Les minorités nationales dans les pays baltes

De tout temps, la région des pays baltes a vécu sous le signe de la multiplicité de ses populations. Allemands, Russes, Juifs, Polonais ont régné, gouverné ou coexisté avec les populations locales. Au gré des guerres, des alliances et des changements de frontières qui en ont découlé, la répartition et le statut des différentes communautés ethnolinguistiques ont changé.


non citoyen en LettonieLa Seconde Guerre mondiale et l'intégration au sein de l'URSS des trois jeunes Etats-nations ont profondément modifié le visage démographique des pays baltes, avec l'arrivée massive de russophones, Russes, Biélorusses et Ukrainiens venus travailler et reconstruire des pays baltes saignés à blanc par 10 ans de guerre, de résistance et de déportations. La proportion de population de nationalité balte est passée ainsi de 88,2 % en 1937 à 61,5 % en 1989 (Estonie) et de 76 % en 1937 à 52 % en 1989 (Lettonie) tandis qu'en Lituanie cette proportion est restée à peu près stable autour de 80 %[1]. La gestion de cet héritage, c'est-à-dire l'intégration des minorités nationales à la nouvelle société démocratique balte, constitue, depuis 1991, un enjeu de taille pour les Baltes dans la reconstruction de leurs pays, et cela à tous les niveaux: politique, social, économique et identitaire.

Repères démographiques

Démographiquement parlant, on peut distinguer l'Estonie et la Lettonie de la Lituanie. Dans les deux premiers, la population russe est fortement représentée en regard du pourcentage de la population totale et des autres minorités nationales. La Lituanie, pour sa part, comporte un pourcentage beaucoup plus faible de minorités nationales, les deux plus importantes (russe et polonaise) se répartissant de manière plus équilibrée. Le point commun est que, depuis dix ans, la proportion de la population nationale balte a augmenté au détriment des minorités nationales. Mais cette évolution n'a pas modifié fondamentalement les données du problème.

Politiques d'intégration

Quand on examine les politiques des trois pays en matière de relations interethniques, on peut faire l'hypothèse que la répartition démographique influe sur l'orientation politique prise par chacun d'entre eux. En effet, ici aussi, on distingue la position de l'Estonie et de la Lettonie de celle de la Lituanie. Cette politique se traduit à deux niveaux: tout d'abord à travers les lois sur la citoyenneté et les législations en matière linguistique, ensuite à travers les mesures de protection juridique et culturelle des minorités nationales. En matière de citoyenneté, l'Estonie et la Lettonie ont choisi d'appliquer des conditions plus restrictives d'acquisition en appliquant l'option "restaurationniste", c'est-à-dire l'octroi de la citoyenneté aux seuls ressortissants baltes présents avant juin 1940 ainsi qu'à leurs descendants; à l'inverse, la Lituanie a opté pour une politique de naturalisation quasi systématique des personnes nées en Lituanie et de ceux qui résidaient de manière permanente en Lituanie avant le 29 juillet 1991.

Le fait est que la population lituanienne et les acteurs des mouvements de libération nationale en Lituanie, à de rares exceptions près, n'ont jamais ressenti les minorités nationales dans leur pays (notamment les russophones) comme une menace sérieuse de leur identité et de leur culture nationale contrairement aux Estoniens et Lettons qui, même redevenus majoritaires dans leur État, se sentaient en position d'insécurité linguistique, politique et culturelle. Il semblerait que les relations interethniques, en Estonie tout au moins, soient marquées par un malentendu initial: durant les premières années du réveil national (ou "révolution chantante") la doctrine des responsables des fronts populaires était une doctrine de citoyenneté ouverte à tous les résidents permanents, quelle que soit leur nationalité[2] ce qui s'est concrètement traduit dans la proportion même des citoyens et des non-citoyens présents dans ces pays puisque l'Estonie compte 25 % de non-citoyens officiels, la Lettonie environ 28 % et la Lituanie moins de 5 %. Concernant la population russophone, au début de 1999 on comptait 125 000 individus ayant choisi la nationalité russe et environ 103 000 russophones ayant reçu la citoyenneté estonienne depuis mai 1992, alors qu'en Lituanie, dès 1994 plus de 95 % des Russes avaient acquis la nationalité lituanienne[3].

Au niveau linguistique, le renforcement de l'utilisation des langues nationales baltes[4] dans la sphère publique s'est traduit par la création de lois sur la langue et cela, dans les trois pays. Ces lois visaient à la restauration du statut légal et symbolique des langues estonienne, lettone et lituanienne. L'obligation de maîtriser plus ou moins bien la langue officielle du pays pour pouvoir travailler (plusieurs niveaux de compétence sont définis selon le niveau de responsabilité et le type d'emploi) a plongé dans le désarroi nombre de ressortissants des communautés minoritaires qui n'avaient jamais eu l'occasion ou le désir d'apprendre ces langues pendant la période soviétique. La toute dernière loi estonienne du 9 février 1999 sur l'utilisation professionnelle de l'estonien est un exemple de la politique linguistique menée dans ce pays: elle fixe l'obligation, preuves à l'appui, de connaître la langue nationale pour tous les candidats à des postes officiels, tant au niveau de l'État que des régions ou des communes ainsi que pour les employés des entreprises commerciales en contact avec le public.

Parallèlement à toutes ces mesures, il faut souligner l'existence d'un volet législatif très important, souvent oublié par les détracteurs de ces pays, concernant la protection et l'épanouissement culturel et social des minorités nationales qui ont notamment le droit d'étudier dans leur langue maternelle et de constituer des associations politiques et culturelles pour les représenter. Dans ces trois pays, l'État finance des écoles nationales en langue russe, polonaise, biélorusse… Dans un récent rapport sur la diversité linguistique dans les systèmes éducatifs commandé par le Conseil de l'Europe, on peut constater qu'en matière de langues minoritaires, les pays baltes sont parmi les pays présentant la meilleure diversité linguistique, celle-ci étant mesurée notamment à travers les possibilités pour les locuteurs natifs de différentes langues de s'instruire dans leur langue maternelle[5]. Dans la tradition politique interethnique balte, c'est bien l'intégration que cherche à atteindre les Baltes, à travers notamment la mise en place d'un "programme national d'intégration" ; en aucun cas, l'assimilation et l'acculturation de populations minoritaires n'ont été envisagées pour des questions idéologiques ou historiques, comme ce fut, par exemple, le cas en France.

Les enjeux de l'intégration

L'enjeu de l'intégration des populations minoritaires est très important non seulement du point de vue interne, considérant l'équilibre social et politique de la société, mais également au niveau international, considérant leurs relations avec l'Europe occidentale et avec leurs voisins de l'Est. Au niveau de la société balte, l'intégration des minorités à la vie politique et sociale constitue un défi pour la construction d'un État démocratique, alors que le modèle de l'Etat-nation, est de plus en plus remis en question en Europe occidentale, tout particulièrement par les minorités nationales ouest-européennes. Trouver, ou retrouver pourrait-on dire, une voie qui leur est propre, en harmonie avec les valeurs historiques et contemporaines de leur société, réussir à tirer avantage de leur potentiel multi-ethnique d'une grande richesse, mais également d'une grande complexité, ainsi que réussir à faire participer toutes ces parties de la population à la vie civique du pays constituent les défis de la société balte contemporaine.

Au niveau international, il faut considérer l'aspect géopolitique de la situation des pays baltes. La présence des minorités nationales issues de leurs voisins de l'Est et notamment de l'ex-URSS les lient fortement à ces pays, alors que l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie expriment le désir de s'intégrer rapidement dans l'espace politique et économique européen dominé par l'Union européenne. La Russie a manifesté à de nombreuses reprises son mécontentement vis-à-vis de l'Estonie et de la Lettonie concernant le sort des Russes dans ces pays, allant même jusqu'à menacer de sanctions économiques cette dernière et à déposer des plaintes auprès des instances internationales de protection des droits de l'homme.

Ces actions vont dans le sens d'une stratégie de la Russie visant à garder son influence dans la région, cet "étranger proche", en retardant le plus possible l'intégration politique et militaire des pays baltes à l'Europe occidentale. Cette intégration est posée comme une des conditions à l'entrée dans le giron de l'Union européenne. L'enjeu économique n'est pas négligeable, dans la mesure où de bonnes relations avec les pays frontaliers, comme la Pologne, la Russie et la Biélorussie sont aussi synonymes de débouchés économiques considérables.

Cette intégration qui, sous la pression de l'OSCE, de l'UE et du Conseil de l'Europe, est allée vers un assouplissement de la législation en matière de droits linguistiques et d'acquisition de la citoyenneté ne dépend pas seulement du droit et de la volonté des hommes politiques. Elle dépend essentiellement des relations interethniques et du changement des représentations de la population majoritaire et minoritaire sur les uns et les autres, sur leurs relations et leur avenir commun au sein d'une même société. Ces changements prennent du temps mais ils sont en bonne voie selon Katrin Saks, la ministre estonienne des affaires interethniques[6].

Par Bérengère DUMOULIN

Notes :

[1] CHAUNCY, D. Harris. The New Russian Minorities. A Statistical Overview, Post-Soviet Geography, vol.34, n°1, 1993.
[2] PLASSERAUD, Yves. Estonie, Lettonie: La question des minorités, in Nouveaux mondes, n°9, automne 1999.
[3] MINELRES, réseau informatique d'information sur les minorités.
[4] Balte est employé ici au sens géographique et non linguistique, l'estonien étant une langue finno-ougrienne et non balte.
[5] CANDELIER, Michel. DUMOUIN, Bérengère. KOISHI, Atsuko. La diversité des langues dans les systèmes éducatifs des États membres du Conseil de la coopération culturelle - Rapport d'enquête préliminaire, Strasbourg, Conseil de l'Europe, 1999.
[6] CORNELL Tricia. "Trying to fill Estonia's ethnic divide", The Baltic Times, 14-20/10/1999. (p. 10)

Vignette : domaine public
Photo : monument du poète polonais Adam Mickiewicz à Vilnius (Magazine Lithuania)