États baltes – Japon : des relations protéiformes

Situés à des points opposés du globe, il est facile d'oublier que les États baltes et le Japon ne sont pourtant séparés que par un seul pays : la Russie. Cette réalité explique le niveau des relations nippo-baltes : malgré un éloignement géographique conséquent, les États baltes et le Japon sont diplomatiquement proches.


Le Premier ministre japonais Shinzô Abe avec la présidente lituanienne Dalia Grybauskaitė en janvier 2018, au cours de la visite de S. Abe dans les États baltes.Durant ses trente années de règne, l'empereur japonais Akihito a visité 36 pays dont l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie en mai 2007. Puis, en janvier 2018, le Premier ministre japonais Shinzô Abe s’est lui aussi rendu dans les pays baltes. Ces visites à haute teneur symbolique attestent du renforcement des relations entre le Japon et ces trois pays de la Baltique depuis le rétablissement des relations diplomatiques, le 10 octobre 1991.

Si la relation nippo-lituanienne met en avant la figure du diplomate japonais Chiune Sugihara, alors que l'année 2020 a été déclarée par le Parlement lituanien comme lui étant dédiée(1), qu'en est-il des relations de l'Estonie et de la Lettonie avec le Japon ? Le lien unissant diplomatiquement le Japon et ces trois pays est-il différencié ou s'inscrit-il dans une dynamique multilatérale unifiée ?

Trois pays, trois approches diplomatiques

Les autorités japonaises affichent leur volonté de prendre en compte les spécificités de chacun des pays baltes selon les caractéristiques de leur histoire récente, leurs savoir-faire et leurs priorités de politique étrangère.

Ainsi, depuis les années 2010, les relations avec l'Estonie sont essentiellement centrées sur le domaine cyber (sommet Japon-Estonie sur les technologies de l'information et de la communication et la cybersécurité en décembre 2013, puis sommets Japon-Estonie sur le domaine cyber en décembre 2014 et 2015). Le ministère japonais des Affaires étrangères met également en avant la coopération dans le domaine de l'« e-gouvernance ». En décembre 2019, le Centre d'excellence de cyberdéfense de l'OTAN basé à Tallinn a accueilli un personnel venant du ministère japonais de la Défense. Or, on le sait, c'est dans le domaine cyber que les autorités estoniennes ont choisi de capitaliser pour que leur pays puisse se frayer une place sur la scène internationale.

La relation entre le Japon et la Lituanie, elle, met l’accent sur la thématique énergétique. En mars 2016, le ministère lituanien de l'Énergie et le ministère japonais de l'Économie, du commerce et de l'industrie ont signé un protocole d'accord sur les usages pacifiques de l'énergie nucléaire. Ce texte pose notamment un cadre pour le partage d'expériences concernant la mise en place de réponses d'urgence aux catastrophes nucléaires. Il souligne que « l'échange de connaissances dans le domaine des usages pacifiques de l'énergie nucléaire et la facilitation du développement de l'énergie nucléaire en Lituanie sont des éléments d'intérêt mutuel ». Ce texte a été suivi par la signature, en octobre 2019, d'un accord de coopération dans le domaine énergétique : y sont inscrits le renforcement de la coopération dans le démantèlement de centrales nucléaires, le développement d'énergies renouvelables, les technologies de stockage d'énergie, le développement d'un marché du gaz naturel liquéfié (GNL), ainsi que la coopération entre opérateurs de transmission dans le but d'accompagner la synchronisation des États baltes avec le système électrique européen.

Cette emphase énergétique prend tout son sens au regard des priorités de la politique, interne comme étrangère, de la Lituanie. D'une part, depuis l'arrêt total de ses réacteurs en 2009, la centrale nucléaire lituanienne d'Ignalina est en cours de démantèlement, processus auquel s'intéresse notamment l'entreprise Toshiba. D'autre part, la sûreté nucléaire et les réponses d'urgence s'inscrivent dans les préoccupations actuelles des autorités lituaniennes vis-à-vis de la centrale nucléaire bélarusse d'Astravets, considérée comme peu fiable et menaçante. L'expertise japonaise dans le cadre d'incidents nucléaires est un point d'intérêt pour les sapeurs-pompiers lituaniens. Enfin, la question de la synchronisation des réseaux électriques baltes au réseau électrique européen et la coopération dans le domaine cyber sont également présentes dans la relation nippo-lituanienne.

Pour ce qui est des relations entre le Japon et la Lettonie, elles ne sont pas formalisées par la signature d'accords mais les déclarations des autorités tournent autour de la question de la communication stratégique comme point principal de la coopération bilatérale. Ici aussi, le domaine cyber se fait une place de choix dans la relation nippo-lettone, ce qui s’inscrit en cohérence avec l’une des priorités de Riga, qui souhaite se positionner sur cette thématique. La Lettonie a ainsi inauguré en janvier 2014 le Centre d’excellente de l’OTAN pour la communication stratégique.

La vogue du format « 3 +1 »

En janvier 2018, au cours de la tournée officielle du Premier ministre japonais Shinzô Abe dans les trois pays, décision a été prise de mettre en place une plateforme de consultation politique et de coopération multilatérale entre les quatre États. Le premier sommet du Dialogue de coopération quadripartite (Japan-Baltic Cooperation Dialogue) a rassemblé à Vilnius les représentants de haut niveau des ministères des Affaires étrangères des quatre pays dès septembre 2018 : les discussions ont alors accordé une large importance aux biotechnologies. Le deuxième sommet s'est tenu à Riga en septembre 2019 et le troisième devrait avoir lieu à Tallinn. Ce format encore récent pourrait permettre, grâce à l’approfondissement et à l’élargissement du dialogue et des relations entre les pays, d’organiser à terme des rencontres quadripartites entre dirigeants.

Lors d'un entretien avec l'ambassadeur japonais à Riga début 2019, le ministre letton des Affaires étrangères Edgars Rinkēvičs a toutefois insisté sur la nécessité de renforcer la coopération bilatérale, au même titre que la coopération régionale. En effet, la juxtaposition de différents formats pose forcément la question de savoir quelle dynamique unit les deux sortes de relations, alors que la première a précédé la seconde. L'une sert-elle de base à l'autre, jugée désormais prioritaire ? Pour l'ambassadeur de Lituanie à Tokyo Gediminas Varvuolis, les relations bilatérales et le format quadrilatéral se soutiennent mutuellement et il s'agit d'exploiter tous les canaux de relations possibles(2). Si les relations bilatérales sont principalement fondées sur l'expertise et les besoins respectifs des acteurs, la relation en « 3 + 1 » est un canal supplémentaire qui vient naturellement consolider le premier. L’inverse est tout aussi pertinent. Cette année, Vilnius souhaiterait néanmoins renforcer plus particulièrement ses échanges avec Tokyo, afin de les porter à un niveau « stratégique » : la Première ministre Ingrida Šimonytė et son vice-ministre des Affaires étrangères se sont entretenus avec l'ambassadeur japonais à Vilnius à ce sujet en février 2021.

Il n’en reste pas moins que l'émergence du format quadrilatéral a ouvert de nouvelles perspectives. C’est ainsi que, lors de la mise en place de l'instance de dialogue en « 3 + 1 » début 2018, la présidence lituanienne a publié sur son site internet un article mettant en exergue le fait que ce format de coopération visait à « promouvoir le développement de liens dans les secteurs de la défense, de l'économie et des sciences ».

La défense en ligne de mire

En matière de coopération mutuelle, les discours des autorités baltes et japonaises affichent donc principalement des préoccupations énergétiques, économiques, cyber et de communication stratégique. La question sécuritaire, elle, est en partie abordée à travers l'énergie nucléaire. Quant aux questions de défense, bien qu'elles ne soient pas déclarées prioritaires, elles apparaissent toutefois en filigrane et tendent à peser davantage.

Elles ont d’abord été abordées dans la relation balto-nippone à travers le prisme de l’engagement sur des terrains étrangers. C’est ainsi que des experts japonais ont été intégrés au sein de l'équipe de reconstruction dirigée par la Lituanie en Afghanistan entre 2009 et 2013 ou que la mission spéciale de l'Estonie en Afghanistan a contribué à un projet de développement de puits mené par l'ambassade du Japon à Kaboul.

Mais la coopération ne s’arrête pas là. Des contacts directs entre autorités baltes et japonaises sur les questions de défense ont également lieu. En août 2016, à l’occasion du 25ème anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques entre le Japon et chacun des trois pays baltes, des frégates de la force maritime d'autodéfense japonaise ont fait escale dans le port de Klaipėda. Il s'agissait d'un signe hautement symbolique pour les autorités lituaniennes. Lors de la visite du Premier ministre japonais S. Abe, la présidence lituanienne a fait état de discussions de haut niveau autour d'une coopération renforcée entre l'OTAN et le Japon. Puis, en août 2018, le ministre lituanien des Affaires étrangères Linas Linkevičius a rencontré l'ambassadeur japonais à Vilnius pour évoquer la volonté de renforcer et d’élargir la coopération de sécurité et de défense entre les deux pays.

Les quatre pays ont des « voisins difficiles et imprévisibles », aime à rappeler la présidence lituanienne. En 2018, au cours d'une réunion entre ministres letton et japonais de la Défense, Itsunori Onodera a en particulier exprimé son inquiétude quant à l'intensification des activités militaires russes dans les régions voisines de son pays, mentionnant notamment l'exercice militaire Vostok 2018. Les discussions relatives aux questions de défense se cristallisent en effet autour du voisin commun aux États baltes et au Japon, révélant une perception commune de la montée de la menace russe : tandis que les autorités baltes ont demandé des gages de réassurance à l'OTAN à partir de 2014, les autorités japonaises, elles, ont exprimé leur inquiétude à l’occasion du déploiement par la Russie, fin 2020, de missiles sur l'île d'Itouroup, dans l'archipel des Kouriles, archipel au cœur d'un différend territorial russo-nippon. Si les autorités japonaises, en particulier, souhaitent de toute évidence rester discrètes quant au traitement avec leurs partenaires baltes de ces questions, il est clair aujourd’hui que la menace russe détient un potentiel suffisant à l'approfondissement des relations sécuritaires et de défense entre les États baltes et le Japon.

 

Notes :

(1) Chiune Sugihara (1900-1986), diplomate japonais, est connu pour avoir sauvé des milliers de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale alors qu'il était vice-consul à Kaunas, en Lituanie. À ce poste, contre l’avis de son gouvernement, il délivra au cours de l'été 1940 des visas permettant à près de 6 000 Juifs de fuir l'Europe. Ses actions lui valurent d'être reconnu comme Juste parmi les nations en 1984 par l'organisation Yad Vashem.

(2) Entretien mené par l’auteure avec M. l’Ambassadeur Gediminas Varvuolis, février 2021.

 

Vignette : Le Premier ministre japonais Shinzô Abe avec la présidente lituanienne Dalia Grybauskaitė en janvier 2018, au cours de la visite de S. Abe dans les États baltes (Source : Présidence de la Lituanie).

 

* Juliana BARAZER est étudiante en Master 2 Relations internationales et japonais à l'Inalco et travaille également sur l'espace balte.

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