Serbie : un rapprochement pragmatique avec la Turquie

La visite du Président turc en Serbie, en octobre 2017, avait sans doute de multiples visées. Parmi elles, on peut notamment citer la lutte contre l’influence de la confrérie Gülen dans la région et le raccordement possible au gazoduc Turkish Stream.


Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a effectué une visite officielle en Serbie, du 9 au 11 octobre 2017, à l’invitation de son homologue serbe Aleksandar Vučiċ. En présence de près de 200 hommes d’affaires turcs, la visite a débouché sur la signature de 12 accords bilatéraux dans les domaines du commerce, du tourisme et des infrastructures mais aussi sur une déclaration dans laquelle les deux États s’engagent à créer un conseil de coopération qui tiendra des sessions régulières[1].

Le Président Erdoğan a par ailleurs évoqué une possible participation de la Serbie au projet de gazoduc russo-turc Turkish Stream qui permettrait à la Serbie d’être alimentée en gaz russe à partir de 2019[2]. Ce serait une bonne nouvelle pour Belgrade qui a manifesté son intérêt pour ce projet à maintes reprises.

Les Balkans occidentaux, terrain de la lutte d’influence entre R. T. Erdoğan et F. Gülen

La visite de R. T. Erdoğan s’inscrit également dans un souci d’affaiblissement de l’influence dans la région de son pire ennemi, Fethullah Gülen. Prédicateur exilé aux États-Unis depuis 1999, F. Gülen a joué un rôle important dans l’ascension progressive de R. T. Erdoğan, avant de devenir sa bête noire. Fondateur du mouvement turc Hizmet (Service), F. Gülen prône un islam ouvert à l’éducation. Cet enseignement est suivi par des millions d’adeptes (et près de 10 % de la population turque)[3]. Le mouvement possède un réseau éducatif international comptant des milliers d’établissements à travers le monde, mais aussi des hôpitaux, des magasins, une chaîne de télévision et des radios, une banque, une compagnie d’assurance, des maisons d’édition, des organisations philanthropiques, des centres culturels, ainsi que sa propre organisation patronale, Tuskon, et son réseau social.

Les relations entre les anciens alliés ont commencé à se détériorer lors de l’arrivée de l’AKP au pouvoir, en 2002. Les deux hommes n’ont pas tardé à manifester leurs désaccords sur de nombreux dossiers, tels que les négociations du gouvernement avec le Parti des travailleurs du Kurdistan ou encore la politique étrangère, que F. Gülen aurait souhaité voir se rapprocher d’Israël. Lors des manifestations de Gezi en 2013, F. Gülen critiqua le gouvernement et le Premier ministre dénonça en retour la complicité des États-Unis et de la confrérie Gülen dans une tentative de déstabilisation de l’État turc. Puis éclata un scandale d’écoutes téléphoniques révélant une conversation entre deux hommes présentés comme étant le Premier ministre Erdoğan et son fils. Ils évoquaient la dissimulation de sommes d’argent considérables. En réponse, après avoir accusé la confrérie Gülen d'avoir monté de toutes pièces ces enregistrements, R. T. Erdoğan fit fermer les écoles affiliées au mouvement et purger la police, l’armée et la justice des milliers de cadres accusés de liens avec le prédicateur. Cette affaire finit de séparer les deux leaders. Les médias proches de F. Gülen, dont le quotidien Zaman et l’agence de presse Cihan, furent saisis et plusieurs personnalités haut placées –dont le PDG de la plus grande banque publique et des fils de ministres– furent arrêtées. Le coup d’État manqué de 2016 n’a fait que renforcer les tensions entre R. T. Erdoğan et F. Gülen, accusé par le premier d’être l’instigateur des troubles.

Mais le mouvement de F. Gülen possède également un large réseau d’écoles dans la région des Balkans occidentaux. Elles opèrent sous le couvert de la compagnie Turgut Ozal Education Company et de la fondation The Gulistan Educational Foundation[4]. Agacé par la présence de ces structures parallèles qui se déploient dans la région, Ankara fait pression sur les États concernés. En 2015 par exemple, durant sa visite en Albanie, R. T. Erdoğan demanda au Premier ministre Edi Rama de mettre un terme à toutes les activités financées par le mouvement en Albanie, notamment en fermant ses écoles. Des pressions similaires s’exercent au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine où le gouvernement turc insiste auprès de ses homologues pour qu’ils enquêtent sur des personnalités importantes suspectées d’être opposées à R. T. Erdoğan.

Au cours de la visite du Président turc en Serbie, ce pays n'a pas échappé à la règle et A. Vučiċ a dû assurer à son homologue turc que la Serbie n'avait rien à faire avec Fethullah Gülen[5].

Un rapprochement économique motivé par un pragmatisme réciproque

Durant cette visite, les déclarations des deux chefs d’État ont été des plus chaleureuses. Bien que le territoire de la Serbie ait été occupé par l’Empire ottoman pendant cinq siècles, le Président serbe a rappelé que « nous ne sommes plus en 1389 mais en 2017 », faisant référence à la bataille du Champ des Merles qui symbolise dans l’historiographie nationale serbe la résistance contre l’Empire ottoman. A. Vučiċ a également rappelé que la Serbie avait été parmi les premiers pays à condamner le coup d’État échoué contre le gouvernement turc en 2016.

Les deux pays ont en effet tout à gagner à échanger l’un avec l’autre. R. T. Erdoğan souhaite « reconquérir » la région des Balkans occidentaux. La Turquie exerce déjà un véritable soft power auprès des populations musulmanes de la région et le développement d’échanges économiques avec la Serbie, qui représente le plus grand marché dans la région pour la Turquie, devrait contribuer à la réalisation des ambitions d’Ankara. D’autant plus que la présence économique turque dans la région reste relativement faible par rapport à celles d’autres acteurs internationaux. Ainsi, la Turquie n’est que le 15ème client et le 8ème fournisseur de la Serbie et la zone ne représente pour elle que 1,32 % de ses exportations et 0,32 % de ses importations[6].

La Serbie, quant à elle, poursuit sa transition économique et souhaite pour cela attirer les investissements étrangers sur son territoire. Elle sait que sa position géographique et son influence régionale la rendent indispensable pour la Turquie si cette dernière veut transformer son influence, pour le moment essentiellement culturelle, dans la région en une influence avant tout économique.

Le gazoduc Turkish Stream, entrave à l’intégration européenne de la Serbie ?

S’il ne s’agit encore que d’une éventualité au sujet de laquelle la Russie devra, elle aussi, se prononcer, l’association de la Serbie au projet de gazoduc constituerait une belle opportunité pour Belgrade. L’abandon du projet South Stream, dans lequel le pays était assez fortement impliqué, a en effet constitué une perte conséquente pour lui qui importe 82% de son gaz de Russie[7]. La Serbie a donc tout naturellement fait part de son intérêt pour le projet qui est censé se substituer au South Stream. A. Vučiċ en personne a participé au forum sur l’Énergie qui s’est tenu à Istanbul en juillet 2017[8]. Il a suggéré la construction d’un gazoduc à la frontière avec la Bulgarie dont certaines branches se dirigeraient vers la République serbe de Bosnie, le Kosovo et la Croatie[9]. La Turquie, elle, souhaite exporter le gaz russe dans autant de pays européens que possible et la Serbie serait un partenaire stratégique pour y parvenir. La Russie, elle aussi, se prononce favorablement à la participation de la Serbie au projet. Il reste toutefois encore à déterminer qui financera la construction du gazoduc.

Une autre question non résolue concerne la relation entre la Serbie et l’Union européenne. En effet, la participation de la Serbie au gazoduc Turkish Stream ne risque-t-elle pas d’entraver le processus d’adhésion européenne dans lequel souhaite s’engager Belgrade, alors que l’UE assure vouloir lutter contre sa dépendance vis-à-vis du gaz russe et que ses relations avec Moscou ne sont pas, loin s’en faut, au beau fixe depuis 2014 ?

Notes :
[1] Balkan Insight, 9 et 10 octobre 2017.
[2] Denys Prykhodov, «Serbia can start gas imports via Turkish Stream in 2019», Business Intelligence for Southeastern Europe, 10 octobre 2017.
[3] Charlotte Boitiaux, Charlotte Oberti, «Turquie: Fethullah Gülen, l’ancien allié d’Erdogan devenu ennemi public numéro un», France 24, 20 juillet 2016.
[4] Ebi Spahiu, «Attack on Gülen Movement Increasingly a Cornerstone of Turkey’s Foreign Policy in the Balkans», Eurasia Daily Monitor, Vol.13 Issue 141, 3 août 2016.
[5] «It’s not 1389 – Serbia and Turkey are now friends», B92, 10 octobre 2017.
[6] Philippe Perchoc, «Turkey’s influence in the Western Balkans», European Parliamentary Research Service, juillet 2017.
[7] «Serbia Eyes Russian Gas Deliveries Via Turkish Stream – PM Vucic», Institute of Energy for South-East Europe, 11 octobre 2017.
[8] «Strengthening Serbia – Turkey bilateral relations», Communiqué de presse, Ministry of Foreign Affairs of the Republic of Serbia, 22 mai 2017.
[9] «Serbia hopes to get it on Turkish Stream action», B92, 3 juillet 2017.

Vignette : Le président serbe Aleksandar Vučiċ (source: Wikimedias Commons, domaine public).

* Jasha MENZEL est spécialiste des Balkans occidentaux.

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