A Erevan comme dans la diaspora, les négociations en vue d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne inquiètent. Pourtant, population, experts et autorités arméniennes essayent de positiver ce processus en réfléchissant à la possibilité de réouverture rapide de la frontière arméno-turque bloquée par la Turquie depuis plus de dix ans. L’Arménie sortira-t-elle uniquement gagnante du rétablissement de cette frontière ?
Il y a peu, rapporté dans la presse turque et traduit dans la presse arménienne, le maire de Kars signalait que sa pétition pour la réouverture rapide de la frontière arméno-turque avait rassemblé pas moins de 50 000 signatures.
Kars, ville isolée de l’est anatolien aux portes du Caucase, sous domination russe jusqu’aux débuts des années 20, a de fait du mal à vivre. Loin, très loin d’Ankara, elle n’est en revanche qu’à 50 kilomètres à vol d’oiseau de la frontière très hermétique entre l’Arménie et la Turquie, au delà des ruines désolées d’Ani, ville-forteresse arménienne rayonnante du haut Moyen-Age.
Et les rues désertes de Kars, à l’éclairage faible et à l’ambiance lugubre, auraient bien besoin de l’élan du commerce caucasien. C’est d’ailleurs l’argument principal du maire de Kars pour la réouverture de la frontière. Vodka russe et cognac arménien arrivent de toute manière en ville.
Imaginons donc ce que serait le volume des échanges commerciaux - déjà existants alors que les routes vers la Turquie transitent par la Géorgie, si Arméniens et Turcs pouvaient librement commercer de part et d’autre de la frontière.
Au-delà, l’empreinte caucasienne de Kars ne laisse guère de doute sur son identité. Au milieu de paysages désertiques, Kars est logée dans un panorama exactement identique à celui qu’offre l’Arménie. Elle est aussi une ville au long passé arménien, rompu après le génocide.
Un habitant de Kars explique ainsi : “A la chute de l’URSS et jusqu’à la fermeture de la frontière en 1993, Arméniens et Turcs commerçaient sans problème, sans même revenir sur le génocide et les massacres”. Le commerce, meilleur opium de la mémoire ? Le problème est plus profond encore.
Si les Arméniens d’Arménie comme ceux de diaspora sont bien conscients de l’aspect inéluctable de l’entrée de la Turquie dans l’UE, l’impact économique de la probable réouverture de la frontière aujourd’hui fermée est aussi bien envisagé dans ses conséquences positives que négatives.
En Arménie, cette question « à double tranchant » fait l’objet de nombreuses tables rondes. Experts internationaux se succèdent ainsi pour souligner l’urgence de la réouverture de la frontière – l’Arménie ayant déclaré, bien que son opinion ne puisse peser sur quiconque, qu’elle n’y mettait pas de conditions.
Le débat s’intensifie aussi dans les rues et les conversations courantes. De fait, les bus qui partent vers Istanbul une fois par semaine sont pleins à ras bords : commerce de valises, mais aussi approvisionnement en textile acheté là-bas pour être vendu ici dans les échoppes qui ne cessent de fleurir, sans compter les vols directs vers la capitale économique turque.
On l’aura compris : un commerce arménien ouvert avec la Turquie ne pourrait que renforcer le développement actuel du pays qui semble donner des signes encourageants en dépit du blocus. Et c’est bien ce paradoxe qui fait aussi réfléchir aux aspects moins positifs de cette réouverture.
Contrairement aux Arméniens de diaspora, les Arméniens d’Arménie parviennent à déconnecter le registre strictement commercial de celui de la mémoire. En revanche, peu parveniennent à considérer que commercer avec la Turquie puisse signifier voir affluer dans le pays non seulement les devises provenant de cet échange, mais aussi les capitaux et les capitalistes turcs avec eux.
En clair, commercer avec la Turquie, oui. Ouvrir la frontière, bien sûr. Mais quel prix l’Arménie va-t-elle payer pour cette liberté retrouvée de commercer ? Celui du rachat du pays par la puissance turque ?
Les experts murmurent déjà que l’Arménie ferait bien de s’assurer par des lois que les entreprises existantes ne puissent se faire racheter à n’importe quel prix par ses voisins. Un argument que l’on entend déjà souvent lorsque le capital d’un ancien fleuron industriel soviétique se fait reprendre par des actionnaires étrangers. Bref, si l’évidence économique de la réouverture est bien perçue, un mélange de peur et de méfiance est aussi là.
Le sous-développement de l’est turc en question
Autre problème économique rarement évoqué par l’UE dans la problématique de l’adhésion tant le débat se focalise sur le dossier politique, la Turquie n’est pas uniquement Istanbul ou les bords de mer surexploités par le tourisme.
La Turquie, ce sont avant tout ces hauts plateaux anatoliens qui font face au Caucase, semi-désertiques, brûlés par le soleil estival, balayés par la neige et un froid intense le reste de l’année.
Les routes sans presque aucune circulation serpentent le plus souvent dans tout l’est au milieu de paysages caillouteux et hostiles, de montagnes et de plaines recouvertes de roches. L’agriculture s’y fait rare, les vergers caucasiens – alors que le climat est similaire – sont inexistants et l’industrie absente. Peu de villages, peu de ressources naturelles ou d’exploitations agricoles à grande échelle – à l’exception du coton – et un niveau de vie marqué par la pauvreté et l’autosubsistance d’une zone essentiellement rurale. Dans l’est turc, un ouvrier gagnerait en moyenne 4 dollars la journée – pas mieux que son voisin arménien ou géorgien.
Dans la région à majorité kurde, surtout en descendant vers Diarbékir et aux alentours de Van, la répression de la rébellion a laissé des traces. Dans les villages, les maisons traditionnelles de torchis sont souvent abandonnées. Et l’exode rural vers la grande ville de Van devenu une réalité tant les conditions de vie y étaient précaires. A Van, si les rues commerçantes sont animées et l’ensemble assez développé, dès qu’on s’écarte de cet hyper centre-ville, la réalité des faubourgs sordides saute aux yeux.
En dépit de ce faible niveau de vie, le commerce avec cette région frontalière pourrait apporter un bénéfice réel pour l’Arménie. Reste que les distances à parcourir entre les villes sont énormes, à l’opposé du petit Sud-Caucase.
Enfin, à la limite de l’économique et du politique, aucune ouverture ne sera sans doute possible sans un feu vert russe. La Russie considérant ces frontières extérieures du Caucase comme étant avant tout les siennes, bien avant celles d’Etats indépendants.
La récente visite de Vladimir Poutine en Turquie n’a pas vraiment été un signal fort de réchauffement entre les deux pays, ennemis séculaires et déjà en concurrence autour de tout ce qui touche à la mer Noire.
La Russie ne semble pas vouloir plus de l’ingérence européenne et américaine qu’elle ne souhaite voir la Turquie jouer les arbitres sur les confins de ce qu’elle voit encore comme son territoire, du moins son pré-carré.
Le régime autoritaire de Poutine n’est certainement pas prêt à sacrifier sur l’autel économique l’intérêt politique et stratégique qu’il porte aux Etats du Sud-Caucase - pas même celui de son allié le plus fidèle de la région, l’Arménie.
L’ouverture est donc sans conditions de la part de l’Arménie. Jeu de gagnant-gagnant ? Beaucoup semblent vouloir le penser, en Arménie comme dans les régions turques limitrophes. Mais, cette nouvelle donne aura indiscutablement un coût aussi tangible que le développement qu’elle permettra à l’Arménie.
photo : peinture de January Suchodolski du siège russe de la ville de Kars en 1828. Photo libre de droits