Le Festival de Cracovie: Un Jewish Revival

Qui aurait pensé, il y a seulement trente ans, qu’un jour se tiendrait, à quelques encablures du camp d’extermination nazi d’Auschwitz, l’un des plus grands festivals de culture juive ? Et pourtant, depuis 1988, Cracovie accueille chaque été diverses manifestations culturelles juives, qui suscitent l’engouement d’un public toujours plus large.


Boeuf klezmer dans la cave d'Alchemia, KazimierzJadis plus de 3 millions, les Juifs de Pologne ont pour ainsi dire disparu du paysage polonais, 90 % d’entre eux ayant été exterminés par les nazis, les autres ayant presque tous quitté le pays après la Seconde Guerre mondiale, en particulier après les violences antijuives de 1944-1946 et à l’issue des campagnes antisémites conduites par le régime communiste, en particulier en 1968. La mémoire de cette présence passée aurait pu s’effacer si, à la fin des années 1980, Janusz Makuch n’avait eu l’idée d’organiser, « à l’ombre d’Auschwitz », non loin du ghetto de Podgórze, le Festiwal Kultury Żydowskiej w Krakowie, dont la 21e édition a réuni cette année, du 24 juin au 3 juillet, quelque 200 artistes, venus d’Israël, des Etats-Unis, d’Europe centrale et orientale, et plus de 20 000 visiteurs, majoritairement polonais.

L’initiative d’un « meschugeneh »

« Meschugeneh » –« fou », en yiddish –, c’est ainsi que Janusz Makuch se qualifie lui-même. Il fallait en effet une certaine audace pour lancer un festival de culture juive sous le régime communiste et qui plus est dans un pays réputé antisémite.

Tout commence lorsque Makuch, alors lycéen, apprend qu’avant la Guerre plus de la moitié de la population de Pulawy, sa ville natale –située dans le sud-est du pays–, était d’origine juive. Jusque-là, le jeune homme n’avait jamais entendu le mot « juif » ; il ne savait donc pas ce que ce terme recouvrait. Intrigué, il cherche alors à en savoir plus sur le judaïsme, la culture et l’histoire juives. Il découvre ainsi l’horreur de la Shoah et la triste réalité de la disparition des Juifs sur le territoire polonais.

Désirant détruire le mur que forment, selon lui, entre Polonais et Juifs, l’ignorance et l’indifférence, Makuch a l’idée de familiariser les Polonais avec le monde juif tel qu’il se présentait dans la Pologne d’avant la Shoah, ainsi qu’avec la culture juive contemporaine se développant en Israël et outre-Atlantique. Dans l’esprit de celui qui se définit lui-même comme un chabbes goy[1], il s’agit, en rassemblant Juifs et Polonais autour d’un concert, d’une exposition ou encore d’un cours de danse, de dresser un pont entre eux en vue de favoriser la réconciliation et, au-delà, la compréhension et le respect mutuels. C’est ainsi que naît le projet du Festival, implanté dans l’ancien quartier juif de Cracovie, à Kazimierz.

Cracovie, « paradis juif » ?

Le choix de Kazimierz comme théâtre du Festival ne doit rien au hasard. Créée en, 1335, sur l’initiative du roi Casimir le Grand –dont elle porte le nom–, pour accueillir les Juifs, auxquels le monarque avait accordé de larges privilèges, la ville de Kazimiez a été, pendant plus de 600 ans, non pas un ghetto, mais un lieu de mixité religieuse, Juifs et Chrétiens s’y côtoyant – une situation qui l’a préservée de la destruction par les nazis. Sise en dehors des murailles de Cracovie, dont elle devient un quartier à part entière en 1801, Kazimierz est, jusqu’à la Shoah, le centre de la culture juive en Pologne.

Laissé à l’abandon pendant plus de quarante ans par le pouvoir communiste, le quartier reprend vie à la faveur de la sortie, en 1993, de La Liste de Schindler, que Steven Spielberg a tourné en partie in situ. Le film génère un intérêt pour la Cracovie juive, une ville qui a en grande partie échappé aux bombardements: des touristes commencent alors à venir en Pologne visiter Kazimierz –dont six des sept synagogues autrefois existantes sont encore sur pied, la synagogue Remu’h étant la seule encore en activité–, ainsi que le ghetto de Podgórze, situé sur l’autre rive de la Vistule, ou encore l’usine où Oskar Schindler avait abrité des Juifs. Face à cette demande nouvelle, la municipalité encourage la rénovation de Kazimierz, tandis que les commerçants y « judaïsent » leurs établissements, leur donnant des noms «juifs», les décorant d’objets cultuels juifs, y proposant des « plats juifs », y vendant des «articles juifs». Progressivement, sous le double effet de La Liste de Schindler et de l’engouement pour la culture juive nourri par le Festival, Kazimierz voit donc fleurir les commerces à connotation juive. Le quartier devient alors un des plus branchés de la ville: étudiants et artistes affluent chaque week-end dans ses bars, dont les caves accueillent des groupes de musique divers et variés.

Parallèlement, des institutions dédiées à la vie juive d’autrefois et d’aujourd’hui se développent. Datant du XVe siècle, la Vieille Synagogue, qui est le plus ancien édifice juif de Pologne, abrite ainsi depuis 1961 le Musée historique des Juifs de Cracovie. En avril 2004, est créé le Musée de la culture juive de Galicie, dont la collection de photos témoigne de l’importance de la présence juive dans la région. Financé en partie par le prince Charles d’Angleterre, le Centre communautaire juif accueille quant à lui depuis 2008 les quelque 200 Juifs résidant à Cracovie, mais aussi des Polonais en quête de leurs racines et des touristes curieux de découvrir la vie juive dans la Cracovie contemporaine[2]. C’est dans ce décor que se tient le Festival de Cracovie.

Une manifestation de grande ampleur

A ses débuts, le Festival de culture juive de Cracovie est une entreprise clandestine. Dans la Pologne communiste de 1988, sa première édition se réduit à une conférence académique, dans un théâtre de quartier, sur la rencontre entre la culture juive et la culture polonaise. C’est alors une manifestation de très petite envergure, mais en même temps non dépourvue d’ambition en cela qu’elle ose aborder un sujet dont les autorités communistes se méfient grandement.

Aujourd’hui, on est bien loin de ça. Pendant les neuf jours que dure le Festival, l’ancien quartier juif de Cracovie vibre tout entier au son de musiques synagogale, klezmer, hassidiques, mais aussi ladino, orientale, israélienne, interprétées par des artistes de renom, comme Leopold Kozłowski, le « dernier klezmer de Galicie », qui a composé la musique des scènes du ghetto et des camps du film de S. Spielberg, le multi-instrumentiste Michael Alpert, qui, grâce à ses recherches, a sorti de l’oubli de nombreux airs et mélodies d’Europe centrale, le talentueux Frank London du célèbre groupe des Klezmatics, le violiste espagnol Jordi Savall, de célèbres chantres israéliens et américains, etc. Concerts, expositions, spectacles, visites, cours de danse, de chant, de yiddish, ateliers de calligraphie, de cuisine, d’arts plastiques… : tout est là pour que le public, composé majoritairement de non-juifs, puisse découvrir la culture juive d’hier et d’aujourd’hui dans ses divers aspects. Clou du Festival, le concert final « Shalom on Szeroka » –du nom de la rue «large», la principale artère de Kazimierz, où il se tient– s’apparente à un « bœuf » géant, auquel tous les musiciens participent, pour le plus grand plaisir des spectateurs, lesquels sont chaque année plus nombreux à venir savourer l’ambiance festive qui y règne.

Autrefois underground, bénéficiant aujourd’hui d’une importante couverture médiatique –les principaux concerts du Festival sont retransmis en direct sur Internet et le concert final est diffusé sur une chaîne de télévision polonaise–, le Festival de culture juive de Cracovie, en grande partie financé par la municipalité, a donc connu une croissance fulgurante. Permise par la chute du communisme, cette évolution n’est pas seulement liée à l’attirance de jeunes Cracoviens pour une musique entraînante. Elle témoigne, plus profondément, d’une prise de conscience, par les Polonais, de la composante juive de leur culture nationale. Elle a aussi à voir, il ne faut pas se le cacher, avec des intérêts mercantiles.

C’est ce que certains reprochent à ce Festival: d’être une cynique opération marketing, une forme d’exploitation du passé de la région à des fins purement financières. Il est vrai que le pullulement –sous l’effet notamment du Festival– de commerces rutilants se faisant passer pour des vestiges juifs n’est pas sans décontenancer. Kazimierz s’apparente par endroit à un parc de loisir à thématique juive.

Cependant, la renaissance de la culture juive à laquelle on assiste en Europe centrale et dont le Festival de Cracovie est l’incarnation par excellence n’est-elle pas une forme de revanche sur l’Histoire, une preuve, s’il en était, de l’échec de l’entreprise nazie ? Que certains en tirent profit, c’est un fait, mais il est tout aussi certain que, grâce au Festival, chaque année, de nombreux Polonais, jeunes et moins jeunes, découvrent l’histoire juive de leur pays, s’ouvrent à la part juive de leur culture, apprennent à connaître le judaïsme.

Le juste équilibre entre une mémoire authentique du passé, une attirance sincère pour la culture juive et, indéniablement, des intérêts économiques à un tel revivall n’est pas facile à trouver. Toutefois, aussi compliqué que cela soit, le jeu en vaut la chandelle car, en nourrissant l’intérêt pour l’autre, c’est l’esprit de tolérance que l’on développe et, avec, le chemin vers la paix que l’on ouvre.

Notes :
[1] On désigne ainsi, en yiddish, une personne non-juive employée par une famille juive pratiquante pour faire ce que la Loi juive interdit aux Juifs de faire le jour du chabbat.
[2] Cf. l’entretien que nous a accordé le directeur de ce Centre, Jonathan Ornstein.

* Sophie ENOS-ATTALI est docteur en Science politique, chercheur associée au Centre Thucydide –Analyse et recherche en Relations internationales (Université Panthéon-Assas, Paris II).

Photographie : Boeuf klezmer dans la cave d'Alchemia, Kazimierz (© Sophie Enos-Attali, juillet 2008).