L'actuelle guerre civile entre Forces armées soudanaises (FAS) et Forces de soutien rapide (FSR) a été l'occasion pour l'Ukraine de contester l'influence russe au Soudan et de s'attaquer directement à l'ancien groupe Wagner (Africa Corps). L'accord récent entre Moscou et les FAS sur une aide militaire « illimitée » remet toutefois en question cette stratégie.
Depuis septembre 2023, le Soudan est devenu l'un des théâtres africains de la guerre qui oppose la Russie à l'Ukraine. Cette extension géographique du conflit relève d'une stratégie ukrainienne visant à contester l'avantage russe sur le terrain informationnel et de l'influence, notamment en Afrique, une arène d'une importance stratégique de premier ordre pour les belligérants. Au Soudan, bastion de l'influence russe sur le continent et où opère Wagner (aujourd’hui Africa Corps), la guerre civile fait rage depuis avril 2023. Cela a ouvert pour l'Ukraine une fenêtre d'opportunité, qu'elle a saisie en apportant son soutien aux Forces armées soudanaises (FAS) contre les Forces de soutien rapide (FSR). Les visites de décideurs russes de premier plan début 2024 et la promesse subséquente d'une aide militaire « illimitée » à la même faction soudanaise remettent néanmoins en cause la stratégie ukrainienne, tout en soulignant la résilience de l'influence russe dans le pays.
Le Soudan, bastion russe en Afrique
L'URSS prend pied au Soudan dès 1969, lorsque le général Nimeiry, suite à un coup d'État, instaure un régime à parti unique, socialiste et pan-arabe qui s’appuie d’abord sur l’URSS et l’Allemagne de l’Est ainsi que sur les pays arabes socialistes autour de Nasser. Une autre tentative de coup d'État, en 1971, menée par le Parti communiste soudanais avec le soutien de l’URSS envenime cependant les relations lorsque Nimeiry décide de se tourner vers la Chine maoïste. Les relations continuent à se dégrader jusqu'au renversement de Nimeiry en 1985.
C'est à l'occasion de la guerre du Darfour, à partir de 2003, que le Soudan redevient pour la Russie un allié de premier ordre sur le continent africain. De même que la Chine, Moscou soutient « l'intégrité territoriale » du Soudan et s'oppose au déploiement de Casques bleus de l’ONU. La Russie n’hésite pas à violer l'embargo sur les armes à destination du régime soudanais et l'aide à contourner le régime de sanctions qui le frappe, ainsi que les mandats d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI).
En 2009-2010, le président Omar El Béchir est en effet poursuivi par la CPI pour différents chefs de crimes de guerre, crimes contre l'humanité et actes de génocide. Les milices « arabes » janjawid(1), nouveau pilier du régime au côté de l'armée et des services de renseignement, commettent des exactions contre les peuples « non-arabes » ou « africains » du Darfour, à savoir les Fours, les Masalits et les Zaghawas. Le bilan de ce conflit s'établit à au moins 300 000 morts parmi les civils.
En novembre 2017, O. El Béchir se rend à Moscou afin de chercher la protection du président russe Vladimir Poutine contre les « actions agressives » des États-Unis. C'est alors que la Russie obtient la promesse de l'établissement d'une base navale à Port-Soudan et que débutent les activités du groupe Wagner dans le pays, au travers des sociétés Meroe Gold et M Invest.
Suite à la crise économique majeure et au mouvement de contestation de grande ampleur qui s'ensuit à partir de décembre 2018, les FAS et les FSR – ces dernières issues des milices janjawid – s'entendent pour destituer et arrêter le président Béchir et instaurent en avril 2019 un Conseil militaire de transition (CMT) puis, en juillet de la même année, un Conseil souverain de transition (CST).
La Russie exprime immédiatement son soutien au nouveau régime. L'accord de 2017 concernant la base de Port-Soudan a, quant à lui, été habilement suspendu à l’initiative du nouveau pouvoir soudanais, puis renégocié afin d’obtenir puis de conserver le soutien de Moscou, matérialisé par son aide militaire mais aussi, après l’invasion d’ampleur de l’Ukraine en février 2022, par des livraisons de céréales.
Les rôles de la Russie et de l'Ukraine dans l'actuelle guerre civile
Au sein du CMT, puis du CST, le pouvoir est partagé entre les actuels belligérants, à savoir Abdel Fattah al Burhan, à la tête des FAS, et Mohamed Hamdan Dagalo dit Hemedti, à la tête des FSR, au profit duquel sont évincés les services de renseignement général (NISS, intérieur et extérieur), troisième pilier de l'ancien régime. Le manque total de confiance entre les deux seigneurs de la guerre, alliés très temporaires lors de la capture de l'État soudanais, conduit finalement à l'éclatement d'une guerre, en avril 2023, à laquelle ni l'un ni l'autre n'a jamais envisagé une issue autre que militaire.
Qu’ils soient intérieurs (FAS et FSR) ou extérieurs (Russie et Ukraine), tous les acteurs impliqués ont entretenu ou entretiennent avec le Soudan une relation pragmatique. Hemedti s'est rendu à Moscou en février 2022. Burhan avait, lui, l'intention de se rendre au sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg en juillet 2023 et c’est finalement son numéro 2, Malek Agar, qui fera le déplacement. La société militaire privée Wagner a entretenu des liens étroits avec les deux factions belligérantes, du fait de ses activités minières, depuis son établissement au Soudan en 2017. Son soutien discret mais établi aux FSR dans les premiers mois de la guerre ne doit pas laisser accroire que son positionnement ait changé du fait de la guerre civile. Si, depuis février 2022 et l’invasion d’ampleur de l’Ukraine par la Russie, l'or soudanais sert l'effort de guerre russe, Khartoum arme aussi discrètement l'Ukraine dans les premiers mois de l'agression.
Malgré les risques politiques que porte une telle intervention, l'Ukraine est, elle aussi, présente au Soudan depuis au moins septembre 2023. Burhan et le président ukrainien Volodymyr Zelensky se sont d'ailleurs ostensiblement rencontrés dans un aéroport irlandais peu après les premières « fuites » à ce sujet (orchestrées par l'Ukraine) ; des drones commerciaux modifiés étaient alors signalés comme frappant à la fois les FSR et les mercenaires de Wagner. Entre 100 et 300 hommes des Forces spéciales ukrainiennes sont par ailleurs déployés à Omdurman, deuxième ville du Soudan, située sur le Nil juste en face de la capitale Khartoum : ils y opèrent nuitamment et apportent leur soutien à la contre-offensive des FAS sur ce front. Enfin, près de 21 000 tonnes de blé ukrainien ont été livrées à Port-Soudan (capitale de facto des FAS) en février-mars 2024, dans le cadre de l'initiative « Grain from Ukraine ».
De fait, pour l’Ukraine, l'Afrique est devenue un enjeu stratégique de premier ordre. Il s'agit non seulement d'y gagner des soutiens en vue de résister à l'invasion russe et au sein des arènes internationales telles que l'Assemblée générale des Nations unies, mais aussi d’y défaire l’influence de Moscou dans son offensive de charme vers la « majorité mondiale ». En intervenant au Soudan et en portant assistance aux FAS et à la population civile, l'Ukraine tente donc de « concurrencer » un allié russe de longue date, mais aussi de combattre la Russie sur un autre terrain et avec ses propres armes, en particulier celle de l'information.
Un pari perdant ?
Cette stratégie n'est toutefois pas sans risque. D’abord parce que, en agissant ainsi, l'Ukraine prête le flanc à divers arguments ayant déjà cours dans le discours propagandaire russe. Les gouvernements africains qui font appel à Wagner/Africa Corps sont bien sûr proches de la Russie, mais surtout souvent farouchement anti-occidentaux. Venir combattre leurs supplétifs jusqu'en Afrique, en dépit de la souveraineté des États concernés, nourrit à la fois le narratif anticolonial qu'eux et la Russie ont en partage, mais aussi celui faisant de l'Ukraine un État-client de l'Occident. Désigner les FSR – ou toute autre force africaine ayant recours aux mercenaires russes – comme « terroristes », ici plus un terme dérogatoire que la constatation d'un fait, pose le même problème.
L'Ukraine, en intervenant directement au Soudan, est d'ailleurs en contravention directe avec le droit international, et notamment avec les résolutions de l'ONU concernant le Soudan qui interdisent toute ingérence étrangère dans le conflit. Elle intervient aussi en violation des sanctions internationales visant tant les FAS que les FSR. Et ce, en opposition à des FSR qui, c'est entendu, affichent un mépris flagrant du droit international humanitaire et une volonté génocidaire qui ne s'est pas éteinte depuis 2003, mais en soutien à des FAS qui ne sont pas en reste, qu'il s'agisse de l'enrôlement d'enfants-soldats, de la disparition forcée et de la torture d'opposants réels ou supposés, mais aussi de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Un rapport indépendant publié en avril 2024 fait aussi des FAS les complices du génocide qui a lieu actuellement au Darfour.
Il n'est pas certain, enfin, que le pari ait été très heureux, alors que les factions belligérantes au Soudan ont un passif pro-russe bien chargé. La visite du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à Port-Soudan en février 2023 puis celle de l’envoyé spécial du Président russe pour le Moyen-Orient et l’Afrique Mikhaïl Bogdanov, les 28 et 29 avril 2024, qui s'est conclue par la promesse d'une aide militaire « illimitée » aux FAS, ont mis douloureusement en exergue cet aspect des choses. Depuis octobre 2023, l'Ukraine avait dû accepter d'être au Soudan l'alliée objective de l'Iran, qui pourtant fournit à la Russie des drones qui bombardent ses villes. Elle est aussi désormais en quelque sorte l’alliée objective de la Russie, qui déploit des arguments autrement plus attractifs que les Forces spéciales et les drones ukrainiens afin de conserver le Soudan dans son giron et la possibilité d'établir à Port-Soudan une base navale longtemps promise et convoitée.
Il est probable que l'assistance russe ait eu pour condition de mettre fin à la présence ukrainienne. Cet accord russo-soudanais marque l'échec d'un pari, échec dont il lui faut tirer toutes les conséquences. Le soutien international à l'Ukraine, tant de la part des gouvernements que des opinions publiques, tient beaucoup à des arguments juridiques et moraux que son intervention au Soudan vient pourtant affaiblir. Kyiv tirerait profit à remettre en phase sa politique africaine avec une politique d'idéal qui est, hors de ses frontières, l'une de ses meilleures armes.
Note :
(1) Milices arabes suprémacistes, notamment baggalas et baggaras, dont le racisme est exacerbé par des conflits pour l'accès aux ressources et l'histoire longue de la brutalisation au Darfour. Tolérées dans les années 1990, elles sont armées et officialisées par Khartoum en 1999. Elles persistent de nos jours sous le nom de Forces de soutien rapide (FSR).
Vignette : Port-Soudan, opération d’aide humanitaire organisée par la Russie (mars 2022). Copyright : ministère russe des Affaires étrangères.
* Mathieu Gotteland est docteur en histoire de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et analyste pour les think tanks africains CRCA et CACD.