Russie : les inflexions de la nouvelle Stratégie de sécurité nationale

L’oukase présidentiel n° 400 a été publié par la chancellerie du Kremlin le 2 juillet 2021 : long de 44 pages, publié uniquement en langue russe, ce texte définit la nouvelle Stratégie de sécurité nationale.


Nikolaï Patrouchev, Secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, et Vladimir Poutine La nouvelle Stratégie de sécurité nationale est la cinquième adoptée par la Russie (1997, 2000, 2009, 2015 et 2021), afin de fixer les orientations de sa doctrine de sécurité. Le document-cadre doit désormais être révisé tous les six ans et est l’objet d’une action coordonnée des pouvoirs publics et de la société civile, sous la direction du président de la Fédération de Russie. Le Secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie – NikolaÏ Patrouchev, ancien directeur du FSB – rédige annuellement un rapport dans lequel il informe le Président de l’avancement des mesures préconisées dans ce document.

La vision d’un monde chaotique et hostile

Ce nouvel opus est saisissant par la vision du monde qu’il véhicule, en renforçant nettement des tendances déjà perceptibles dans les éditions précédentes : tout obstacle à l’influence à laquelle aspire la Russie au-delà de ses frontières y est perçu comme une menace à la sécurité nationale.

Le texte est clair dans son diagnostic, posant que le monde contemporain traverse une période de profondes transformations : des « États désormais plus puissants », voire de « nouvelles structures régionales », viennent bousculer l’ordre établi en interférant dans le processus décisionnel politique et économique international, tandis que des « sociétés transnationales » tentent de limiter le rôle des États (p. 3, paragraphes 6 & 7, p. 11). Les tensions sont d’autant plus palpables que certaines puissances occidentales traditionnelles s’efforcent, par tous les moyens, de préserver leur hégémonie.

Tout cela est source d’instabilité et d’insécurité, d’où les nombreux conflits en cours au Proche Orient, en Afrique du Nord, dans l’espace post-soviétique ou dans la péninsule coréenne, sans oublier la montée du radicalisme et de l’extrémisme. Cette instabilité prospère d’autant plus que le rôle d’organisations internationales majeures comme l’ONU décline et que l’efficacité des systèmes et traités garants de la sécurité mondiale et du désarmement s’affaiblit.

Dans ce contexte, la Fédération de Russie se doit d’être vigilante, car elle est fréquemment la cible de menaces multiformes, en particulier militaires. Cela justifie que les États Unis et leurs alliés soient désignés comme les principaux ennemis. L’extension et le déploiement d’infrastructures et de formations militaires de l’OTAN à proximité des frontières russes, l’activité croissante des services de renseignement de l’Alliance atlantique ou le projet de déploiement en Europe de fusées de courte à moyenne portée laissent planer le risque d’un affrontement armé sur les lisières occidentales de la Fédération.

À cette menace militaire se superpose celle qui prévaut dans le domaine économique, où la Russie doit affronter une concurrence déloyale et l’application unilatérale de mesures restrictives – les sanctions – dont le but est de nuire à l’économie nationale et de freiner son développement. Ainsi, « l'attention accrue du monde aux problèmes du changement climatique sert de prétexte pour restreindre l'accès des entreprises russes aux exportations, pour établir des contrôles sur les voies de transport et empêcher le développement de l'Arctique par la Russie » (p. 5, paragraphe 16).

Cependant, ces risques aisément identifiables ne sauraient occulter un autre péril, plus insidieux et tout aussi redoutable, à savoir « ces forces destructrices, à l’étranger et dans le pays, qui tentent d’exploiter les difficultés socio-économiques afin de stimuler des processus sociaux négatifs, d’exacerber les conflits interethniques et interreligieux et de manipuler la sphère de l’information » (p. 7, paragraphe 2O). Qu’il s’agisse d’États inamicaux, d’associations transnationales, d’organisations non gouvernementales (ONG) ou de groupes marginaux, leurs objectifs sont identiques :

- Présenter la Russie comme un ennemi qui s’ingère dans les affaires intérieures des États (élections, attaques cybernétiques) pour les déstabiliser ;

- Créer des schismes dans la société russe en radicalisant les mouvements de protestation ;

- Saper les valeurs morales, spirituelles, historiques et culturelles de la Russie, en introduisant des orientations et croyances qui entrent en contradiction avec celles du peuple russe ;

- Réécrire et falsifier l’histoire.

Un catalogue de mesures

Pourtant, ce monde à l’instabilité géopolitique chronique offre à la Fédération de Russie l’opportunité d’affirmer sa place au sein de la communauté internationale et d’affermir « son rôle comme un des centres d’influence du monde contemporain ». Mais cela implique en priorité « le renforcement de la stabilité intérieure et du potentiel économique, politique, militaire et spirituel de la Russie » (p. 4, paragraphe 10).

S’ensuit un vaste catalogue de mesures concernant neuf domaines vitaux :

- Préservation du potentiel humain : améliorer la qualité de vie par la hausse des salaires, permettre l’accès au logement et aux soins médicaux de qualité, perfectionner l’enseignement général, réaliser des infrastructures communales adaptées, accroître l’espérance de vie.

- Défense du pays : maintenir le potentiel de dissuasion nucléaire, assurer l’indépendance technologique du complexe militaro-industriel, mieux coordonner les mesures politiques, diplomatiques, économiques et militaires pour prévenir tout emploi de la force armée contre le pays.

- Sécurité de l’État et de la société : renforcer la lutte contre la criminalité et la corruption, en particulier en combattant les détournements de fonds publics ; prévenir le terrorisme et le radicalisme ; mettre fin à l’immigration illégale.

- Sécurité économique : moderniser les entreprises industrielles et les infrastructures en réalisant des programmes d’investissement et d’innovation à grande échelle ; libérer l'économie  de sa dépendance critique vis-à-vis des importations de technologies étrangères ; s’opposer aux tentatives d’États étrangers de réguler les marchés mondiaux qui sont des secteurs clés des exportations russes ; réduire les écarts de développement entre les sujets de la Fédération ; stabiliser le rouble et poursuivre la dédollarisation ; saturer le marché intérieur de produits « made in Russia » ; achever la gazéification des régions.

- Sécurité de l’information : contrer l’action des organisations terroristes, des services spéciaux étrangers et des organismes de propagande dans la sphère informationnelle de la Fédération de Russie ; fournir à la communauté russe et internationale des informations crédibles sur la politique intérieure et la diplomatie.

- Science et la technologie : élaborer et mettre en œuvre une politique concertée aux niveaux fédéral, régional, industriel et corporatif qui permette à l’économie russe de développer des technologies d’avenir (nanotechnologie, robotique quantique, intelligence artificielle) ; susciter l’intérêt et la participation du monde des affaires au développement technologique ; attirer en Russie des scientifiques de niveau mondial ainsi que de jeunes chercheurs talentueux ; défendre la propriété intellectuelle.

- Protection de l’environnement et exploitation rationnelle des ressources : assurer une croissance économique et un développement industriel respectueux de l’environnement ; diminuer le niveau de pollution de l’air et prévenir la pollution des eaux de surface et souterraines ; augmenter l’efficacité de la surveillance écologique étatique ; améliorer le niveau d’éducation et de culture environnementales des citoyens.

- Maintien des valeurs morales et spirituelles russes : défendre le devoir de mémoire et le souvenir historique en soutenant les projets relatifs à l’éducation patriotique ; défendre l’institution familiale, les notions de patriotisme et de citoyenneté ; protéger la société russe contre l’expansion de croyances et d’orientations contraires à ses traditions et à ses convictions ; soutenir la langue russe comme langue d’État.

- Coopération internationale avec des partenaires dignes de confiance : conduire une politique extérieure indépendante, pluri-vectorielle, prévisible et pragmatique pour prévenir l’utilisation de la force militaire ; prôner le renforcement de l’ONU et de son Conseil de sécurité ; éviter l’apparition de foyers de tension dans l’environnement immédiat de la Russie. Ses partenaires privilégiés sont, outre l’Inde et la Chine, les pays membres de la Communauté des États indépendants (CEI), de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), ainsi que les républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Moscou souhaite favoriser l’essor d’entités régionales et subrégionales, véritables plateformes de dialogue, en Asie-Pacifique, en Afrique et en Amérique latine.

Une focalisation interne

La caractéristique la plus marquante de cette nouvelle Stratégie est sans doute le fait qu’elle paraît se concentrer sur la Russie elle-même(1) : 70 % du texte sont consacrés aux lacunes intérieures du pays, qu’il s’agisse des déséquilibres économiques régionaux, de la dépendance excessive vis-à-vis des technologies de pointe étrangères, de la vétusté des entreprises industrielles, de l’insuffisance des réseaux de transports et des voies de communication, du faible niveau de vie des habitants, du sous-équipement du système de santé, de la faible espérance de vie ou encore de la corruption rampante. Longue énumération qui sonne comme un aveu de son échec de la part du pouvoir politique, même si nombre de ces manquements sont justifiés par l’hostilité de l’Occident.

Autre caractéristique majeure, cet oukase marque un tournant en matière de politique étrangère, confirmant la volonté d’afficher un pivot asiatique. Depuis la publication du texte, Moscou a d’ailleurs clairement signifié à l’OTAN et à ses alliés son intention de regarder ailleurs, ce dont atteste notamment la fermeture récente des missions et bureaux d’information auprès de l’Alliance Atlantique. Le 25 octobre, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov expliquait ironiquement que « il faut des relations pour qu’elles soient catastrophiques. Nous n’avons aucune relation avec l’OTAN »(2). Quant à l’Union européenne, elle est totalement ignorée : sur 44 pages, elle n’est pas citée une seule fois !

Enfin, la prise en compte des problèmes environnementaux, jusque-là négligés par les autorités politiques et économiques, est un fait nouveau. Les récentes catastrophes intervenues sur le territoire (incendies de la forêt sibérienne, inondations, pollution de la rivière Ambarnaïa et du lac Piassino près de Norilsk en 2020) ou la fonte du permafrost ont sans doute accéléré ce processus. Lors de son intervention à la COP 26 début novembre 2021, le Président russe a jugé que la situation était grave en Russie, où la température moyenne des dix dernières années aurait augmenté de 1,5 degré, soit 2,5 fois plus que la moyenne planétaire.

Comme à chaque nouvelle édition de la Stratégie, la question se pose de sa mise en œuvre. Sur le plan intérieur, certains signaux semblent révéler une volonté de ne pas laisser ce texte lettre morte : ainsi, le budget 2022 et la prévision budgétaire 2023/2024, votés le 28 octobre en première lecture par la Douma d’État, continuent de donner la priorité à la santé, à l’éducation et à l’action sociale (24,6 % du budget national)(3), ainsi qu’au développement régional. Sur ce dernier point, le Premier ministre Mikhaïl Michoustine a nommé en juillet des vice-premiers ministres curateurs pour les huit districts fédéraux de la Fédération(4). Ainsi, Tatiana Goloukova, ministre de la Santé et de l’Éducation, et Alexandre Novak, ministre de l’Énergie, sont désormais respectivement responsables du district de Sibérie et de celui du Nord Caucase. En liaison avec le Conseil d’État et le Conseil présidentiel, ces curateurs devront surveiller, dans leur zone de responsabilité, l’essor socio-économique, le soutien aux PME, la création d’emplois ou l’attractivité des investissements… Ils auront aussi à assurer la discipline budgétaire, afin que les dépenses engagées correspondent effectivement aux besoins réels des populations.

Notes :

(1) Dmitri Trenin, « Russia’s national security strategy: a manifesto for a new era », Carnegie Moscow Center, 6 juillet 2021.

(2) « Réponses à la presse de Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, à l’issue de son entretien avec Anniken Huitfeld, ministre des Affaires étrangères de la Norvège », Tromsø, Mid.ru, 25 octobre 2021.

(3) Discours d’Andreï Makarov, président de la Commission budgétaire de la Douma d’État, NTV/Segodnia, 28 octobre 2021.

(4) « Tous les districts fédéraux auront un curateur au sein du Conseil des ministres », Agence TASS, 19 juillet 2021.

 

Vignette : Nikolaï Patrouchev, Secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, et Vladimir Poutine (copyright : kremlin.ru).

 

* Daniel PASQUIER est retraité du ministère de la Défense (Relations internationales). Il fut notamment Inspecteur du désarmement conventionnel en Fédération de Russie, Attaché de défense (Balkans et Asie Centrale) et Observateur OSCE dans le Donbass.

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