Russie : de Sotchi 2014 à Beijing 2022, une géopolitique du sport

Depuis leur naissance à la fin du 19ème siècle, les Jeux olympiques modernes sont pour les nations une plateforme privilégiée leur permettant de faire valoir leur puissance. La politique extérieure de la Russie n’échappe pas à cet impératif lié aux JO, qu’elle en soit organisatrice ou participante.


Vladimir PoutineDepuis l’époque soviétique, le sport est un élément social et politique important en Russie. La politique hygiéniste des autorités soviétiques, ainsi que la volonté de dominer l'ennemi américain sur tous les plans, ont poussé l’URSS à développer une grande culture sportive(1). Aujourd'hui encore, la Russie de Vladimir Poutine ne fait pas exception. Lui-même réputé sportif, le Président russe entend manier avec brio la tradition sportive héritée de l'URSS dans sa politique intérieure et extérieure.

Sotchi 2014 : l'avènement du soft power russe

Les Jeux olympiques d'hiver de Sotchi 2014 ont été une démonstration de cette culture. La candidature de Sotchi avait provoqué de nombreux doutes au sein du Comité International Olympique (CIO). On s’est d’abord interrogé sur le climat local, jugé peu propice aux sports d'hiver, ainsi que sur le manque d'infrastructures afférent. La proximité de Sotchi avec l'Abkhazie a également semblé à certains pouvoir poser un problème de sécurité. Toutefois, V. Poutine a su apaiser les doutes lors d’un discours – le premier en anglais de sa carrière – délivré le 4 juillet 2007 devant le CIO : la ville de Sotchi a été élue en 2007 pour accueillir les Jeux olympiques de 2014.

Cet événement portait une volonté forte d’octroyer une image positive à la Russie. Pour cela, Moscou a investi une somme record dans l'organisation des Jeux, le montant étant réputé avoir été environ six fois supérieur à celui de l'édition précédente des Jeux, à Vancouver. Même si le Président russe lui-même a dénoncé le dépassement du budget initial, il est clair que la Russie était prête à tous les sacrifices pour faire de cette édition un succès retentissant, financier et sportif : Sotchi a vu les athlètes russes se hisser au sommet du classement général, avec une moisson historique de trente-trois médailles.

À première vue, les JO de Sotchi apparaissent donc comme un succès total pour la Russie : celle-ci a montré qu'elle était à la hauteur du projet pharaonique que représentait l'organisation de Jeux olympiques d'hiver dans une ville ne disposant pas des infrastructures nécessaires, et elle a prouvé la supériorité de ses athlètes, message politique fort depuis la guerre froide, à l’époque où États-Unis et URSS se battaient pour la première place. Par ailleurs, la victoire à domicile a été pour le gouvernement un moyen d'exalter le patriotisme de sa population.

De Rio 2016 à Pyeongchang 2018 : l'humiliation de l'exclusion

Si Sotchi a donc pu être présenté comme un pari gagné par Moscou et un parfait exemple d'instrumentalisation du sport à des fins politiques, ces JO ont également posé les jalons du camouflet qui allait suivre.

En effet, quelques mois après ces Jeux olympiques éclate l'affaire du dopage organisé par le gouvernement russe. L'alerte est lancée en décembre 2014 par Yuliya Stepanova, athlète spécialiste du 800 mètres, et son mari Vitaly Stepanov, ancien employé de l'Agence anti-dopage russe (RUSADA), qui révèlent dans un documentaire diffusé en Allemagne que le système du sport de haut niveau russe est corrompu par le dopage(2). Tous les athlètes russes ayant concouru à Sotchi sont alors testés et un nombre important d’analyses se révèlent positives. Une enquête menée par l'Agence mondiale anti-dopage (AMA) révèle que le dopage n'était pas individuel mais institutionnel : en effet, plutôt que d’en falsifier les résultats, le laboratoire moscovite chargé des tests collaborait avec le FSB pour échanger les flacons positifs – supposés inviolables – contre des flacons négatifs(3). Dans un premier temps, 43 athlètes russes ayant concouru à Sotchi sont suspendus à vie des Jeux olympiques, et 13 médailles leur sont retirées. Il faut cependant noter qu'en 2018, après appel, 28 d'entre eux ont été blanchis par le Tribunal arbitral du sport faute de preuves conclusives de participation au dopage institutionnel. Neuf médailles ont été rendues à la Russie, qui conserve donc sa première place au classement général des Jeux de Sotchi.

Les résultats de l'enquête amènent le CIO à prendre des sanctions pour les JO suivants : dès les Jeux olympiques d’été de Rio 2016, 111 athlètes russes sont suspendus sur les 389 sportifs sélectionnés par la Russie. Puis, le 5 décembre 2017, le CIO suspend le Comité olympique russe (ROC, Russian Olympic Committee) pour les JO d'hiver de Pyeongchang 2018. Les athlètes russes testés négatifs sont donc obligés de concourir sous le drapeau olympique en arborant des couleurs neutres, et le mot « Russie » est totalement effacé des Jeux.

En 2019, c'est au tour de l'AMA de suspendre la Russie de toutes les compétitions internationales pendant quatre ans, une peine allégée à deux ans en 2020 après appel. Concrètement, cette suspension se traduit par une obligation pour les athlètes russes testés négatifs de concourir sous le pavillon du ROC jusqu'aux Jeux de Beijing 2022.

Cette situation est vécue comme une terrible humiliation en Russie. En 2014, quand l'affaire éclate, Moscou se contente de nier en bloc et d'accuser un complot international. Puis, à mesure que se multiplient les suspensions d'athlètes russes testés positifs, ce discours s’adoucit : la Russie est obligée de mettre de l'eau dans son vin si elle veut parvenir à alléger les sanctions. Elle garde toutefois sa classique posture victimaire et, quand l'AMA la suspend de toutes les compétitions internationales en 2019, le Premier ministre Dmitri Medvedev dénonce une « hystérie anti-russe devenue chronique ». Le gouvernement voit en effet dans ces sanctions un énième moyen pour l'Occident de pousser son sentiment russophobe et d'isoler la Russie. Loin du succès politique de Sotchi, les Jeux olympiques génèrent donc une nouvelle mise à l'écart de la Russie sur l'échiquier politique international, en écho aux sanctions dont elle fait l'objet depuis l’annexion de la Crimée en 2014.

#WewillROCyou : le retour de la Russie sur la scène sportive internationale

Cette humiliation n'est finalement qu’un revers pour la politique russe en matière de sport. Par son attitude victimaire, Moscou est en effet parvenu à instrumentaliser l'affront qui lui a été fait : il est aisé d’inscrire son discours accusateur envers un Occident toujours plus russophobe et agressif dans sa rhétorique globale.

En parallèle, la Russie parvient à se jouer de sa suspension pendant les JO de Tokyo 2020 : à la différence des Jeux de Pyeongchang 2018, les athlètes russes peuvent alors concourir sous le pavillon du ROC et ils sont autorisés à porter les couleurs blanc/bleu/rouge de la Russie, tandis qu’un extrait du premier concerto de Tchaïkovski est joué quand ils remportent une épreuve. Le hashtag #WewillROCyou, référence à la célèbre chanson de Queen, est lancé par la chaîne d’État Match TV, et le compte Twitter officiel du gouvernement russe reprend le hashtag pour célébrer les médailles de ses athlètes. Finalement, la Russie est présente en tous points sauf en nom. Selon Lukas Aubin, la campagne #WewillROCyou a quatre objectifs : « Encourager les athlètes russes, cristalliser le sentiment patriotique autour de l'équipe olympique russe, relever la tête dans un contexte humiliant et politiser l'événement tout en le dépolitisant »(4). La Russie fait en effet mine de célébrer ses athlètes comme n'importe quelle nation le ferait mais, ce faisant, elle envoie un message politique fort : elle affirme sa présence malgré la volonté du CIO – de l'Occident, dirait-elle – de l'effacer de la compétition.

Aujourd'hui, la Russie prépare déjà l'après-suspension. Alors que les sanctions ne seront levées que fin 2022, Poutine a accepté en septembre dernier l'invitation de Xi Jinping à la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques d'hiver de Beijing 2022, qui se déroulera le 4 février(5). Sa participation est d'autant plus symbolique que les pays occidentaux, eux, se préparent à un boycott diplomatique des Jeux pour contester les nombreuses atteintes aux droits de l'homme du régime chinois(6). Encore une fois, les JO cristallisent les rapports de force entre grandes puissances.

Enfin, la perspective d'organiser les Jeux olympiques d'été de 2036 à Saint-Pétersbourg, ville natale de V. Poutine, constitue un objectif de taille dans la politique de soft power russe : si la ville parvient à remporter l'organisation des Jeux, ils seront retenus comme un symbole fort du dernier mandat de Poutine, qui pourrait hypothétiquement prendre fin cette même année.

Notes :

(1) Clément Daniez, « Jeux de Tokyo : "L'exclusion de la Russie, une humiliation pour le système de Poutine" », L'Express, 24 juillet 2021.

(2) Hiroo Toda, « ロシアのドーピング問題「灰色決着」 現場で抱いた思い » (« Avis recueillis sur place : Question du dopage russe – ‘un règlement gris’ »), Asahi Shimbun, 27 janvier 2021.

(3) « JO-2018 et dopage : il y a quatre ans à Sotchi, stéroïdes, flacons et trou de souris », AFP, 6 février 2018.

(4) Romain Houeix, « Tokyo 2021 : #WewillROCyou, la Russie joue avec sa sanction olympique », France 24, 28 juillet 2021. Lukas Aubin est l’auteur de La sportokratura sous Vladimir Poutine – Une géopolitique du sport russe, Ed. Bréal, Paris, 2021.

(5) Gerard Farek, « Vladimir Putin will attend Beijing Olympics despite Russian government officials being banned due to doping sanctions », Around the Rings, 17 septembre 2021.

(6) Les États-Unis et, dans leur foulée, l'Australie, le Royaume-Uni, le Canada et la Nouvelle-Zélande ont annoncé au début du mois de décembre 2021 le boycott diplomatique des Jeux de Beijing 2022.

 

Vignette : Vladimir Poutine (source : site du Kremlin).

* Gabrielle GUICHEUX est étudiante en M2 de Relations internationales à l'Inalco.

Lien vers la version anglaise de l'article

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