Le tourisme russe à Jūrmala: l’appropriation territoriale de la périphérie balnéaire de Riga

La station balnéaire de Jūrmala en Lettonie est plus que jamais la cible de riches investisseurs russes qui la transforment à leur guise aux dépens de la population locale. Comment se traduit ce processus d'appropriation territoriale et de domination culturelle ?


New WaveCe soir-là, le Dzintari Concert Hall est bondé comme rarement. Les lumières clignotent au rythme des vocalises de celle qui est bien connue du public russe, Lara Fabian. Les caméras de la chaîne de télévision Rossiya 1 tournoient, zooment et abusent des travellings pour donner du rythme au concert. Tandis que la dernière note résonne encore, Lara Fabian salue avec émotion le public. La présentatrice prend alors la parole dans la langue de Tolstoï et annonce sous les applaudissements la venue de la prochaine personnalité: le russe Igor Kroutoï, co-fondateur de l’événement. Tout porterait à croire que nous sommes en Russie. Pourtant nous sommes en juillet 2013 à Dzintari, l'un des quartiers les plus huppés de la station balnéaire de Jūrmala située en périphérie de Riga, capitale de la Lettonie, et le festival russophone «Nouvelle Vague» bat son plein comme chaque été depuis onze ans. Ce festival internationalement connu symbolise aujourd'hui la présence toujours plus importante de citoyens russes dans la ville, source de potentielle conflits avec la population locale.

Le «petit Saint-Tropez» de la Baltique

La station balnéaire de Jūrmala est située à l'ouest de Riga, sur une fine bande de sable de 33km de long qui sépare le fleuve Lielupe de la mer Baltique. Jūrmala a toujours été un lieu de villégiature privilégié pour les habitants de Riga, dont elle faisait partie administrativement de 1946 à 1959. L’accès rapide par la route ou le train en fait le pendant balnéaire de la capitale durant les week-ends et l’été. Si le climat y est continental, en été la chaleur peut monter jusqu'à 30°C, ce qui rend la ville également attrayante au-delà des frontières de la Lettonie. Située à proximité de l'aéroport de Riga, la station est également reliée au monde[1]. Elle connaît un succès croissant auprès des touristes étrangers, notamment en provenance de Russie, où elle est surnommée le «petit Saint-Tropez». De janvier à septembre 2012, selon l'office du tourisme, près de 40% des 96.000 visiteurs ayant passé une nuit à Jūrmala venaient de Russie.

Le succès de Jūrmala auprès de la gent touristique russe s'explique surtout par la profondeur des représentations historiques, qui remontent à l'Empire russe et à l'Union Soviétique. C'est durant ces périodes que se forgea le triptyque de représentations qui consacra la ville dans l’imaginaire collectif: l'aspect curatif d'abord avec l'apparition du premier spa en 1838; le prestige ensuite, grâce à l’arrivée massive d'aristocrates et d'artistes russes au XIXe siècle; et, enfin, l'image d’une station «pour tous» avec le développement du tourisme de masse en URSS.

Cette renommée justifie encore aujourd'hui l'afflux de touristes russes, perçu par une partie de la population locale comme une forme de néocolonialisme. Le territoire de la ville est ainsi l'objet d'un conflit d'appartenance entre autochtones et allogènes. Et les politiques d'immigration sélective du gouvernement letton à l’égard des citoyens de Russie, en encourageant les acquisitions foncières, aggravent ce conflit.

Crise de l'immobilier et appropriation territoriale

À la fin des années 1990, les nouveaux riches russes ont investi massivement dans l'immobilier à Jūrmala, profitant d'une fiscalité avantageuse et des difficultés de la population locale dans un contexte de restitution des biens fonciers et immobiliers à leurs anciens propriétaires[2]. Ces investissements s'expliquent par les bas coûts, mais aussi par le prestige accordé au propriétaire d'une villa à Jūrmala. La bulle immobilière qui s'était formée en Lettonie a explosé en 2008. Face au marasme économique et aux conséquences sociales de la crise, le gouvernement letton décida en juillet 2010 de faire adopter une loi destinée à attirer des investisseurs étrangers en leur offrant un permis de résidence. L'idée était originale, quoique paradoxale: sortir de la crise de l'immobilier grâce à... l'immobilier. Moyennant un investissement minimal de 143.000 euros, l’acheteur peut obtenir un permis d'une durée de cinq ans renouvelables, ce qui équivaut, pour les ressortissants extra-communautaires, à leur offrir le droit de circuler librement dans l'espace Schengen. En 2012, 303 biens fonciers ont été achetés à Jūrmala selon cette procédure.

Cette mesure d'urgence destinée à redresser l’économie de la Lettonie est révélatrice de la dépendance du pays vis-à-vis des investisseurs russes. Car selon l'agence «ARCO Experts Immobiliers», de juillet 2010 à la mi-avril 2013, sur les 6000 demandes de permis de résidence déposées par des acheteurs immobiliers en Lettonie, 4400 émanaient de citoyens russes, soit environ les deux tiers. Or la mesure induit une hausse des prix de l’immobilier dans des villes comme Jūrmala. Naissent des ghettos dorés où la hausse des prix du mètre carré est telle qu'il devient impossible pour la majorité des Lettons de s'y établir, compte tenu des salaires locaux. On assiste donc à un transfert de population: les nouveaux riches russes investissent la station balnéaire, alors que les habitants actuels la désertent. Cette modification du marché immobilier affecte aussi l'architecture de la ville, sa structure sociale et son identité urbaine. Rihards Pētersons, le créateur de la Société pour la Protection de Jūrmala[3], est remonté: «Les nouveaux riches achètent, détruisent, et construisent en grand. Ces touristes sont très mauvais pour Jūrmala car ils privatisent énormément»[4].

En stimulant l'immobilier pour créer un engrenage vertueux, la loi met en danger l'économie locale qui est gangrénée par la corruption. Ainsi, depuis 2010, les trois maires successifs de Jūrmala ont été démis de leurs fonctions pour avoir accordé, en l’échange de pots de vins, des permis de construire dans des zones interdites à la construction. Pour protéger l'écosystème de la bande côtière, la législation interdit en effet de construire des bâtiments sur les dunes et d'ériger des demeures de plus de vingt mètres de hauteur. Elle prive en cela les nouveaux riches d'une vue sur la mer, et certains n'hésitent pas à entrer dans l'illégalité.

La Brezhnev House, symbole du renouveau

Alors que le tourisme russe connaît une croissance exponentielle depuis quelques années, des établissements ont adapté leur offre à ce public. Dans le quartier de Jaunķemeri, le sanatorium «Dzintara krasts» («Iantarnyï bereg» en russe, «Côte d'Ambre»), un grand bâtiment devant lequel flotte le drapeau russe, propose des attractions très ciblées. Une visite guidée a lieu tous les mardis, en russe car, d’après la guide, «les Lettons ne viennent pas ici». Dans les jardins du sanatorium se trouve une petite maison: la «Datcha numéro 2 du gouvernement soviétique», plus connue sous le surnom de Brezhnev House car construite pour Léonid Brejnev –bien qu'il n'y soit jamais venu. À l'intérieur, le temps semble s'être arrêté: des portraits de Lénine et de Trotski côtoient les drapeaux de l'URSS, et la salle à manger dressée semble attendre une délégation d'officiels du parti. Alors que la visite se termine, des prospectus sont distribués aux visiteurs.

Le service dont il fait la réclame est clair: plonger les spectateurs au cœur des années soixante-dix, grâce à un acteur grimé en Brejnev et déclamant des discours d'époque. Le visiteur peut ainsi participer à une Soviet Party, dont le clou du spectacle consiste à se marier avec la bénédiction du sosie de Brejnev[5].


Prospectus en letton distribué à l’hôtel Côte d’Ambre («Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! Soviet Party, Voyage au pays des soviets»)

De tels événements étonnent dans une Lettonie peu caractérisée par une nostalgie de la période soviétique[6]. Pourtant ils répondent à une demande, à un public (russe ou tout du moins post-soviétique): «Depuis 3 ans nous n'avons jamais eu autant de visiteurs» , explique la guide.

Le festival «Nouvelle Vague», vecteur de russification

Le succès du festival «Nouvelle Vague» est sans commune mesure avec la modeste aura de la Brezhnev House. Le succès de ce festival musical créé en 2002 traduit la domination à laquelle est sujette Jūrmala, tant du point de vue économique que culturel. Économique car l'investisseur majoritaire est le groupe russe VGTRK[7], dont fait partie le diffuseur principal de l’événement, la chaîne de télévision Rossiya 1, la plus regardée en Russie. Le fait que la ville, le temps d'une semaine, se drape aux couleurs de la Russie et se mette à ne parler que russe, consacre elle une forme de domination culturelle à laquelle les autochtones sont soumis.

R.Pētersons exprime ce point de vue en assimilant en partie la population russophone de Lettonie et les citoyens russes: «Le festival réunit des chanteurs venus du monde entier, et l'activité économique de la ville est alors au plus haut. Mais cet événement est dominé dans tous ses aspects par des éléments russes –le public notamment (nouveaux riches, membres de la pègre russe, etc.).»[8]. Gunta Ušpele, la directrice de l'office du tourisme de Jūrmala, exprime un avis tout à fait différent: «Que le touriste soit russe ou norvégien c'est pareil, tous les touristes sont bons car cela assure la bonne promotion de la station balnéaire dans le monde. Le tourisme est le poumon de l'économie de Jūrmala! Si les gens ne veulent plus des touristes russes, qu'ils en trouvent d'autres!»[9]

Si «Nouvelle Vague» connaît un succès aussi important c'est qu'il réunit deux des trois images que les Russes ont de Jūrmala: l'aspect populaire, avec la retransmission du festival à grande échelle en Russie par le biais de Rossiya 1 et le prestige, le festival attirant la jet set russe, seul public à même d’assister au spectacle compte tenu du prix du billet (jusqu’à 385 euros la semaine).

Désertée en partie par ses habitants, Jūrmala devient le fief des nouveaux riches de Russie. Pourra-t-elle un jour se passer de cette riche clientèle qui fait vivre l’économie locale?

Notes : 
[1] L'autoroute relie Jūrmala au centre de Riga en 20 min et à l'aéroport en 15 min. Des taxis et des navettes de bus font le trajet régulièrement. La voie ferrée, construite en 1877, permet de rejoindre la gare centrale de Riga en 30min.
[2] Bien souvent à Jūrmala les familles auxquelles les biens furent restitués eurent des difficultés à assurer financièrement leur remise en état compte tenu des carences dans leur entretien à l'époque soviétique et des coûts des rénovations trop élevés. De nombreuses maisons furent abandonnées et le prix de l'immobilier s’effondra dans les années 1990. Voir Lukas Aubin, «Jūrmala, la ville des élites», mémoire disponible à l'IFG (Paris VIII), ou par mail: aubin.lukas@yahoo.com.
[3] Jūrmalas aizsardzības biedrība (Société pour la protection de Jūrmala). Voir: www.jab.lv.
[4] Entretien du 2 mai 2013, Riga.
[5] Voir www.sovietparty.lv.
[6] Cf. Olga Procevska, «Lettonie: L'appartenance linguistique détermine-t-elle l'attitude face à l'histoire?», Regard sur l'Est, 15 septembre 2013.
[7] Anagramme signifiant en français Compagnie panrusse d’État de télévision et de radiodiffusion.
[8] Entretien écrit réalisé par mail le 15 mai 2013.
[9] Entretien à l'office du tourisme de Jūrmala, 26 février 2013.

* Étudiant en master 2 à l'Institut Français de Géopolitique (IFG), Paris VIII.