Editura Academiei de Inalte Studii Militare publient en 1993 Les Lettres inédites du maréchal Antonescu, avec une préface élogieuse sous la plume du général major Mircea Agapie.

Vignette : Le Président roumain, Klaus Iohannis, et le Secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, lors de la visite de ce dernier au siège de l’Unité d’intégration des forces de l’Otan à Bucarest (NFIU-NATO Force Integration Unit), juillet 2015. Source : Administration présidentielle de Roumanie.

* Catherine Durandin est professeur émérite INALCO, Historienne, Écrivain. Dernières parutions: Ismène Point, Éd. Dacres (fiction, Roumanie), 2015 et La guerre froide, PUF, Paris, 2016.

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