Kirghizistan : une numérisation aux enjeux multiples

Si le Kirghizistan ambitionne de devenir un pôle technologique en Asie centrale, le pays reste à ce stade caractérisé par une dépendance cyber importante vis-à-vis d’acteurs extérieurs. Sa numérisation tardive n’aide pas à éclaircir le bilan mais les enjeux liés à ce mouvement en font une priorité des pouvoirs publics.


Le président du Kirghizistan Sadyr Japarov (à gauche) rencontre son homologue chinois Xi Jinping (à droite) en marge du sommet de l’OCS à Astana (2024), donnant lieu à un approfondissement des relations bilatérales entre les deux États. (source : Présidence du Kirghizistan).Certains aspects de la numérisation kirghize paraissent particulièrement urgents. Principalement financée par des puissances étrangères, elle tend à refléter les luttes d’influence à l’œuvre dans la région, entre Chine, Russie et Occident.

Lutter contre le trafic d’êtres humains

Lors de la préparation du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en mai 2024, le chef de la Cour suprême kirghize a mentionné la numérisation comme un outil permettant de lutter contre le trafic d’êtres humains. La prise en compte de cet enjeu semble être une tendance régionale puisqu’en juillet de la même année, le président kazakhstanais Kassym-Jomart Tokaïev a signé une loi  sur le même sujet. La numérisation des procédures, notamment l’enregistrement de l’état civil et l’attribution aux citoyens d’un numéro unique d’identification, permet de lutter contre l’usurpation d’identité. En 2024, le gouvernement kirghiz n’avait pourtant toujours pas de base de données unifiée concernant les initiatives de lutte contre le trafic de personnes, « ce qui continue de nuire à la planification et la coordination des initiatives ». C’est l’un des enjeux principaux de la numérisation du pays.
Du fait de la corruption élevée, les cas de collaboration entre autorités et trafiquants sont fréquents. On note une baisse du nombre de procès et de condamnations pour trafic d’êtres humains, notamment du fait de la mauvaise labélisation des crimes, parfois volontaire pour classer les affaires plus facilement. Les chiffres seraient à revoir à la hausse. Les Kirghiz de l’étranger sont particulièrement vulnérables : une partie des victimes du trafic de personnes et des travailleurs illégaux sont recrutés frauduleusement, voire forcés par la Russie d’aller combattre en Ukraine.
La forme la plus développée de trafic d’êtres humains au Kirghizistan reste le mariage forcé, notamment du fait de la pratique de l’« ala kačuu » (« Prendre et s’enfuir » en kirghiz), mariage par abduction, conduisant à des migrations internes (exode rural) ou externes (principalement vers la Russie) pour échapper aux enlèvements. Le mariage de jeunes filles mineures est, lui-aussi, un réel fléau : entre 7 et 9 000 très jeunes filles sont ainsi mariées chaque année. La numérisation de l’administration permet de lutter contre l’enregistrement de ces mariages forcés mais pas contre la pratique en elle-même, difficile à éradiquer, notamment en zones rurales.
La protection de l’enfance est un volet important de la numérisation : l’enregistrement des dates de naissance grâce au système numérisé doit empêcher les manipulations déclaratoires concernant l’âge. La loi de 2005 criminalisant « l’adoption d’enfants à des fins commerciales » reflète l’importance de la lutte contre le travail des enfants. Un projet de l’OIT mené entre 2017 et 2019 portait sur l’Asie centrale dans sa globalité, indiquant que le problème était généralisé dans la région (en l’occurrence, le Kirghizistan n’est pas le plus mauvais élève d’Asie centrale).

La menace d’ingérences étrangères

Le cyber est un domaine d’ingérence par excellence du fait de la difficulté d’attribution des attaques, de leur faible coût et de l’ampleur qu’elles peuvent prendre. Numériser le pays revient à l’exposer à de nouvelles menaces. Une agence d’État pour la protection des données personnelles a été créée fin 2021 pour pallier le manque de structures permettant de sécuriser les données du e-gouvernement et des utilisateurs. Or, la sécurité numérique a un impact sur la sécurité territoriale, d’autant que le Plan pour 2024-2028 envisage la numérisation des Forces armées (analyse des capacités opérationnelles, enregistrement de la logistique et de la localisation des équipements, interconnexion avec d’autres bases de données afin de compliquer l’évitement de la conscription…)(1).
Qui plus est, le Kirghizistan est marqué par une importante cyberdépendance, que la numérisation du gouvernement ne manquera pas d’amplifier. Héritage de la période soviétique, le pays fait partie du Runet(2), ce qui n’est pas sans implications stratégiques. La numérisation du pays n’est d’ailleurs pas nécessairement un enjeu de dérussification et de décolonisation : le chercheur Kevin Limonier souligne concernant l’Asie centrale que « ces pays n'ont jamais fait de l'indépendance numérique vis-à-vis de la Russie un enjeu politique » (3). Les données d’Asie centrale sont pour la plupart routées par Moscou vers l’Europe ou l’Amérique, ce qui en fait un point de traitement quasi-obligatoire, en plus du passage physique des réseaux de fibre optique qui, bien qu’ils se diversifient, transitent encore largement par le géant du Nord (voir carte).
Dans le cas kirghiz, cela l’expose tant aux ingérences de la Russie qu’à celle du Kazakhstan, passage quasi-inévitable pour Bichkek. À titre d’exemple, en 2016, Astana a décidé d’augmenter le prix de la bande passante vendue au Kirghizistan (le mégabit est alors passé de 13 à 30USD). Les Nouvelles routes de la soie pensées par la Chine passent pour la plupart par le Kazakhstan du fait d’enjeux topographiques (la frontière entre la Chine et le Kirghizistan étant constituée de hautes montagnes), ce qui n’offre pas pour Bichkek de perspectives de soustraction à cette dépendance, hormis le tronçon connectant Artux (dans l’ouest du Xinjiang) à Sary-Tash (région d’Osh).

 

Luttes d’influence et réorganisation géopolitique

Du fait de l’interconnexion des systèmes, les enjeux de sécurité et de lutte contre la corruption concernent, de plus en plus, l’ensemble de la communauté internationale(4). Dans le domaine numérique, l’opposition entre « Occident » (pays de l’OTAN, de l’UE et du G7) et « Sud » (porté par les BRICS) est quasi-institutionalisée à travers les deux fora sur la cybersécurité de l’ONU : « l'Open-ended Working Group (OEWG), créé à l'initiative de la Russie avec le soutien de la Chine notamment, et le Groupe d'experts gouvernementaux (GGE) mis en place par les États-Unis et une majorité d'États européens »(5).
Or, la numérisation du Kirghizistan oscille entre ces deux influences. Au départ du projet, l’OSCE, le PNUD et la Corée du Sud ont été parmi les principaux bailleurs de fonds. Les États-Unis et l’Estonie ont fourni une assistance technique et financière, notamment sur la partie échanges de données. À partir de 2021, l’UE a alloué 2 millions d’euros au projet et une assistance technique via un consortium dirigé par l’entreprise estonienne eGA avec la participation d’entreprises finlandaises, italiennes et du ministère kirghiz du Développement numérique. Les projets de câbles en mer Caspienne, dont le tronçon Bakou-Aktaou est déjà en service, permettent en outre au Kirghizistan de contourner la Russie. En 2023, le programme de l’UE a été prolongé jusqu’en 2027. Les Occidentaux, partenaires principaux de la numérisation kirghize au départ du projet, voient leur place de plus en plus contestée par la Chine, notamment dans le domaine judiciaire. Si le Kirghizistan n’est pas directement sur l’axe des nouvelles connexions qui passent par le Kazakhstan, il revêt d’autres intérêts pour Pékin dans le cadre des Nouvelles routes de la soie.
En octobre 2023, une délégation kirghize a été invitée au Forum international des routes maritimes de la soie sur la coopération judiciaire. Désormais, les projets du Kirghizistan semblent évoluer vers le modèle sécuritaire chinois : la Stratégie kirghize à horizon 2028 prévoit par exemple d’utiliser la reconnaissance faciale dans l’espace public(6).
Le pays reste encore loin de la mise en place de ce système, puisque l’État ne dispose pas ne serait-ce que d’une base de données centralisée pour ses forces de l’ordre ou d’un système de casiers judiciaires électroniques (objectifs pour 2028). Pour la Chine, la numérisation du Kirghizistan entre dans son projet plus large des Nouvelles routes de la soie avec, notamment, pour ambition de délocaliser la production de microprocesseurs et d’installer des datacenters. Si Pékin développe déjà des datacenters en Russie, il serait intéressant de diversifier la localisation de ses serveurs. Le Kirghizistan, s’il devient un pôle technologique comme il l’entend, pourrait servir d’hébergeur à moindre coût. Pour Bichkek, les bénéfices sont évidents : meilleur raccordement, solutions technologiques, assistance technique et financière, soutien de sa numérisation et création d’emplois.

Cependant, le Kirghizistan risque d’amplifier ses dépendances tant numérique qu’énergétique - les deux étant liées. Des enjeux de politique intérieure pourraient d’ailleurs émerger (au Kazakhstan, la hausse du prix de l’énergie a été l’une des raisons des révoltes de janvier 2022). Si l’aspect énergétique est pensé par la Stratégie kirghize pour 2018-2040, celle-ci évoque une « gazification du pays » (tâche 7.13) par Gazprom Kyrgyzstan, qui détient le monopole sur l’exportation du gaz naturel du pays et son réseau de distribution, donnant lieu à des accords d’approvisionnement jusqu’en 2040. Soit une ouverture supplémentaire aux ingérences russes. La lutte d’influence à l’œuvre dans le pays tourne ainsi à l’avantage de la Chine et de la Russie, aux dépens des Occidentaux.

Notes :

(1) Avec les problèmes que cela peut entraîner, comme observé en Ukraine quand des hackers russes ont piraté le système ukrainien, donnant la position des installations militaires et des personnels ; et inversement.

(2) Mot valise désignant l’internet de langue russe, qui dispose à plusieurs égards d’une culture propre.
(3) Kevin Limonier, Ru.net : géopolitique du cyberespace russophone, L’Inventaire, Paris, 2018, pp. 55 et 64.
(4) Comme observé récemment en Moldavie, où le crime organisé a tenté de faire effacer des notices rouges Interpol (dont le Kirghizistan est membre).
(5) Anne-Thida Norodom (2022), « Multilatéralisme et numérique : lorsque le multilatéralisme ne suffit pas », in Julian Fernandez, Jean-Vincent Holeindre (dir), Nations désunies ? La crise du multilatéralisme dans les relations internationales, CNRS éditions, Paris, 2022, p. 222.
(6) Celle-ci est aussi en vigueur, de manière illégale, en France depuis au moins 2015.

Vignette : Le président du Kirghizistan Sadyr Japarov (à gauche) rencontre son homologue chinois Xi Jinping (à droite) en marge du sommet de l’OCS à Astana (2024), donnant lieu à un approfondissement des relations bilatérales entre les deux États. (source : Présidence du Kirghizistan).

Lien vers la version anglaise de l'article.

* Nathan Hourcade est traducteur et titulaire d’un Master de recherches en Histoire obtenu à l’Université Paris Cité. Son projet de recherche actuel porte sur les politiques de sécurité énergétique dans l’espace post-soviétique à travers une approche comparative et d’histoire des mentalités.

Pour citer cet article : Nathan HOURCADE (2025), « Kirghizistan : une numérisation aux enjeux multiples », Regard sur l'Est, 21 avril.

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