Par Céline Bayou (sources : Vedomosti, Izvestia, Lenta.ru, BBC, Reuters)
Les relations russo-turques sont souvent compliquées, mais elles se sont particulièrement détériorées depuis les débuts de l’intervention russe en Syrie et, plus encore, après que des avions militaires russes ont violé l’espace aérien turc les 3 et 4 octobre 2015. Le Président turc, Recep Tayyip Erdoğan, vient même de menacer la Russie de renoncer à certains projets de coopération, dans les domaines gazier et nucléaire notamment. Or, la Turquie est le 2e client de la Russie après l’Allemagne en ce qui concerne les achats de gaz et Rosatom envisageait jusque récemment de construire une centrale nucléaire en Turquie, projet dans lequel la Russie aurait déjà investi 3 milliards de dollars selon le Président turc. Le 8 octobre, R.T. Erdoğan n’a pas hésité d’ailleurs à se faire directement menaçant: un autre partenaire peut construire cette centrale et la Russie devrait y penser. En ce qui concerne le gaz, la perte du marché turc serait douloureuse pour la Russie mais elle est plausible: «Si nécessaire, nous achèterons du gaz ailleurs.» La Russie perdrait alors environ 9 milliards de dollars par an (la Russie vendrait actuellement son gaz au prix de 345 dollars les 1.000 mètres cubes et, en 2014, elle a livré 27,3 milliards de mètres cubes de gaz à ce pays).
Pour le moment, la Turquie dépend presque totalement des importations en ce qui concerne sa consommation d’hydrocarbures. Elle achète 60% de son gaz à la Russie et 35% de son pétrole. Surtout, depuis 2015, elle est en négociations avec la Russie qui souhaite faire passer par son territoire le gazoduc Turkish Stream, né sur les décombres du South Stream empêché par l’UE et destiné à approvisionner la Turquie et l’Europe de l’Ouest. Moscou aurait souhaité installer quatre tubes à travers la mer Noire en direction de la Turquie, mais Ankara retarde le processus depuis des mois et préfèrerait un unique tube, voire deux (le pays est déjà relié à la Russie via la mer Noire par le gazoduc Blue Stream). De retards en retards (justifiés côté turc par la perspective des élections du 1er novembre), Gazprom a annoncé le 6 octobre que le Turkish Stream n’acheminerait que 32 milliards de mètres cubes de gaz par an, au lieu des 63 milliards prévus initialement.
S’il est clair que la mise en service du Turkish Stream, initialement annoncée pour 2016, sera reportée, la question se pose même, désormais, de sa réalisation. Pourtant, la Turquie n’a pas vraiment intérêt à faire échouer le projet. Mais, depuis le début des négociations, elle montre qu’elle est en mesure de faire entendre ses conditions, voire de les imposer. Malgré les rodomontades d’Erdoğan, il est peu probable qu’Ankara renonce à importer du gaz russe, ne serait-ce que parce que, pour ce qui concerne les montants actuellement livrés, la Turquie est liée à la Russie par des accords de long terme. Il serait trop coûteux de les dénoncer. En outre, sentant les difficultés de la négociation, les Russes ont annoncé au printemps 2015 qu’ils allaient doubler le gazoduc Nord Stream qui achemine lui aussi du gaz russe à destination des pays ouest-européens via la mer Baltique. Dès lors, les pressions turques auprès de Gazprom pour faire baisser le prix du gaz livré ont quelque peu perdu en intensité. Le bras de fer risque quoi qu’il en soit de se poursuivre.