Les tensions entre l’Union européenne et la Pologne interrogent sur les conceptions de l’Europe défendues par le parti Droit et Justice (PiS) et ses soutiens. Le PiS n’est pas simplement « antieuropéen », il défend une autre conception de l’Union européenne, conservatrice et religieuse.
Fondé en 2001, le PiS est un parti conservateur et nationaliste[1]. Depuis ses débuts, il défend l’idée d’une « Pologne forte » au sein d’une « Europe des nations », qui présente des similitudes avec d’autres courants eurosceptiques en Europe. Le positionnement européen du PiS présente néanmoins quelques spécificités, étroitement liées à son interprétation de l’histoire européenne. Si de telles conceptions ne sont pas nouvelles dans les débats politiques et intellectuels polonais depuis 1989, elles sont longtemps restées à la marge du champ politique, jusqu’à ce que le PiS prenne une première fois le pouvoir, de 2005 à 2007. Au regard de sa production programmatique et des thèses défendues par les intellectuels qui conseillent ce parti, le PiS apparaît moins « antieuropéen » qu’« antilibéral », ce qui le rapproche d’autres acteurs politiques contemporains et invite à réfléchir aux contours de l’Europe politique.
Pour une Europe (chrétienne) des nations
Les programmes électoraux du PiS révèlent une constante aspiration à une Pologne forte en Europe. Mais se donne aussi à lire une sorte de complexe d’infériorité, à travers la crainte d’être rejetée aux marges d’une Europe à plusieurs vitesses, de ne pas peser suffisamment face aux « grands » États, ou encore qu’une harmonisation fiscale, sociale et environnementale ne fasse perdre à la Pologne son principal avantage comparatif (une main-d’œuvre qualifiée et bon marché) au sein du marché commun. Le PiS a ainsi souvent reproché à son principal adversaire, la Plateforme civique (PO) libérale de Donald Tusk, de jouer les bons élèves de l’UE et d’agir en serviteur zélé des intérêts allemands. A contrario, le Premier ministre Mateusz Morawiecki affirme aujourd’hui que « la majorité des sociétés européennes veut une Europe des nations et pas une fédération des États-Unis d’Europe »[2]. Le PiS entend défendre une conception pragmatique des relations internationales, dans laquelle les États ont des intérêts divergents voire antagonistes. À cet égard, le ministre des Affaires étrangères, Jacek Czaputowicz, veut croire que le Brexit pourrait in fine contribuer à renforcer la position de la Pologne en Europe : « Ce qui se dessine, c’est la possibilité pour nous de prendre la place de la Grande-Bretagne en ce qui concerne son programme : l’attachement à la libre concurrence et la sensibilité à la menace russe, ainsi que la défense de ses propres positions, de sa souveraineté. »[3]
La promotion de la Pologne comme «grande nation» en Europe est opposée à une UE perçue comme potentiellement menaçante pour les identités nationales. Le projet européen est décrit comme tendant à la construction d’un « super-État » et à la formation d’une nouvelle identité « paneuropéenne », au détriment des États nations et des identités nationales. La défense des intérêts nationaux polonais, elle, passe notamment par le refus d’un transfert de nouvelles compétences aux institutions communautaires (Commission et Parlement européen). L’opposition du PiS au projet de Constitution pour l’Europe, en 2005, était ainsi motivée par deux raisons : l’affaiblissement du poids de la Pologne au sein de la procédure de décision, et le fait que le projet niait « le rôle du christianisme dans la formation morale et culturelle de notre continent ». Le PiS agite en effet fréquemment la crainte de voir les institutions européennes imposer un élargissement du droit à l’avortement ou la reconnaissance du mariage homosexuel en Pologne. Cette défense des valeurs « chrétiennes » de l’Europe est justifiée par l’idée selon laquelle l’UE se serait éloignée des valeurs de ses pères fondateurs.
Par conséquent, la conception qu’a le PiS de l’architecture institutionnelle idéale de l’UE est résolument intergouvernementale. Elle se revendique d’une vision gaulliste de l’Europe des nations, dans laquelle les gouvernements et parlements nationaux auraient voix prépondérante au détriment des institutions communautaire. C’est le Conseil, représentant les États membres, qui devrait constituer l’institution fondamentale de l’Union, conçue comme une organisation internationale et non pas comme un espace politiquement plus intégré. Une telle conception est par exemple défendue par Krzysztof Szczerski, politologue spécialiste des questions européennes et chef de cabinet du Président de la République polonaise, dans un livre récent[4].
Le discours du PiS sur l’Europe a toutefois pris, depuis sa campagne de 2015, une coloration économique et sociale auparavant reléguée au second plan. Si la contribution de l’adhésion à l’UE au dynamisme de l’économie polonaise est admise, le PiS dénonce désormais le fait que la propriété du capital, essentiellement étrangère, favorise les partenaires européens, à commencer par l’Allemagne. Une thèse qui trouve confirmation dans les travaux de divers économistes[5]. Pour autant, le PiS ne remet pas en cause la concurrence économique entre les États membres de l’UE. Au contraire, il perçoit cette concurrence comme un bon moyen de corriger les inégalités entre États, dans la mesure où elle semble pour le moment bénéficier à l’économie polonaise. Un tel positionnement peut sembler paradoxal, puisque l’argumentaire du PiS au sujet de l’UE revendique une « Europe solidaire », compensant les inégalités de développement entre Est et Ouest, tout en affirmant une défense acharnée des « intérêts nationaux ». Cette solidarité à géométrie variable, qui n’est revendiquée que lorsqu’elle bénéficie à la Pologne, est justifiée par des arguments historiques.
Une idéologie nourrie à l’histoire
Les conceptions européennes du PiS sont en effet fréquemment reliées aux « expériences historiques » du pays. Les programmes du parti font référence aux « traditions patriotiques de lutte pour l’indépendance », ou encore aux grèves ouvrières d’août 1980 à Gdańsk, comme autant de manifestations de l’identité du pays. On y lit également que les inégalités de développement économique entre les États européens résultent de la division de l’Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Lech Kaczyński, frère de l’actuel dirigeant du PiS, déclarait ainsi dans un discours aux ambassadeurs des États membres de l’UE en février 2006, alors qu’il était Président de la République polonaise : « Je voudrais fortement souligner que ce ne sont pas les choix effectués par la nation polonaise, […] mais le résultat de la Seconde Guerre mondiale qui fait que l’année 2004 a été celle de notre adhésion à l’Union européenne. […] Et je voudrais que cela soit pris en considération. C’est pourquoi nous prenons part aux discussions sur le présent et l’avenir de l’Union sans le moindre complexe. »
De son côté, l’historien Andrzej Nowak, proche du PiS, justifie le refus du gouvernement polonais d’accueillir des réfugiés par le fait que la Pologne ne fut pas un État colonisateur et n’aurait donc aucune responsabilité dans le désordre géopolitique au Proche-Orient. Ce type d’argument s’accompagne de la mise en avant du rôle de « sauveur de l’Europe » joué par la Pologne par le passé, comme lors de la levée du siège de Vienne assaillie par les Turcs en 1683 ou du coup d’arrêt porté à la propagation de la révolution bolchévique à Varsovie en 1920, ce qui serait insuffisamment reconnu par des partenaires européens ingrats. Ceci s’inscrit plus généralement dans la « politique historique » revendiquée par le PiS, qui propage une vision idyllique de l’histoire nationale tout en refusant les discours critiques, à l’image de la loi adoptée début 2018, qui vise à criminaliser l’imputation à la nation ou à l’État polonais d’une quelconque coresponsabilité dans la Shoah.
L’Europe comme enjeu d’un projet antilibéral
L’idée d’Europe des nations et de défense des valeurs chrétiennes glisse progressivement vers un discours sur l’UE en tant qu’institution cherchant à imposer des «utopies idéologiques» aux États membres. Dans le programme du PiS daté de 2011, on lit ainsi que « le temps est venu pour la Pologne de présenter à l’Union sa propre vision du développement de l’Europe, de notre intérêt et de notre rôle dans ce processus ». Il s’agit, concrètement, de refuser l’«unification culturelle» du continent, en dénonçant le « politiquement correct » qui renvoie invariablement à l’antiracisme, au multiculturalisme ou encore aux études de genre. Au-delà de l’UE, ce sont les sociétés occidentales qui sont visées. Celles-ci seraient dominées par des valeurs de gauche, parfois qualifiées de « marxisme culturel » dans des discours qui rappellent ceux du Front national en France. Face à des sociétés perçues comme gangrénées par l’idéologie « libérale de gauche », la Pologne incarnerait les véritables valeurs occidentales: chrétiennes, mais aussi gréco-latines.
Cette doctrine réactionnaire, profondément antilibérale, s’inscrit à la suite de réflexions déjà anciennes formulées par des intellectuels polonais, dont les idées inspirent le PiS. Fondateur et longtemps rédacteur en chef de la revue conservatrice Arcana, Andrzej Nowak a ainsi affirmé qu’à la suite des attentats islamistes, la Pologne devait se préparer à accueillir des « réfugiés » allemands, français ou belges fuyant «l’aveuglement idéologique» des sociétés occidentales, exposant une vision du monde en termes de « choc des civilisations »[6]. Un autre intellectuel proche du PiS, le philosophe Ryszard Legutko, par ailleurs ancien député européen, a quant à lui publié un essai traduit en plusieurs langues, dans lequel il avance que l’Union européenne partage avec l’Union soviétique des caractéristiques totalitaires, à travers la volonté de transformer en profondeur les sociétés européennes[7].
Le PiS est loin d’être isolé dans la promotion de son projet, qui n’est pas sans rappeler la politique menée par Viktor Orbán en Hongrie, mais aussi les prises de position de Donald Trump aux États-Unis. Paradoxalement, et malgré l’hostilité à la Russie de Vladimir Poutine manifestée par les dirigeants du PiS, leur vision du monde n’est pas sans présenter des similitudes avec celle du Président russe, qui tend à s’ériger en dirigeant de la restauration conservatrice en Europe[8]. En définitive, ces conceptions antilibérales posent la question des contours de l’Europe politique: sur quelles valeurs politiques ou idéologiques fonder la construction européenne? Jusqu’où aller pour les défendre ? Est-il possible qu’une sorte d’internationale conservatrice et nationaliste réoriente la construction européenne ?
Notes :
[1] Frédéric Zalewski, « L’émergence d’une démocratie antilibérale en Pologne », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol.47, n°4, 2016, pp. 57-86.
[2] Mateusz Morawiecki, interview au Spiegel, 20 février 2018.
[3] Jacek Czaputowicz, interview à l’AFP, 30 mars 2018.
[4] Eugène Chapelier, «Pologne: réformer l’UE pour conserver le statu quo», Le Courrier de Pologne, 31 mai 2017.
[5] Thomas Piketty, «2018, l’année de l’Europe», Blog, 16 janvier 2018.
[6] Andrzej Nowak, «O polską „Wilkommenskultur”», Arcana, 13 juin 2016.
[7] Ryszard Legutko, The Demon in Democracy: Totalitarian Temptations in Free Societies, Encounter Books, New York, 2016.
[8] Alexis Prokopiev, « Poutine et l’Europe », Esprit, n°5, 2018, pp.14-17.
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* Valentin BEHR est chercheur associé au laboratoire SAGE (CNRS et Université de Strasbourg), enseignant à l’université de Silésie.