Visite du Président sud-coréen en Asie centrale : à la recherche des koryo saram

Au printemps 2019, le président sud-coréen Mun Jae-In a effectué une longue tournée dans les pays d’Asie centrale. Au programme, les classiques visites de sites industriels flambant neufs, les entretiens chaleureux avec les chefs d’État de la région et les discours volontaristes sur le développement et la prospérité commune. Pourtant, ce déplacement avait visiblement d’autres objectifs.


Discours du président Mun Jae-In lors de sa rencontre avec des membres de la communauté coréenne au Kazakhstan, 21 avril 2019 Du 16 au 23 avril 2019, Mun Jae-In s’est rendu en visite d’État au Turkménistan, en Ouzbékistan et au Kazakhstan. Outre la classique visite économique à laquelle on pouvait s’attendre, il a en aussi profité pour procéder à une opération de séduction auprès des koryo saram, les Coréens d’Asie centrale.

La minorité coréenne, une naissance dans la douleur

Le terme koryo saram, littéralement « les personnes du Koryo »(1), désigne l’ensemble des quelque 500 000 personnes vivant en Russie et en Asie centrale, principalement en Ouzbékistan (190 000) et au Kazakhstan (101 000).

La présence de Coréens dans ce qui était alors l’Empire russe débute dans la seconde moitié du XIXsiècle, quand des paysans fuyant la crise sociale de la province du Hamgyŏng – au nord-est de la Corée – commencent à émigrer dans le Primorié (passé sous contrôle de la Russie en 1860). Ils y fondent des communautés villageoises vers lesquelles affluent ensuite des résistants, à mesure que le Japon étend son emprise sur la péninsule.

Lors du recensement soviétique de 1937, environ 170 000 Coréens vivaient dans ces villages, parfois depuis trois générations(2). La même année, l’URSS organise leur déportation dans le cadre de la politique de déplacement des peuples ordonnée par Staline. Ce sont les premiers d’une longue liste. Soupçonnés d’être à la solde des Japonais et vus comme une menace, ils sont déportés pour être éloignés géographiquement du Japon, quitte à couper tout lien avec la Corée. L’objectif est aussi de les utiliser comme une main-d’œuvre gratuite pour développer l’agriculture dans les steppes d’Asie centrale.

C’est ainsi qu’après une difficile traversée de la Sibérie, les premiers trains arrivent en Ouzbékistan et au Kazakhstan. Des kolkhozes de Coréens, installés dans des baraquements de fortune, sont créés dans les régions d’Almaty et de Kyzylorda au Kazakhstan, ainsi que dans la vallée de Tachkent. Là, ils doivent travailler sans relâche pour rendre ces terres arides cultivables. Au cours des deux premières années, pas moins de 40 000 personnes décèdent de faim, de froid ou de fatigue.

Une stupéfiante capacité d’adaptation

En cinq ans, des villages sont construits et les environs de Tachkent verdis par les plants de riz. Malgré des conditions difficiles, la culture de cette céréale se révèle un succès grâce à l’expertise des Coréens en la matière. Jusqu’à maintenant, elle demeure la principale activité des koryo saram qu’ils cherchent à adapter et à développer. Par leur travail acharné, les Coréens forcent le respect des populations locales, ce qui facilite leur intégration à la nouvelle société kazakhe : grâce à leur contribution au développement de l’agriculture, ils deviennent vite une minorité modèle. De nombreux Coréens reçoivent même des prix comme celui de « héros de l’Union soviétique » et des rapports sont établis sur leurs fermes, considérées comme les parfaits exemples d’une collectivisation réussie(3).

La mort de Staline en 1953 desserre l’étau autour des koryo saram qui peuvent dès 1957 quitter leurs fermes. Au Kazakhstan, ils sont ceux qui ont le plus migré vers les villes. Paradoxalement, cette évolution n’a pas eu lieu dans les mêmes proportions en Ouzbékistan : plus tournés vers l’agriculture, les koryo saram sont restés dans les campagnes et ont grandement influencé la gastronomie ouzbèke. Pour les jeunes koryo saram nés dans les kolkhozes du Kazakhstan en revanche, partir en ville était un moyen d’intégrer des universités, d’offrir une bonne éducation aux enfants et de trouver un nouvel emploi. Vus comme laborieux et organisés, ils ont pu facilement accéder à des postes à responsabilité dans des usines et des administrations. Les diplômés ont largement contribué à la culture, aux sports, aux sciences et à l’économie de cette partie de l’URSS.

La perte de l’identité

Les nouvelles générations sont bien plus intégrées à la société multiculturelle soviétique. Le premier marqueur de cette évolution est la hausse de la pratique du russe, au détriment du coréen. En 1979, 47,7 % des Coréens soviétiques parlaient le russe à la maison. En 1989, 97 % des Coréens du Kazakhstan ne pratiquaient plus leur langue(4). Peu à peu, la question de l’identité est devenue un sujet de préoccupation au sein de la population, en particulier au Kazakhstan.

Quand les Coréens habitaient dans le Primorié, leur appartenance à la Corée ne faisait aucun doute. Ils se voyaient dans le prolongement de la province du Hamgyŏng(5). Les Coréens de Russie vivaient comme leurs voisins en faisant usage de leurs traditions et de leur langue. Mais quid de la culture coréenne hors de la péninsule ? Au cours de l’ère soviétique, la patrie d’origine est la Corée du Nord, unique Corée reconnue par l’URSS, mais les contacts sont très rares. Les koryo saram vivent alors dans le souvenir de la déportation, perçue comme un déracinement, et entretiennent une culture qui ignore les mutations profondes en cours alors en Corée. Puis, jugée désuète, la culture coréenne des anciens est délaissée.

Sursaut identitaire post-soviétique

L’indépendance des États d’Asie centrale entraîne une crise démographique, notamment au Kazakhstan. Elle pousse le pays à promouvoir les différentes nationalités qui le composent afin d’éviter leur émigration. Heureux de pouvoir affirmer leur culture, les Coréens se saisissent de cette opportunité en réinvestissant leur identité d’origine et en tournant leur regard vers la péninsule.

Dès 1989, la perestroïka a permis la création d’associations coréennes. Leur objectif est de répondre à la perte d’identité grâce à la promotion de la culture traditionnelle et à l’enseignement du coréen. Toutefois, la recherche de « coréanité » se fait au détriment de la culture désormais métissée des koryo saram et pose le problème du choix entre Corée du Nord et Corée du Sud. La minorité est prise dans un rapport très complexe entre identité de groupe, intégration à l’État d’accueil et identification à deux États d’origine concurrents. Alors que les koryo saram n’ont jamais vécu dans la Corée divisée, quel État peut devenir le dépositaire de leur histoire ?

Champ de bataille idéologique entre les deux Corée

Cette question est le pilier fondamental de la rivalité Nord-Sud. L’année 1991 ouvre un nouveau terrain de compétition sur lequel les deux Corée s’affrontent pour le monopole de l’influence culturelle. Les deux pays se livrent à une véritable « guerre des langues »(6), chacun tentant d’imposer son propre standard(7). C’est au Kazakhstan que la concurrence fait rage, la stabilité politique et économique étant particulièrement favorable à l’implantation d’acteurs étrangers.

Ainsi, côté Nord, l’Association pour la réunification de la Corée est créée à Tachkent (Ouzbékistan) et se décline sous forme d’antennes, notamment à Almaty. Côté sud, c’est le Centre d’enseignement de la République de Corée qui est fondé en 1991 à Almaty. Si la Corée du Nord a opté pour une stratégie basée sur les réseaux communautaires et la fidélité au communisme, la Corée du Sud a choisi une stratégie d’action culturelle et linguistique. Dans un premier temps, c’est l’association nord-coréenne qui profite du monopole culturel hérité de la période communiste mais, rapidement, la désillusion s’installe à mesure que les membres découvrent la rigueur du régime. Plus attractives, les initiatives sud-coréennes encouragent les actions privées coordonnées par l’Association des centres culturels coréens. Églises et entreprises s’installent, surtout au Kazakhstan, et fédèrent 20 000 membres dès 1991. Inversement, la fermeture de l’Ouzbékistan permet au nord de maintenir plus longtemps son ascendant.

Hégémonie culturelle et économique sud-coréenne

Fin 1990, le Sud développe sa politique à l’égard des 7 millions de « compatriotes de l’étranger », qu’elle compte fédérer autour d’elle. L’enjeu n’est plus seulement idéologique, il devient économique. Le pays est maintenant développé et les chaebol(8) sont en capacité de se projeter à l’international. En Asie centrale, il entre dans une logique expansionniste en multipliant les partenariats culturels et les créations d’usines et d’entreprises. Les koryo saram sont les premiers destinataires de cette politique : ils sont employés pour leur connaissance des langues et du terrain et c’est toute la communauté qui gagne en importance et en visibilité.

C’est dans cette dynamique que s’est inscrite la tournée du Président coréen en Asie centrale. Séoul a développé des liens étroits avec les pays de la zone, en partie du fait de la présence de cette minorité coréenne dont le pays considère les membres comme ses propres nationaux.

Tout naturellement, Mun Jae-In a ainsi débuté sa visite au Kazakhstan par une rencontre avec 300 koryo saram auxquels il a promis un soutien accru(9). Pour justifier l’approfondissement des relations bilatérales, il a alors fait référence au rôle joué par cette minorité dans toute la région.

Car les liens économiques sont encore en devenir : l’objectif est donc de créer un vaste partenariat associant l’Asie centrale à la Corée, matérialisé par une voie ferrée passant par la Corée du Nord. Séoul a pour but de faciliter l’approvisionnement en matières premières pour nourrir l’industrie de pointe coréenne. En échange, la Corée investit au travers des chaebol dans des secteurs centre-asiatiques ciblés comme la santé, les nouvelles technologies ou les infrastructures. Toutefois, si le Sud a réaffirmé son rôle dans la culture et l’éducation, fers de lance de la diplomatie, cette orientation ne se traduit pas par l’allégeance des koryo saram, dont certains membres n’hésitent plus à affirmer leur propre identité : ni tout à fait Coréens, ni tout à fait Centre-asiatiques.

Notes :

(1) Koryo désigne le Royaume coréen qui domina la péninsule coréenne du Xe au XIVe siècle.

(2) Victoria Kim, « Lost and Found in Uzbekistan: The Korean Story , Part 1 », The diplomat, 8 juin 2016.

(3) Valeriy Khan, « Métanation coréenne. Les relations entre la diaspora coréenne et la Corée. Le problème de la réunification », Outre-Terre, vol. 39, n° 2, 2014, pp. 232-239.

(4) Elise S. Ahn, « Tracing the Language Roots and Migration Routes of Koreans from the Far East to Central Asia », Journal of Language, Identity & Education, vol. 18, n° 4, 2019, pp. 222-235.

(5) Le Hamgyŏng, situé au nord-est de la péninsule coréenne et limitrophe à la Chine et à la Russie, était l’une des huit provinces de l’époque Chosŏn (1392-1897). Ce territoire correspond aux trois provinces nord-coréennes du Hamgyŏng du Nord, du Ryanggang et du Hamgyŏng du Sud.

(6) Eun-sil Yim, « Confrontations Nord/Sud au-delà de la péninsule : les Coréens du Kazakhstan », Critique internationale, vol. 49, n° 4, 2010, pp. 53-71.

(7) La langue, commune entre les deux pays, a subi des évolutions lexicales et de codification avec la division.

(8) Grands conglomérats, moteurs du développement industriel coréen.

(9) Magomed Beltouev, « Le président sud-coréen tente de charmer l’Asie centrale », Novastan, 25 avril 2019.

 

Vignette : Discours du président Mun Jae-In lors de sa rencontre avec des membres de la communauté coréenne au Kazakhstan, 21 avril 2019 (source : site de la présidence sud-coréenne.

* Théophane Moulin-Millet est étudiant en Master 2 de Relations internationales (INALCO), il est diplômé d’une licence en langue, littérature et civilisation coréenne.

 

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