Russie-Japon : les îles Kouriles, archipel de la discorde

Placé sous contrôle russe mais revendiqué en partie par le Japon, l’archipel des Kouriles demeure un objet important de convoitises. Il suscite en effet également l’intérêt des États-Unis et de la Chine, auxquels n’ont pas échappé les enjeux liés à ses ressources halieutiques et énergétiques.


L'ïle de ShikotanDésigné par les Japonais comme « territoires du Nord » (北方領土, hoppô ryôdô), l’archipel des Kouriles correspond à un ensemble de 56 îles qui s’étendent sur 15 600km² et 1 200km de long, depuis la Russie jusqu’à la côte Nord-Est de Hokkaido, au Japon. Le contentieux qui oppose Moscou à Tokyo concernant l’appartenance de l’archipel a été réactivé en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, événement aux conséquences nombreuses sur les relations entre les deux pays.

Des tentatives de résolution du contentieux

L’archipel a été peuplé par des populations russes aux XVIIe et XVIIIe siècles, puis conquis par le Japon en 1875, avant d’être attribué aux Soviétiques à la fin de la Seconde Guerre mondiale, décision entérinée par le traité de San Francisco en 1951, dans lequel le Japon abandonne sa souveraineté sur les territoires conquis durant la guerre. Depuis, Tokyo revendique toutefois quatre îles situées au-dessus de Hokkaido comme devant faire partie du territoire japonais, arguant pour cela du fait qu’elles apparaîtraient sur des cartes maritimes japonaises anciennes et qu’elles seraient visibles à l’œil nu depuis le point le plus septentrional de Hokkaido. En outre, la fin de la guerre a pris une tournure particulière entre le Japon et l’URSS puisque les deux pays n’ont en effet jamais conclu de traité de paix permanent, laissant la porte ouverte à de potentielles négociations. Celles-ci ont eu lieu très tôt, dès 1953, et ont débouché sur la signature d’une déclaration commune, en 1956, qui avait initialement pour but de régler la question avec la restitution de deux îles (Habomai et Shikotan) et d’amener à la signature d’un traité de paix. Face aux pressions américaines, la déclaration n'a néanmoins pas entraîné d’actions concrètes, et le contentieux territorial est demeuré.

Une nouvelle opportunité est apparue à la fin de la Guerre Froide, avec l’arrivée de Boris Eltsine au pouvoir en Russie. Le retour de négociations autour des Kouriles avec le Japon a permis d’élaborer un plan en cinq étapes dès 1990 : il incluait, en premier lieu, la reconnaissance officielle du problème, puis la démilitarisation de la zone ; s’ensuivait la création d’une zone économique spéciale afin de favoriser le développement économique des îles ; enfin, le plan prévoyait la signature d’un traité de paix et la mobilisation des générations futures, chargées d’assurer la bonne conclusion du contentieux. Basé sur la déclaration de 1956, ce plan prévoyait également le retour au Japon des deux îles déjà mentionnées. Ce plan ne sera toutefois pas ratifié par les autorités russes, puis sera totalement enterré avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, laissant le contentieux sans solution. Le plan ne satisfaisait pas totalement le Japon, qui revendique la souveraineté de quatre îles sur l’archipel, et non pas seulement sur deux.

L’espoir renaîtra une dernière fois avec le rapprochement entamé par l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe avec Vladimir Poutine dans le cadre d’une relation privilégiée, marquée par de nombreuses visites officielles et menant inévitablement à une amélioration des échanges bilatéraux. Ce rapprochement verra son apogée en 2016, avec le développement de relations économiques russo-japonaises dans les îles Kouriles puis, en 2019, avec la réouverture des négociations autour du contentieux, là encore sur la base du communiqué de 1956.

Avec la guerre d’Ukraine, le retour des tensions dans l’archipel

Si les développements jusqu’en 2019 laissaient entrevoir la possibilité d’une fin rapide et pacifique du problème des Kouriles, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a mis fin à tous ces espoirs. En effet, le Japon a très vite rejoint les pays occidentaux dans leur condamnation des actions russes et a également mis en place un paquet de sanctions, touchant aussi bien des proches de V. Poutine que des banques russes. La dureté de la réaction japonaise peut être soulignée : pour Tokyo, la dénonciation d’un « changement du statu quo par la force » est une rhétorique généralement réservée aux actions de Pékin dans la mer de Chine.

La réaction de Moscou ne s’est pas fait attendre, avec un arrêt total des négociations (qui n’avançaient plus réellement depuis le départ de Shinzo Abe du pouvoir en 2020). Toutefois, dès 2021, la Russie avait décidé de faire monter la tension militaire dans la région en envoyant des avions pénétrer l’espace aérien japonais, en augmentant le nombre de soldats déployés dans l’archipel et en procédant à des tirs de missiles depuis l’archipel vers le Pacifique, signes évocateurs d’un mécontentement et d’une envie de provoquer. Cette escalade tranchait déjà avec la tournure positive et pacifique des négociations amorcées jusqu’alors.

Il est indéniable que les deux pays accordent une importance stratégique aux îles Kouriles. Pour le Japon, il s’agit avant tout de voir augmenter sa ZEE (zone économique exclusive) mais aussi de régler ce problème avec la Russie afin de dégager une marge de manœuvre plus grande et de se concentrer sur la Chine, rival systémique et régional le plus important. Pour la Russie, l’enjeu est aussi bien politique que stratégique. La position des autorités russes vise en effet à ne faire aucun compromis sur la question. Cette position s’inscrit parfaitement dans l’idéologie révisionniste russe sensée rendre à la Russie sa grandeur d’antan ou, a minima, ne pas affaiblir la Nation. Pour le Kremlin, perdre la souveraineté sur certains territoires considérés comme russes serait à un aveu de faiblesse. En outre, les Kouriles représentent pour la Russie un accès vers le Pacifique depuis la mer d’Okhotsk. Enfin, la Russie craint que le Japon, s’il récupérait ces îles, n’en profite pour placer des troupes ou du matériel militaire au plus proche des territoires russes.

La situation actuelle pourrait être bénéfique pour le Japon. Avec son invasion de l’Ukraine, la Russie a en effet perdu une bonne part de sa crédibilité sur la scène internationale et devra, au sortir de cette guerre, renouer avec les pays occidentaux. Le Japon pourrait conditionner la reprise de relations plus normalisées avec la Russie à la résolution du conflit territorial.

La Chine et les États-Unis, éléments externes et perturbateurs

La zone suscite également les convoitises d’autres acteurs, externes au différend russo-japonais. Le facteur Chine est incontournable pour comprendre la volonté du Japon de se débarrasser au plus vite de son contentieux bilatéral. Mais Pékin aussi compte utiliser la situation des îles Kouriles à son avantage. La Chine est notamment intéressée par les ressources halieutiques et énergétiques dont regorge l’archipel, ce qui explique en partie le rapprochement effectué avec Moscou après le 24 février 2022. À la recherche d’alliés et de partenaires, la Russie a sauté sur l’occasion, attirée par le potentiel d’absorption de cet immense marché pour ses exportations énergétiques mais aussi pour sa capacité à développer des infrastructures, notamment dans le contexte des nouvelles routes de la soie. Une coopération avec la Chine autour du développement d’infrastructures sur l’archipel des Kouriles pourrait être envisagée.

S’ils ne sont pas directement intéressés par les ressources des îles Kouriles, les États-Unis, eux, ont tout à gagner d’une résolution du contentieux en faveur du Japon. En effet, l’affaiblissement territorial que représenterait la rétrocession de certaines des îles Kouriles au Japon par Moscou ne ferait que renforcer l’encerclement de la Russie par les Américains et leurs alliés. En se rapprochant toujours plus du continent par le biais de l’archipel, les Américains espèrent, en tandem avec le Japon d’une part, et leurs alliés occidentaux d’autre part, faire pression sur la Russie à deux endroits différents : d’un côté en Europe et de l’autre en Asie. Les Américains marquent ainsi clairement leur soutien aux Japonais et ne cachent pas leurs intentions : après les provocations russes de 2021, ils ont en effet envoyé un sous-marin dans la zone de manière explicite afin de surveiller les faits et gestes de la Russie et d’aider les Japonais en matière de reconnaissance.

Le sujet du contentieux autour des îles Kouriles est donc plus que jamais d’actualité, même si sa résolution apparaît toujours lointaine. Preuve de la politisation grandissante du conflit, le Parlement ukrainien a, en octobre 2022, soutenu les revendications japonaises sur les îles Kouriles. Si, dans l’agitation de la guerre, cette action a pu passer inaperçu, elle témoigne néanmoins du lien qui se met en place entre l’Ukraine et le Japon.

Sources principales :

Felix K. Chang, « Japan-Russia Relations After the Russian-Ukrainian War », Foreign Policy Research Institute, 8 juin 2022.

« China, Russia share bright cooperation potential in fish processing and infrastructure construction in Kuril Islands », Global Times, 8 septembre 2022.

Céline Pajon, « Face au risque d’un étau sino-russe, le Japon s’ancre dans le camp occidental », Libération, 25 mars 2022.

Céline Pajon, « Japan-Russia: The end of delusions », 9Dashline, 11 avril 2022.

 

Vignette : L’île de Shikotan (StanislavS/Wikimedia Commons).

 

* Nicolas Serra est diplômé de Sciences Po Aix et étudiant à l’INALCO.

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