Russie : répercussions d’une alliance inédite avec la Corée du Nord

Alors que la Russie manifeste des difficultés en matière de ressources humaines dans sa guerre d’ampleur contre l'Ukraine, le renforcement du partenariat historique avec la Corée du Nord apparaît comme un facteur de revitalisation mais aussi, peut-être, de bouleversement de l'ordre géopolitique international.


Vladimir Poutine et Kim Jong-un à Pyongyang lors de la visite du Président russe le 19 juin 2024 (copyright : Kremlin.ru).Si la relation entre Moscou et Pyongyang est profondément enracinée dans l’histoire, notamment au vu du soutien apporté par l’Union soviétique durant la guerre de Corée et de l’insertion, dès sa création en 1948, de la Corée du Nord au sein du bloc communiste, cette dynamique a connu un tournant décisif lors de la première visite officielle en 24 ans de Vladimir Poutine en Corée du Nord, le 19 juin dernier. Ne se contentant pas des simples échanges traditionnels de cadeaux luxueux, les deux leaders ont à cette occasion noué un Partenariat stratégique global, consigné dans un traité redéfinissant les contours de leur coopération et principalement dirigé vers une coopération politique, commerciale, d’investissement et de sécurité.

À la différence du premier traité d’amitié, de collaboration et d’assistance mutuelle entre l’URSS et la Corée du Nord, signé en 1961, le récent accord entre Moscou et Pyongyang mentionne dans son article 4 un soutien mutuel en cas d’attaque, mention qui évoque tant l’article 51 de la Charte des Nations unies que l’article 5 de l’OTAN. Après des années de relative indifférence mutuelle, ce changement d’attitude de la part des deux États suscite des inquiétudes, portant à la fois sur la possible mise en application de ce soutien mutuel et, plus généralement, sur les répercussions du renforcement de cette coopération bilatérale(1).

En effet, si les positions respectives de la Russie et de la Corée du Nord, qui enregistrent un record d’échanges de haut niveau cette année, diffèrent en de nombreux points, leur rapprochement dans le domaine de la sécurité traduit une volonté de changements des équilibres mondiaux qui pourrait affecter la guerre en Ukraine mais aussi la stabilité régionale et mondiale.

Faire contrepoids au soutien occidental à l’Ukraine

Près de trois ans après le lancement par la Russie de sa guerre d’ampleur contre l’Ukraine, le conflit perdure. Le soutien continu apporté par les alliés occidentaux de l’Ukraine, les pertes humaines importantes subies par la Russie sur le terrain mais aussi la réticence du Kremlin à lancer une nouvelle mobilisation justifient un réajustement de sa stratégie militaire. La recherche de nouveaux partenaires pour soutenir ses efforts en vue de poursuivre la guerre prend donc une importance cruciale pour Moscou.

Dès lors, la coopération avec la Corée du Nord apparaît comme une belle opportunité, visant à contrebalancer les difficultés sur le terrain. Si l'interprétation de l’article 4 du traité de partenariat stratégique global entre Moscou et Pyongyang a d’emblée alimenté les discussions, l’éventualité d’un déploiement de troupes nord-coréennes dans le cadre de la guerre menée par la Russie en Ukraine ne semblait pas pouvoir être écartée. Cette hypothèse a pris du poids avec l’arrivée récente de militaires nord-coréens en Russie, confirmant l’importance de cette alliance dans le contexte actuel et levant le voile sur les intentions des deux partenaires.

Le 17 octobre, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a en effet affirmé que plusieurs milliers de soldats nord-coréens étaient en train d’être mobilisés pour le conflit, prêts à intervenir sur le front à partir du 1er novembre. Leur déploiement, dans un premier temps dans l’Extrême-Orient russe pour formation, pourrait ensuite s’étendre à des zones où la Russie fait face à des revers, notamment dans la région de Donetsk, comme l’a évoqué le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin(2) ou, à tout le moins, dans la région de Koursk (id est en territoire russe).

Un partenariat favorable au développement de la Corée du Nord

Tout en fournissant à la Russie une main-d'œuvre et des ressources humaines qui commencent à lui manquer, le renforcement de la coopération entre la Russie et la Corée du Nord apparaît aussi comme un moyen astucieux de contourner les sanctions internationales à l’encontre de Pyongyang. Pour Kim Jong-un, cette alliance constitue bien une opportunité de développement des capacités de défense nord-coréennes. Le Traité, qui appelle à une coopération accrue dans les technologies militaires, s'inscrit dans un contexte où la Corée du Nord, de plus en plus hostile envers Séoul, cherche à élargir sa base industrielle technologique de défense (BITD), notamment – mais pas seulement – dans le domaine nucléaire qui a connu depuis quelques années une expansion exponentielle. Cette obsession de la BITD se manifeste par exemple par un rythme soutenu de construction, d’installations et de test de tracteurs-érecteurs-lanceurs (TEL) qui pourraient tirer des missiles intercontinentaux, d’une portée supérieure aux missiles balistiques Hwasong 17, déployés le long de la frontière avec la Corée du Sud. En outre, le renforcement de la BITD nord-coréenne pourrait positionner Pyongyang comme un acteur plus actif encore dans la fourniture de matériel militaire conventionnel, dont la Russie a besoin sur le front ukrainien.

Confrontées à divers obstacles pour la mise en œuvre de leur rapprochement, dont celui lié à la limite de leurs ressources financières respectives, la Russie et la Corée du Nord, entravées notamment par les effets des sanctions qui pèsent sur elles, tentent par ailleurs d’établir un système de paiements qui leur permettrait de surmonter ces contraintes.

Quid de la stabilité de la péninsule coréenne ?

La course à l’armement de la Corée du Nord et son rapprochement avec la Russie suscitent des inquiétudes majeures en Corée du Sud et chez ses partenaires, tant en ce qui concerne la sécurité de la péninsule que celle, plus large, de la région indo-pacifique. Depuis le début de 2024, les hostilités entre Pyongyang et Séoul n'ont cessé de s'intensifier. Les violations répétées par la Corée du Nord de la zone démilitarisée (DMZ), l’envoi de ballons vers Séoul, les essais militaires à la frontière, la destruction de voies reliant les deux parties de la péninsule mais  aussi la suppression par Pyongyang du Bureau 18, en charge de la réunification témoignent d'un détachement croissant de la Corée du Nord. Ces actions, conjuguées à la suppression de toute mention de l'unification dans la politique nord-coréenne, font planer le risque de l’ouverture d’un front de guerre dans la péninsule coréenne. Une telle escalade marquerait une étape supplémentaire de l’effondrement de l'ordre international.

Face à cette situation, Séoul s'efforce de maintenir une position ferme, malgré la menace qui pèse sur la stratégie d’équilibre qui caractérisait jusqu'alors les relations entretenues par les deux Corées avec la Russie, le rapprochement accru entre la Corée du Nord et la Russie se faisant au détriment des relations de Pyongyang avec Séoul. Les relations entre Moscou et Séoul, jusqu'alors ambiguës, nécessitent désormais un repositionnement de la Corée du Sud dans le contexte de la guerre en Ukraine, renforcé par le rapprochement russo-nord-coréen.

Pour contrer cette menace en constante expansion, la Corée du Sud se tourne vers son principal allié, Washington, lui aussi préoccupé par les développements sur la péninsule. Cette montée des tensions favorise également l'émergence d'un partenariat inédit entre le Japon, la Corée du Sud et les États-Unis : ce rapprochement, qui semblait jadis improbable, apparaît désormais indispensable à ses acteurs pour faire face à une coopération russo-nord-coréenne porteuse d’instabilité pour la région.

La coopération bilatérale entre Séoul et Tokyo n'en est qu'à ses débuts, comme l'a attesté la rencontre inédite des ministres de la Défense des deux pays à Tokyo en juillet dernier(4). L’accent est mis sur le renforcement de la coopération militaire entre les deux pays, par exemple via l’organisation d'exercices militaires plus fréquents. Il est également à noter que le Japon a renforcé depuis l’été 2024 sa vigilance vis-à-vis des incursions russes dans son espace aérien, ajoutant une dimension supplémentaire à cette dynamique sécuritaire.

Le silence de la Chine sous la surveillance des puissances de la région

Dans un tel contexte, le silence de la Chine intrigue. La réponse de Pékin apparaît pour l’instant prudente, comme en témoigne la récente rencontre en format 2+2 entre les ministres chinois et sud-coréens des Affaires étrangères et de la Défense. La Chine y a défendu la coopération entre la Corée du Nord et la Russie comme un échange nécessaire entre États souverains. Il est vrai que, pour l’heure, cette relation semble n'avoir que peu d'impact sur les intérêts chinois.

En effet, la visite de Vladimir Poutine en Chine, précédant son déplacement en Corée du Nord, le 16 mai 2024, a souligné la primauté du partenariat sino-russe, laissant penser que le rapprochement avec Pyongyang était plus opportuniste que structurant pour Moscou. Cependant, cette dynamique pourrait signaler une perte d’influence de la Chine sur ces deux pays.

L’absence de réaction de Pékin peut également s’expliquer par sa gêne vis-à-vis de l’article 4 relatif au soutien mutuel. Au regard des traités signés entre la Chine et la Corée du Nord, un engagement de la Chine dans la guerre en Ukraine pourrait s’avérer problématique pour elle, qui cherche à ne pas être entraînée. De plus, depuis qu’il est avéré que des soldats nord-coréens ont été déployés en Russie, Washington, Tokyo et Séoul exercent des pressions sur la Chine afin qu’elle use de son influence sur la Corée du Nord et la dissuade de poursuivre dans cette voie.

Or, Pékin tente depuis près de trois ans d’afficher une posture de neutralité concernant la guerre en Ukraine, même si les membres de l’OTAN soupçonnent Pékin de soutenir dans l’ombre la Russie. Lors d’un briefing le 30 octobre 2024, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a d’ailleurs adopté un ton flou et neutre au sujet de l’hypothèse de l'envoi des troupes nord-coréennes et de la dynamique russo-ukrainienne(5). Sans convaincre.

Notes :

(1) 이래현와 리차드 김 (Lee-Hyun Lee, Richard Kim), « 북러 조약: '무력침공시 지체없이 군사원조'…4조 조항 어떻게 해석해야 하나 » (Le Traité russo-nord-coréen : ‘aide militaire sans délai en cas d’invasion par la force’… Comment interpréter l’article 4 ?), BBC 코리아 (BBC Korea), 20 juin 2024.

(2) Daniel R. Deptris, « Russia-DPRK Relations: Strategic Partnership or Opportunistic Alliance » 38 North, 25 octobre 2024.

(3) Siegfried S. Hecker, Robert L. Carlin, « A Closer Look at North Korea’s Enrichment Capabilities and What It Means », 38 North, 18 septembre 2024.

(4) Xavier Baldeyrou, « Les ministres de la Défense de la Corée du Sud et du Japon se rencontrent à Tokyo », Yonhap Press, 28 juillet 2024.

(5) 정성조와 고일화 (Seong-Jo Jeong, Il-Hwan Ko), « '북한군 철수' 위해 中 움직일까…美 "중국에 北압박 요구 »(종합) » (La Chine devrait-elle agir pour ‘retirer les troupes nord-coréennesé ? Les Etats-Unis demandent à la Chine de faire pression sur la Corée du Nord », 연합뉴스 (Yonhap News), 30 octobre 2024.

 

Vignette : Vladimir Poutine et Kim Jong-un à Pyongyang lors de la visite du Président russe le 19 juin 2024 (copyright : Kremlin.ru).

 

* Inès FERREIRA est étudiante en Master 2 de Relations internationales à l’INALCO et diplômée d’une licence de droit français. Disposant d’une expertise des enjeux stratégiques en Asie du Nord-Est, elle nourrit un intérêt marqué pour les enjeux liés à la péninsule coréenne et au Japon, s'appuyant sur une expertise linguistique et une connaissance approfondie du terrain. Ses travaux se concentrent sur la diplomatie culturelle, les questions de défense, ainsi que sur le renforcement de l’État de droit et l'application du droit international.