Arménie : quel degré de dépendance vis-à-vis de la Russie ?

Par sa proximité avec la Russie, l’Arménie fait figure d’exception dans le Caucase du Sud, où l’Azerbaïdjan et la Géorgie ont pris leurs distances avec Moscou depuis leur indépendance. Pourtant, ces dernières années, l’Arménie diversifie ses partenariats et regarde, notamment, vers l’Ouest.


« Où nous sommes, il y a la paix ! », Aéroport de Stepanakert (Haut-Karabagh). Photo de Astrig AgopianLa situation géopolitique complexe de l’Arménie dans la région a contribué à son isolement et a accru sa dépendance vis-à-vis de la Russie, à un moment où les pays voisins, eux, tentaient de s’en affranchir. Toutefois, cette omniprésence russe semble désormais nuancée par les nouvelles relations que noue Erevan avec les puissances occidentales (UE) et les États situés à sa périphérie (notamment Iran, Géorgie).

Une (inter)dépendance multisectorielle

L’Arménie est l’incarnation idéale de cet « étranger proche » vigoureusement défendu par la diplomatie russe. Après la chute de l’URSS en 1991, Erevan préserve sa fidélité envers Moscou en signant au total 250 accords bilatéraux, essentiellement dans les domaines politique et militaire(1). En décembre 1991, elle intègre dès sa création la Communauté des États indépendants (CEI) ; puis, en mai 1992, elle fait partie des six pays qui adhèrent au Traité de sécurité collective (TSC) proposé par la présidence Eltsine et appréhendé par la Russie comme un contrepoids à l’OTAN.

Lors de son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine constate que le volet économique a été négligé : dès 2000, il met en place une « russification » de l’économie arménienne dans les secteurs clés : finances (VTB Bank), télécommunications (Beeline), énergie (Gazprom), transports… La Russie s’assure avec aisance un débouché dans cet État enclavé, autrefois hautement intégré à la chaîne de valeur de l’URSS. À l’époque soviétique, ce pays de transit vendait en effet aux autres républiques des biens manufacturés et textiles en échange de matières premières. La fin de ce système économique associée à la dispendieuse première guerre dans le Haut-Karabagh (1988-1994) ont ensuite entraîné le déclassement de l’Arménie.

Cette politique d’investissement est un succès pour la Russie, qui profite activement de ce quasi-monopole. La coopération économique atteint son acmé avec l’intégration de l’Arménie à l’Union économique eurasiatique (UEEA) en 2015. Par ce biais, Moscou devient le premier partenaire commercial de l’Arménie. Depuis, en dépit d’une tendance à la baisse, la Russie demeure aussi le premier investisseur étranger dans le pays (40 % des IDE en 2021). Elle assure sa présence en particulier dans des secteurs stratégiques, comme l’énergie : la dépendance arménienne dans ce domaine est un avantage de taille pour Moscou, qui supervise jusqu’en 2026 via l’entreprise Rosatom les travaux de modernisation de l’unique centrale nucléaire arménienne, située à Metsamor (elle est vue comme l’une des moins sûres au monde). En outre, la Russie reste l’unique fournisseur de gaz de l’Arménie, à laquelle elle continue d’offrir des tarifs préférentiels : depuis 2019 et la fin du contrat de long terme qui la liait à l’Arménie, elle lui facture 165 $ pour 1 000 m3 de gaz (contre 185 $ à son voisin géorgien) et les récents soubresauts du cours mondial du gaz n’ont pas eu d’effet sur le prix, pourtant négocié désormais chaque trimestre.

En octobre 2021, le vice-ministre russe du Développement économique Dmitri Volvatch a souligné que les échanges commerciaux entre les deux pays avaient augmenté de 17 % en 2021 et a annoncé que la Russie investirait l’équivalent de 1 milliard de dollars en Arménie au cours des prochaines années, notamment dans la rénovation d’infrastructures. Sur le long terme, sont envisagés des projets communs comme la construction d’une nouvelle centrale nucléaire, la création d’une autoroute « North-South » permettant de relier l’Iran ou la construction d’une nouvelle portion de métro à Erevan... Les autorités arméniennes attendent des entreprises russes qu’elles assurent, outre l’apport de capitaux, la gestion et la mise en œuvre des futurs chantiers.

Une tendance récente à la diversification des partenariats

Force est de constater que l’économie est source de rivalités entre puissances dans le Caucase du Sud. Si la Russie reste donc un acteur incontournable en Arménie, celle-ci a néanmoins entamé parallèlement un net rapprochement avec l’Union européenne. En juillet 2021, le président du Conseil européen Charles Michel a ainsi annoncé un plan d’investissement mixte (public/privé) sur cinq ans, d’un montant d’environ 2,6 milliards d’euros. Plus ambitieux que le projet russe, il permettra de développer les infrastructures locales, de soutenir les PME et de développer les secteurs de l’innovation et des énergies renouvelables. Depuis 2009, l’Arménie est membre du Partenariat oriental (PO) de l’UE (au côté de 5 autres pays ex-soviétiques) qui vise à renforcer les liens avec les États voisins de l’UE dans une variété de domaines et à soutenir leur développement économique. L’adhésion de l’Arménie à l’UEEA limite forcément la portée de son engagement en faveur de l’UE : elle entrave par exemple la conclusion d’accords plus intégrateurs comme les Accords d’associations (AA), ou les Accords de libre-échange complets et approfondis (ALECA) signés par l’UE avec l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie. Mais elle n’a pas empêché Erevan de signer, en 2017, un Accord de partenariat global et renforcé avec l’UE qui, tout en respectant les clauses fixées par Moscou, a conduit à une augmentation des échanges commerciaux avec l’UE de 19 % en 2018(2).

L’Arménie trouve également des soutiens auprès des voisins avec lesquels ses frontières sont ouvertes, l’Iran et la Géorgie. Erevan et Téhéran, en particulier, ne cessent de se rapprocher en développant des projets conjoints. En 2007, un gazoduc de 140 km de long a par exemple été inauguré entre l’Iran et l’Arménie, l’objectif pour Erevan étant de réduire sa dépendance vis-à-vis du gaz russe. La portée de cette initiative en faveur de la diversification a toutefois été minimisée par le fait que les réseaux de distribution ont tous été transférés à la filiale arménienne de la compagnie russe Gazprom. Plus globalement, la part de l’Iran dans les échanges commerciaux de l’Arménie ne cesse d’augmenter : en 2020, l’Iran s’est même hissé à la 3ème place des pays fournisseurs pour l’Arménie, juste après la Russie et la Chine. Actuellement, d’autres projets d’infrastructures avec l’Iran sont en discussion, comme la construction d’un chemin de fer et d’un oléoduc entre Tavriz (Iran) et Yeraskh (Arménie). Enfin, Téhéran, qui avait manifesté sa neutralité lors de la guerre entre Arménie et Azerbaïdjan durant l’automne 2020, a revu depuis sa position, arguant des liens entretenus par l’Azerbaïdjan avec Israël, ennemi n° 1 de l'Iran.

Autre pays frontalier de l’Arménie, la Géorgie suscite les soupçons de l’Arménie du fait de ses coopération avec la Turquie et l’Azerbaïdjan. Pour autant, Tbilissi conserve sa place de partenaire stable avec lequel Erevan est lié par plusieurs accords. La Géorgie constitue un débouché commercial pour l’Arménie, elle lui fournit aussi près de 90 % de son réseau internet, mais elle reste surtout une voie essentielle de désenclavement.

La carte sécuritaire : un avantage décisif pour la Russie

L’Arménie estime avoir besoin d’une puissance militaire pour garantir sa sécurité sur son territoire, le long de ses frontières et auprès des populations arméniennes du Haut-Karabagh. En novembre 2021, les affrontements meurtriers intervenus entre soldats arméniens et azerbaïdjanais dans le marz du Syunik ont conduit la Russie à imposer un nouveau cessez-le-feu. En parallèle, V. Poutine a organisé une rencontre trilatérale à Sotchi le 26 novembre, réunissant le Premier ministre arménien et le Président azerbaïdjanais : ont alors été évoqués le règlement pacifique des incidents frontaliers et le rétablissement des communications via les corridors de transports. Cet épisode a confirmé le monopole de la Russie dans les négociations de paix, dont est de facto écarté le Groupe de Minsk, supervisé depuis 1992 par l’OSCE et censé trouver une solution pérenne au conflit.

La guerre de 44 jours (27 septembre – 10 novembre 2020) a en effet marqué un tournant dans la région, le silence des grandes puissances occidentales laissant le champ libre aux puissances russe et turque. Cet épisode a convaincu la population et les dirigeants arméniens que le sort du pays n’avait jamais été une priorité pour l’Occident. C’est ce que souligne l’expert russe Dmitri Trenin : « Ceux qui pensaient que le futur de l’Arménie était lié à l’Ouest se sont refroidis après la guerre au Haut-Karabagh. » De la même façon, la Russie, par son patronage, a montré qu’elle avait les moyens d’aider l’Arménie à se renforcer, mais elle « n’ira jamais se battre pour elle »(3).

« Où nous sommes, il y a la paix ! », Aéroport de Stepanakert (Haut-Karabagh). Photo de Astrig Agopian

L’Arménie compte toutefois sur son partenariat militaire avec la Russie pour assurer la sécurité à ses frontières. Sa participation à l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) est pour elle un gage supplémentaire de protection, l’article 4 du Traité disposant bien qu’une agression tournée vers un de ses membres est une attaque contre tous les États liés par le traité. Si une stratégie de défense collective peut alors être envisagée, il convient toutefois de souligner, en l’occurrence, que l’Arménie n’a pu bénéficier d’aucune clause de défense mutuelle durant la guerre des 44 jours, le Haut-Karabagh n’étant pas reconnu comme relevant du territoire arménien. On note, en revanche, que Erevan n’a pas hésité à envoyer 100 soldats au Kazakhstan, le 7 janvier 2022, au titre de ce même article 4 et alors que l’Arménie assume la présidence tournante du conseil de sécurité de l’OTSC. Le geste a d’ailleurs été largement critiqué en Arménie même.

À la suite de la guerre de l’automne 2020, la vulnérabilité de l’Arménie s’est renforcée. Depuis 1995, la base militaire de Gyumri, qui accueille 4 000 soldats, s'est construite comme un bastion russe dans la région. Désormais, la Russie assure aussi des opérations de maintien de la paix aux frontières et dans le Haut-Karabagh, initiative soutenue par le Premier ministre arménien Nikol Pachinian qui envisage sa prolongation au-delà de 2025. Ce dernier a même demandé, en juillet dernier, des renforts le long de la frontière commune avec l’Azerbaïdjan.

Subordonné à la résolution de la question sécuritaire, le destin de l’Arménie semble donc voué à rester encore longtemps lié à la puissance russe. Toutefois, la croissance économique et l’activité diplomatique multidirectionnelle développée par Erevan laissent penser que l’Arménie cherche à équilibrer ses relations extérieures(4).

À cet égard, il convient de mentionner l’apparition inattendue d’un nouvel acteur sur la scène arménienne : la Turquie, ennemi historique de l’Arménie et allié traditionnel de l’Azerbaïdjan, manifeste depuis quelques mois son souhait d’établir un dialogue avec Erevan. Chaque partie a des intérêts à faire valoir : pour l’Arménie, les objectifs sont situés à la fois dans la reconnaissance du génocide arménien et dans l’ouverture de la frontière. Pour la Turquie, c’est la mise en œuvre de voies de communication qui est en jeu, tout particulièrement les corridors la reliant à l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, située au sud-ouest de l’Arménie, et lui ouvrant un accès à la Caspienne.

 

Notes :

(1) Anna Mkhoyan, L’Arménie entre la Russie et l’Occident : quelle évolution dans un environnement complexe ?, Ed. Peter Lang, Bruxelles, 2019, 216 p.

(2) Pierre Andrieu, « La politique de Partenariat oriental de l’Union européenne : dix ans après », Fondation pour la Recherche stratégique, 15 juin 2020.

(3) Interview de Dimitri Trenin, directeur du Centre Carnegie International/Moscou, « Тrenin : Rossiâ pomojet Armenii oukrepitsia, no voevat za neio ne boudet » (Trenin : la Russie aidera l’Arménie à se renforcer mais elle ne se battra pas pour elle), Civilnet, 29 octobre 2021.

(4) Marion Hemar, « Presque 30 ans après son indépendance, où en est l’économie arménienne ? », MacroDev, décembre 2019, pp. 1-36.

 

Vignette : « Où nous sommes, il y a la paix ! », Aéroport de Stepanakert (Haut-Karabagh). Photo de Astrig Agopian.

 

  • Marie LORGEOUX est étudiante russophone en Master 2 Relations Internationales à l’INALCO.

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