Complexité et perspectives des relations polono-ukrainiennes – Entretien avec Ostap Kushnir

Alors que des liens étroits et complexes unissent de manière séculaire l’Ukraine et la Pologne, l’évolution récente de la situation géopolitique et la place croissante qu’occupe la Russie dans la région sont à l’origine d’un rapprochement entre les deux pays, fait d’un renforcement des solidarités qui n’ignore pas les divergences.


Ostap KushnirChercheur et maître de conférences en Science politique à l’université Lazarski (Pologne) et à l’université de Coventry (Royaume-Uni), Ostap Kushnir est un spécialiste des systèmes de gouvernance dans les pays d’Europe centrale et orientale. Il vient de publier, avec Oleksander Pankieiev, Meandering in Transition: Thirty Years of Reforms and Identity in Post-Communist Europe. Lui-même originaire d’Ukraine, il nous livre dans cet entretien son analyse de l’évolution des relations polono-ukrainiennes contemporaines.

Quels sont les développements récents les plus décisifs dans les relations polono-ukrainiennes ?

À mon avis, le cours de la politique polonaise contemporaine à l'égard de l'Ukraine peut être défini au mieux comme la volonté de sortir de la doctrine Giedroyc, mais sans y parvenir. Cette doctrine a été créée par les intellectuels expatriés de l'après-guerre, sous la houlette de Jerzy Giedroyc, rédacteur en chef du magazine Kultura. Elle affirme que le gouvernement polonais doit s'entendre avec ses voisins et renoncer au révisionnisme envers l'Ukraine, la Lituanie et le Belarus. La Pologne devrait plutôt apporter un soutien amical à ces États et renforcer leurs liens avec l'Occident, ce qui est crucial pour freiner l'impérialisme russe. Giedroyc lui-même a affirmé que la Pologne indépendante ne survivrait pas sans une Ukraine indépendante.

Dans cette optique, d'une part, la Pologne contemporaine tente d'établir une coopération mutuellement bénéfique avec l'Ukraine (qu'elle essaie également de « superviser » pour le bien commun) et s'identifie comme le premier défenseur de l'Ukraine à l'Ouest. D'autre part, l'Ukraine connaît une transition post-communiste unique en son genre, avec de nombreux revirements dans les politiques intérieure et étrangère, qui peuvent défier les objectifs de son voisin occidental et créer des « fardeaux » inattendus. En outre, une politique orientale active et réussie apporte des avantages modestes aux acteurs politiques polonais. En donnant la priorité à la coopération avec l'Ukraine (plutôt que, par exemple, avec l'Allemagne ou les États-Unis), les gouvernements et les partis risquent de perdre très rapidement leurs soutiens électoraux. Par ailleurs, dans sa politique étrangère, la Pologne joue aujourd'hui dans l'équipe de l'UE. Si toutes les politiques d'origine bruxelloise concernant l'Ukraine ne sont pas perçues de manière très positive à Varsovie, la Pologne tente parfois d’adopter une position neutre vis-à-vis de l'Ukraine pour éviter de passer pour un « mauvais voisin ».

Pour résumer, les relations polono-ukrainiennes contemporaines sont prédéfinies par trois facteurs majeurs :

1) l'alignement des initiatives politiques de Bruxelles sur les objectifs nationaux/politiques de Varsovie ;

2) la cohérence du rapprochement de l'Ukraine avec l'Occident (c'est-à-dire l'efficacité de la démocratisation et des réformes législatives et de marché) ;

3) l'intensité des activités russes anti-polonaises (ou des activités anti-ukrainiennes qui constituent une menace pour la Pologne).

La carte politique qui joue avantageusement pour les élites polonaises aujourd'hui – en renforçant leur soutien électoral – est l'histoire. L'importance de cette dernière a été soulignée par le publiciste ukrainien Bohdan Osadczuk dans les années 1990. De nombreux Polonais exigent que justice soit rendue pour les crimes commis par la résistance ukrainienne dans les années 1940, et sont notalgiques des territoires perdus qui relevaient de la souveraineté polonaise dans l'entre-deux-guerres. De leur côté, les Ukrainiens ne se sentent pas tellement concernés par ces questions, en particulier les habitants de l'est et du sud de l'État. Ils sont plutôt enclins à tout oublier et à pardonner aux Polonais leurs politiques impériales et oppressives qui remontent au Moyen Âge. Les Ukrainiens donnent la priorité à l'établissement de relations de bon voisinage en repartant de zéro.

Au regard de ce qui précède, il convient de rappeler les récentes discussions entre les présidents Volodymyr Zelensky et Andrzej Duda sur la commémoration des victimes polonaises et ukrainiennes du milieu du 20ème siècle, ainsi que les tensions actuelles entre les instituts ukrainiens et polonais de la mémoire nationale.

Les autres questions qui influencent l'agenda polono-ukrainien contemporain sont les relations énergétiques, la restauration de l'intégrité territoriale ukrainienne, le développement des infrastructures transfrontalières, l'intégration de l'Ukraine dans les structures européennes et transatlantiques, et l'atténuation des conséquences de la pandémie Covid-19 (la Pologne étant connue pour vendre de grandes quantités de vaccins à l'Ukraine et pour vacciner les citoyens ukrainiens sur son territoire, y compris les travailleurs migrants aux points de passage frontaliers). Il convient également de souligner qu’à partir de 2020, la Pologne est devenue le troisième partenaire commercial de l'Ukraine (après la Chine et l'Allemagne).

On peut mentionner aussi le rôle joué par la Pologne lors du sommet inaugural de la plateforme Crimée (mécanisme initié par l'Ukraine pour réintégrer la péninsule annexée en coordonnant les efforts de ses alliés) et du défilé solennel commémorant le 30ème anniversaire de l'indépendance de l'Ukraine. Lors de ces deux événements, qui ont eu lieu les 23 et 24 août 2021, la Pologne était représentée par le président Duda. Au cours du sommet, la partie polonaise a soutenu la nécessité d'une pression accrue sur la Russie et d'une surveillance plus étroite de ses activités dans la péninsule. Lors du défilé de l'indépendance, les troupes polonaises ont défilé aux côtés des Ukrainiens sur Krechtchatyk, la rue principale de Kiev, et des chasseurs F-16 polonais ont survolé la ville. La représentation de la Pologne lors du défilé était l'une des plus fortes (sinon la plus forte) parmi les États européens.

Toutefois, pour être honnête, la situation au Bélarus occupe aujourd’hui une place bien plus importante dans l'agenda polonais que les relations avec l'Ukraine. Sans parler des problèmes de politique intérieure, en particulier la crise gouvernementale qui relègue les relations avec l'Ukraine au second plan de l'attention politique.

O. Kushnir

Quels sont les objectifs de la politique régionale polonaise aujourd'hui et quel est le rôle de l'Ukraine dans ces objectifs ?

La Pologne contemporaine joue un jeu géopolitique prudent et sophistiqué : elle utilise les cadres de l'UE et de l'OTAN pour évoluer en leader régional (surtout depuis l'arrivée au pouvoir du parti conservateur Droit et Justice en 2015). L'Initiative des trois mers (ITM) en est un exemple frappant : elle permet de mieux répartir les fonds de cohésion de l'UE sur la construction de systèmes de transport, de communication et d'approvisionnement énergétique sur l'axe Nord-Sud, de la Baltique à la Méditerranée. La Pologne se trouve au centre de cette chaîne.

La confiance de l'État en matière militaire et de défense repose sur la coopération avec les États-Unis et l'OTAN. Cependant, la relation transatlantique est polluée par les politiques intransigeantes de Varsovie en matière de liberté de la justice et des médias, qui nuisent aux intérêts commerciaux américains. Les tensions diplomatiques se sont également accrues avec la nouvelle administration présidentielle de Joe Biden (par exemple, la réticence de la Pologne à accepter Mark Brzeziński comme ambassadeur des États-Unis).

L'Ukraine a longtemps été dépeinte par la Pologne comme un partenaire très prometteur, mais elle était rarement invitée dans les cadres régionaux (co-)créés par Varsovie. Dans les années 1990, l'Ukraine a essayé d'entrer dans le groupe de Visegrád, mais n'a pas été la bienvenue. L'initiative de sécurité OTAN-Bis, proposée par le président Lech Wałęsa, était irréaliste et n'a pas réussi à lier l'Ukraine à l'Occident. Les rêves de l'alliance régionale Intermarium (construite autour du noyau polono-ukrainien) n'ont jamais été sérieusement pris en compte dans l'élaboration des politiques. Enfin, l'ITM est en soi axée sur la distribution des fonds de l'UE, auxquels l'Ukraine n'a pas d'accès direct.

Comment se dessine le soutien polonais à la sécurité de l'Ukraine à la lumière de l'agression russe ?

L'agression russe en Crimée et dans le Donbass a stimulé la coopération polono-ukrainienne en matière de sécurité. Toutefois, la majorité des activités se déroulent au sein des structures de l'OTAN, et non dans des cadres bilatéraux (ou trilatéraux) spécifiques, tels que LITPOLUKRBRIG ou le Triangle de Lublin. Les activités menées sous l'égide de l'OTAN concernent avant tout les ventes d’armes, le développement technologique, la formation militaire et les contacts institutionnels (par exemple, l'échange d'informations entre les agences de sécurité nationales).

Depuis l'éclatement de la crise en Ukraine, la Pologne s'est toujours tenue à proximité et est restée en alerte, tout en agissant avec prudence. En février 2014, Radosław Sikorsky, alors ministre polonais des Affaires étrangères, a servi de médiateur dans les négociations entre l'opposition parlementaire et le président Viktor Ianoukovitch. Plus tard, lorsque la guerre a éclaté dans le Donbass, les volontaires ukrainiens se sont massivement précipités en Pologne pour acheter des tenues de combat et des véhicules pour leurs bataillons de combat. Aujourd'hui, le gouvernement de Varsovie s'élève constamment contre l'achèvement du projet russe Nord Stream 2, qui met en péril la sécurité énergétique de l'Ukraine, et défend la nécessité du plan d'action pour l'adhésion (MAP) de l'Ukraine à l'OTAN. De son côté, le président Duda souligne régulièrement l'urgence de rétablir la souveraineté de l'Ukraine sur les territoires occupés, en particulier en Crimée (on peut se référer ici à sa position lors du sommet de la Plateforme Crimée).

Une attention particulière doit être accordée à LITPOLUKRBRIG. Il s'agit d'une brigade militaire, formée en 2009, qui compte 4 500 soldats de Lituanie, de Pologne et d'Ukraine. Bien qu'elle soit certifiée comme unité prête au combat selon les normes de l'OTAN, la brigade est surtout louée pour son importance politique et stratégique. Elle se concrétise notamment par une « école militaire » basée en Pologne où la nouvelle élite de l'armée ukrainienne est formée afin d’être intégrée, à terme, dans les structures de sécurité occidentales.

Comment la Pologne est-elle devenue l'un des pays de destination privilégiés des migrants ukrainiens ? Quelle est la contribution des Ukrainiens à la société polonaise contemporaine ?

La Pologne a toujours été un État de choix pour de nombreux Ukrainiens. Dans les années 1990, les entrepreneurs individuels et les revendeurs traversaient régulièrement la frontière occidentale. Après 2004, les travailleurs manuels et les employés peu qualifiés ont été tentés par les salaires plus élevés en Pologne ; ils se sont également efforcés de pourvoir les postes laissés vacants après le départ de milliers de Polonais vers le Royaume-Uni.

L'accord d'association signé par Kiev avec l'UE en 2014 facilite encore plus aujourd'hui les déplacements des Ukrainiens vers la Pologne. Cependant, la nature de la migration change progressivement. Si la part des représentants de la classe ouvrière reste élevée, elle s'accompagne désormais d'étudiants et de jeunes entrepreneurs. La « fuite des cerveaux » est en hausse. La Pologne apparaît pour beaucoup comme une « Ukraine parfaite », avec de meilleures conditions commerciales, une législation transparente, un enseignement attrayant et un environnement culturellement proche.

La migration croissante des Ukrainiens vers la Pologne entraîne l'émergence de communautés d'ex-patrons dans ce pays. Certains Ukrainiens naturalisés se présentent à des postes dans les administrations, au niveau local ou national.

Selon les autorités polonaises (ZUS), plus de 1,3 million d'Ukrainiens étaient enregistrés en Pologne en 2020 et plus d'un demi-million d'entre eux ont payé des impôts la même année. Cela dit, les Ukrainiens sont souvent victimes d'un phénomène de violence structurelle en Pologne : ils doivent faire face à une lourde charge bureaucratique (par exemple, la légalisation du séjour) et ne peuvent pas bénéficier de nombreux programmes sociaux polonais.

Avec son virage vers la droite conservatrice, la Pologne peut-elle encore être considérée comme le défenseur le plus constant de l'Ukraine à l'Ouest ?

Quelles que soient ses intentions, la Pologne ne peut pas totalement échapper à la « fatalité » de la doctrine Giedroyc. En effet, les politiques post-2015 à l'égard de l'Ukraine ont changé, mais pas de manière radicale. Les trois facteurs susmentionnés qui prédéfinissent les relations polono-ukrainiennes restent valables quel que soit le gouvernement.

La Pologne de l'après-2015, sous le gouvernement Droit et Justice, est devenue trop « droitière » pour se faire l'avocat chevaleresque et sans faille de l'Ukraine à l'Ouest. Sans compter que la Pologne elle-même cherche des soutiens contre les critiques de Bruxelles sur ses réformes. Dans cette optique, certains analystes ukrainiens (par exemple Andriy Parubiy ou Yuriy Kochevenko) estiment que la Lituanie a récemment remplacé la Pologne comme principal défenseur de l'Ukraine (notamment parce que l’histoire commune des Lituaniens et des Ukrainiens n’est pas marquée par des effusions de sang). Toutefois, cela ne signifie pas que la Pologne a renoncé à son rôle. Cela ne veut pas non plus dire que ses efforts doivent être minimisés : la Pologne reste le plus grand État ayant bénéficié de l'élargissement de l'UE après 2004.

 

Photos : © Oleksandra Kushnir.

 

* Assen Slim est professeur des universités à l’INALCO.

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