« À 160 km de la dictature »: l’Université européenne des sciences humaines en exil

Créée juste après l’indépendance du Bélarus, l’UESH constitua un grand succès de l’enseignement supérieur. Hier oasis de démocratie, elle a su se replier à Vilnius pour s’échapper à A. Loukachenka. Aujourd’hui victime d’une crise interne, saura-t-elle constituer encore longtemps une démocratie en exil ?


En 1992, dans le Bélarus tout juste indépendant et aspirant à la démocratie, l’Université européenne des sciences humaines (UESH, plus connue sous l’acronyme anglais EHU) ouvre ses portes. Pour ses dirigeants, il s’agit de ne pas perdre un temps précieux à se battre contre le vieux système soviétique d’éducation. En effet, dans le pays, le corps d’enseignants, la direction des universités et les cursus n’ont pas changé même dans les sciences sociales. Ainsi, il faut aller vite et proposer à la société bélarusse une institution nouvelle, créée selon un modèle d’enseignement occidental.

Un grand rêve brisé

Le défi est énorme: d’une part, relancer la tradition intellectuelle en sciences sociales, d’autre part, développer une pédagogie favorisant la pensée critique et la recherche indépendante, impossibles pendant la période soviétique. Par là, il s’agit de former une nouvelle élite capable de diriger la jeune démocratie. Malgré des difficultés financières, le projet connaît un grand succès.

Ainsi, à côté des facultés traditionnelles (droit, psychologie, philosophie, économie), l’UESH propose des études inédites au Bélarus, comme celles en théologie ou dans le domaine des beaux-arts. Par ailleurs, elle met en place, en collaboration avec l’ambassade de France à Minsk, un projet en sciences politiques, projet reliant la faculté bélarusse à de nombreux Instituts français de sciences politiques. Enfin, des professeurs visiteurs étrangers, une grande liberté professionnelle pour les enseignants et une bibliothèque riche d'ouvrages en plusieurs langues font rapidement de ce lieu une référence.

Mais, avec l’arrivée au pouvoir en 1994 d’A.Loukachenka, l’Université connaît sa première crise. Les autorités de Minsk s’attaquent à cette institution jugée trop indépendante, lui rendant l’existence très difficile. Ainsi se succèdent les inspections répétées, le blocage de l’aide financière étrangère, la demande de démission du recteur, avant la fermeture définitive de l’Université, en 2004. Quand la Lituanie voisine, déjà membre de l’Union européenne, invite l’UESH à se délocaliser à Vilnius, la direction de l’Université accepte sans hésiter[1]. En se positionnant en tant qu’institution politique et symbolique, victime du régime de Loukachenka, elle obtient rapidement un soutien financier considérable de la part, notamment, de la Commission européenne[2].

Pourtant, dix ans après cette installation à Vilnius, une nouvelle crise éclate au sein de l’Université. Mais, cette fois, elle est interne: une partie des enseignants s’élèvent contre la direction. Ils s’organisent d’abord dans un syndicat (début 2013), puis (fin 2013) font élire un Sénat –l’équivalent d’un Conseil scientifique en France– qui, jusque-là, était nommé par le recteur. Enfin, ils constituent une «plateforme démocratique»[3] pour dénoncer à la fois la «commercialisation» de l’Université et l’oubli de sa mission humanitaire, mais aussi sa «lituanisation» qui détourne l’Université de ses obligations envers la société bélarusse et, surtout, une gestion autoritaire qu’ils comparent à celle de Loukachenka[4].

Le rêve démocratique brisé, ou pire, impossible? En effet, il ne s’agit plus là d’une université en difficulté, mais de la faillite d’une expérience démocratique dans un contexte autoritaire, d’un modèle alternatif à celui proposé par le régime actuel en place au Bélarus. Comment expliquer cette faillite? Pour répondre à ces questions, nous allons revenir sur la construction initiale de l’Université, ses choix et ses contraintes[5].

Une université, deux réseaux de recrutement

Comme toujours, le problème central d’une Université est son mode de recrutement. Ici, il s’organise autour de deux réseaux. Le premier est constitué de philosophes. En effet, l’idée de créer cette Université vient de l’académicien bélarusse A.Mikhaïloù. À l’époque chef du département d’histoire de la philosophie de l’Université d’État, il quitte ses fonctions et amène avec lui son adjoint V.Dounaïeù, d’autres collègues et ses anciens élèves. La nouvelle université est donc une sorte de transplantation du département d’histoire de la philosophie avec ses règles, ses enjeux de pouvoir et la légitimité de son chef. Le corps d’enseignants est constitué des meilleurs professeurs bélarusses dans toutes les disciplines, choisis par A.Mikhaïlaù et son adjoint.

Le second réseau est celui du personnel technique (comptable, adjoint-comptable, secrétaire, bibliothécaire, managers), tous engagés par une seule personne, le manager principal A.Zienievitch. Ce dernier a comme expérience professionnelle un an et demi dans une entreprise commerciale mais surtout de nombreuses années en tant que chef du Komsomol d’une grande usine de Minsk, ce qui implique ses propres règles, très strictes, de subordination[6]. A.Zienievitch s’adonne donc souvent à des pratiques de népotisme. Et, même si le personnel concerné possède les compétences requises, un degré de subordination s’installe désormais vis-à-vis d’A.Zienievitch.

Ainsi, le mode de recrutement empêche les employés et les enseignants de mettre en question le pouvoir du recteur en raison du lien qui les attache à ce dernier ainsi qu’à son adjoint et au manager principal[7]. Il s’agit aussi d’un lien d’adhésion et de connivence qui, paradoxalement, est bénéfique pour la réussite du projet car ses participants se sentent unis et proches les uns des autres et de leurs chefs.

Les conséquences d’une gestion interne verticale

Suivant leur expérience antérieure, les trois personnes clés de l’Université (recteur, vice-recteur et manager principal) pratiquent un style de gestion institutionnelle vertical, sans se soucier de faire circuler l’information sur la prise des décisions.

Cette configuration n’avait au début que des conséquences sur le personnel administratif: une inégalité croissante des salaires entre les chefs et les subalternes, entre les proches des chefs et les autres; une distribution inégale des privilèges aussi (les missions à l’étranger étaient réservées non aux personnes impliquées dans tel ou tel projet mais au cercle restreint des chefs, par exemple); puis sont venus des licenciements et une pression croissante qualifiée de proche du harcèlement moral. Cette structure initiale du pouvoir s’est perpétuée, comme le confirme le rapport final d’évaluation de l’Université entrepris en 2013: la prise de décisions se fait exclusivement «en haut», soit par le recteur, soit par un «comité exécutif» qui n’est pas mentionné dans le statut de l’Université et qui inclut le recteur et ses trois vice-recteurs[8]. Mais, désormais, les rapports de pouvoir internes engendrent une incapacité de l’Université à faire face aux problèmes actuels et à choisir le chemin à suivre. La direction, qui refuse en outre tout dialogue avec le corps enseignant, a imposé une logique purement commerciale qui s’est soldée par la fermeture de la moitié des facultés et des départements[9]. Ce mouvement a commencé par les départements qui attiraient peu d’étudiants, pourtant départements emblématiques de l’Université (histoire, philosophie, beaux-arts et sciences politiques) et n’ont été gardés que ceux qui faisaient entrer de l’argent (mass-médias, droit, tourisme et design)[10]. Le personnel administratif bélarusse de l’Université (y compris en haut de l’échelle) a peu à peu été remplacé par des Lituaniens qui n’ont pas forcément comme préoccupation majeure la mission envers la société bélarusse et la sauvegarde de la communauté scientifique bélarusse.

La «révolution démocratique» de la jeune génération des professeurs a été courageuse mais insuffisante pour renverser la situation[11]. Le président du Sénat qui était très actif dans le mouvement, a été licencié par le recteur sans respecter la législation en vigueur. Les membres du Sénat sont, quant à eux, menacés d’expulsion –opération que facilite la situation spécifique de l’Université bélarusse sur le sol lituanien[12].

Devant les sponsors occidentaux (la Commission européenne, les fondations américaines de droits humains, les gouvernements lituanien et des pays nordiques), le recteur Mikhaïloù tient toujours le même discours: l’Université est le seul espoir pour la société bélarusse, une oasis de démocratie située à 160 km de la dictature[12]. Mais la réalité semble plus sombre: la distance n’empêche pas la dictature de se reproduire.

Notes :
[1] Les enseignants et étudiants bélarusses saluent la réouverture de l’Université, mais les deux tiers des étudiants poursuivent leurs études à distance pendant que les autres sont obligés de faire la navette entre Minsk et Vilnius. Aujourd’hui, l’Université rassemble 1.000 étudiants bélarusses pour une formation à distance, 500 pour les programmes sur place et une centaine en plus pour le master. Près de 150 enseignants bélarusses assurent les cours. Pour un certain nombre d’étudiants exclus de l’Université d’État au Bélarus en raison de leur activité politique, l’UESH en exil reste la seule solution pour faire des études supérieures.
[2] L’aide de la Commission européenne est d’1 million d’euros par an, ce qui représente plus d’un tiers de toutes les donations et près de 23% du budget de l’Université. Voir rapports de l’EHU Trust Fund 
[3]Appel du mouvement publié le 8 novembre 2013
[4] Interview avec le membre du Sénat et professeur de l’UESH Maksim Jbankoù, publiée sur Charter 97 le 14 février 2014, consultée le 5 juin 2014
[5] Témoin et acteur de cette construction, l’auteure complète ses souvenirs par les témoignages de ses anciens collègues de l’UESH. Elle utilise également, mais non sans précaution, la brochure ouvertement élogieuse à l’égard de l’UESH: «European Humanities University. New Histrory.», éditée par l’Université à l’occasion de son 15ème anniversaire 
[6] Sur la reconversion d’anciens chefs du Komsomol en élite économique et politique, voir Ioulia Shukan, «Les recettes d’une reconversion réussie: étude de cas des Komsomols ukrainien et biélorusse à la fin des années 1980», Revue d’études comparatives Est-Ouest (CNRS), vol. 34, n°2, juin 2003, pp.109-144.
[7] Le recrutement de ses propres étudiants pour renforcer le pouvoir interne est une pratique courante non seulement dans les pays de l’ex-URSS mais également en Europe de l’Ouest. Sur le cas de l’EHESS par exemple, voir Vingt ans d’élections à l’École des hautes études en sciences sociales, 1986-2005, synthèse des résultats d’enquête, Paris, janvier 2008.
[8] Le rapport d’évaluation effectué par Institutional Evaluation Program (IEP EHU final report) est un document interne qui a été transmis à l’auteure par un membre du Sénat de l'Université.
[9] Le nombre d’étudiants a baissé de 26% entre 2009/2010 et 2012/2013.
[10] La fermeture de la faculté de philosophie est étonnante. Comptant peu d’étudiants, elle avait été sauvegardée au regard des origines «philosophiques» de l’Université. Quand, en 2011, pour attirer de nouveaux étudiants, le dirigeant de la faculté A.Lavroukhine a élaboré un projet avec l’Université de Helsinki, le recteur a refusé de le soutenir et a fermé la faculté.
[11] Les membres les plus actifs du mouvement protestataire sont soit ceux qui n’ont fait qu’un master à l’Université (les créateurs du syndicat), étant ainsi donc plus libres envers le recteur, soit ceux qui, anciens étudiants du recteur n’ont pas été ses doctorants (la plateforme démocratique).
[12] L’Université pratique les CDD d’un an introduits au Bélarus sous A.Loukachenka, alors que la législation lituanienne, qui accepte également les CDD, oblige néanmoins l’employeur à signer un CDI après deux CDD consécutifs, conformément au droit européen du travail.
[13] Wo eine neue Elite wächst, Die Welt, 14 février 2014, consulté le 10 juin 2014.

Vignette : UESH.

* Ancienne chargée de cours et adjointe du doyen de la faculté franco-bélarusse de l’UESH, elle est actuellement assistante de recherche à l’EEP. Par ailleurs, elle codirige la création d’un espace de réflexion sur les courants artistiques et intellectuels au Bélarus contemporain.