Un élargissement de l’Union européenne à la Turquie aurait un impact direct sur le Caucase du Sud. La région deviendrait la nouvelle frontière orientale de l’UE et toutes les dynamiques qui s’articulent autour d’elle s’en trouveraient amplifiées. La Commission européenne s’est donc livrée récemment à un premier pointage des intérêts géostratégiques convergents et divergents de l’Europe et de la Turquie dans le Caucase du Sud.
L’adhésion turque déboucherait, estime Bruxelles, sur un désenclavement du Caucase et apporterait plus de stabilité dans la région, en assurant par exemple les droits culturels des Kurdes de Turquie.
Elle garantirait aussi et surtout la diversification de l’approvisionnement énergétique de l’Europe grâce, entre autres, à l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan. « La Turquie nous apporterait des ressources naturelles et énergétiques considérables qu’aucun des nouveaux Etats membres ne nous a offert ». Cet élément est régulièrement mis en avant dans la perspective de l’augmentation des besoins européens en pétrole et en gaz.
En revanche, la Commission s’interroge sur la convergence de la politique étrangère turque avec les principes de la Politique extérieure et de sécurité européenne (PESC). «Cette convergence n’est pas aussi importante que certains veulent bien le dire» constate-t-on à Bruxelles.
Alors que l’Europe insiste sur l’objectif de démocratisation et conditionne le développement de ses relations avec les républiques caucasiennes au respect des droits de l’homme, la Turquie affiche ses propres priorités avec la volonté de faire entendre une voix différente, voire dissonante par rapport à l’UE.
« Quand l’Europe exige que l’Azerbaïdjan, ou un pays turcophone d’Asie centrale, réforme tel ou tel aspect de sa constitution ou qu’elle y condamne des violations des droits de l’homme, la Turquie ne s’aligne pas sur notre position, rétorquant qu’elle connaît ses voisins mieux que nous et que n’avons pas à lui dire comment se comporter avec eux ! », souligne un responsable à la Commission.
La question se pose également de savoir quel sera l’impact de l’adhésion par rapport à la vieille rivalité russo-turque dans une région englobant des populations turcophones et que la Russie considère comme son pré-carré, sans parler de l’épineuse question d’un soutien officieux turc aux Tchétchènes.
Aujourd’hui déjà, l’UE se demande comment renforcer sa coopération avec les ex-républiques soviétiques tout en ménageant Moscou avec qui elle souhaite développer un partenariat stratégique.
La Russie éternelle, énervée par le rétrécissement de sa zone d’influence traditionnelle, se fait fort de rappeler qu’elle ne veut pas voir l’Europe prétendre discuter à égalité avec elle des conflits gelés dans le Caucase. L’adhésion turque compliquerait encore la donne.
L’Europe serait-t-elle capable de maîtriser un jeu aussi complexe? Pourrait-elle éviter que la Turquie devenue Etat membre cherche à dicter sa propre voix au lieu de s’aligner sur une position commune? Actuellement et dans l’état embryonnaire de la politique extérieure de l’UE, la réponse est « non » - affirme un expert de la Commission. Mais Bruxelles veut parier que d’ici 10 ans, l’Europe se sera dotée d’une véritable politique extérieure commune digne de ce nom…
Les relations avec l’Arménie
La candidature turque à l’UE met également en lumière le dossier très sensible des relations avec l’Arménie. Depuis 1993, Ankara a fermé de façon unilatérale ses frontières avec l’Arménie, par solidarité avec l’Azerbaïdjan sur la question du Haut-Karabakh et parce qu’elle exige que Erevan renonce à demander la reconnaissance du génocide perpétré en 1915 par le gouvernement ottoman à l’encontre des Arméniens.
Alors que de nombreuses voix, en France notamment, invoquent les valeurs éthiques et de droits de l’homme pour demander à Ankara de reconnaître le génocide, la position de l’Union européenne est dictée avant tout par le « réalisme ». Son objectif est essentiellement d’éviter d’importer des problèmes.
Nous ne pouvons pas imaginer, explique un responsable à la Commission de Bruxelles, que la Turquie adhère à l’UE tant qu’elle n’aura pas ouvert sa frontière avec l’Arménie, établi des relations diplomatiques pleines et entières avec Erevan et tant qu’elle ne se sera pas réconciliée avec l’Arménie à propos du génocide.
Sur cette dernière question, Bruxelles continue officiellement de parler des « tragiques événements de 1915 ». Mais sa position a quelque peu évolué. « La Turquie doit réaliser un travail de mémoire comme d’autres pays l’ont fait avant elle. Nous constatons que la Turquie a un problème avec son passé et que ce passé est une source de conflit. Tant qu’elle n’aura pas réglé cette question, son adhésion à l’UE n’est pas envisageable », indique-t-on à la Commission. Pourtant, il y a peu, le commissaire à l’Elargissement, Günter Verheugen, à l’instar du gouvernement turc, déclarait qu’il fallait laisser le dossier aux historiens.
Cette attitude est dépassée, dit-on, depuis l’intervention du commissaire français Pascal Lamy. Le 6 octobre, lors de l’adoption de la recommandation de la Commission aux chefs d’Etat et de gouvernement, Pascal Lamy voulait aller beaucoup plus loin et exiger que la reconnaissance du génocide soit une condition préalable au lancement des négociations avec Ankara.
La Commission ne l’a pas suivi jusque-là. Elle ne considère pas l’ouverture de la frontière avec l’Arménie et la reconnaissance du génocide comme faisant partie des critères de Copenhague qui seront examinés par le Sommet européen des 16 et 17 décembre, mais comme des questions qu’Ankara devra résoudre, dans les années qui viennent, dans le cadre d’un processus de réconciliation avec l’Arménie.
Autrement dit, la Commission européenne évoque les principes mais ne prend pas parti et ne s’implique pas. Elle invite Ankara à s’entendre avec Erevan sur ces questions avant son adhésion à l’UE.
L’Arménie, dont l’économie est saignée à blanc par la fermeture de la frontière, aurait souhaité une pression plus énergique.
De leur côté, et même si le gouvernement turc continue de nier le génocide, les diplomates européens n’hésitent plus à s’entretenir avec lui de ce sujet longtemps tabou.
Reste à voir les conclusions qui seront effectivement adoptées par le Sommet européen le 17 décembre. Un projet de texte final est en cours d’élaboration et sera soumis aux chefs d’Etat et de gouvernement. Chaque terme y sera savamment et diplomatiquement soupesé. A ce stade, il n’y est pas question de l’Arménie.
Dans un style sibyllin, un certain paragraphe indique que « le Conseil européen réaffirme sa position selon laquelle les différends non résolus ayant des répercussions sur le processus d’adhésion devraient, si nécessaire, être portés devant la Cour internationale de Justice ».
Inscrit à la demande de la Grèce, il concerne les différends en mer Egée. En le tordant un peu et en l’interprétant au troisième degré, le paragraphe pourrait éventuellement, indique un haut fonctionnaire, être perçu aussi comme une invitation à Ankara à ouvrir ses frontières avec l’Arménie…