La Lettonie se vide de ses jeunes

Dans un contexte démographique caractérisé par une croissance moyenne annuelle de la population négative (-0,6 %), la Lettonie est, depuis son adhésion à l’Union européenne en 2004, confrontée au départ des jeunes, qui cherchent ailleurs, et particulièrement au Royaume-Uni, des salaires attractifs synonymes de vie meilleure.


A Riga, l’idée que la vieille Europe a tout intérêt à soutenir la croissance des nouveaux Etats membres, sous peine d’en être déstabilisée, a plus que jamais le vent en poupe. Au moment où la présidence britannique de l’UE tentait de revoir à la baisse le fonds de cohésion de l’UE destiné à réduire les inégalités de développement entre les Etats membres, les syndicats irlandais appelaient à manifester à Dublin et dans d’autres villes du pays contre la main d’œuvre est-européenne employée à bas salaires, notamment au sein de la compagnie Irish Ferries.

Côté letton, la coïncidence aurait pu passer inaperçue. Mais la manifestation irlandaise était précédée de peu par une manifestation de syndicats suédois alarmés par le dumping salarial pratiqué par les travailleurs lettons. Et l’affaire prit une toute autre ampleur lorsque le Premier ministre irlandais lui-même jugea que l’emploi de la main d’œuvre est-européenne par la compagnie Irish Ferries constituait une menace pour les emplois irlandais. Dans un tel contexte, Riga ne pouvait que s’exaspérer du projet britannique de réduire de 10% le budget européen, signifiant pour la Lettonie un manque à gagner de 270 à 315 millions de lats (458 à 526 millions de dollars).

En fait, l’affaire fut largement reprise en Lettonie, parce que le Royaume-Uni semble devenu le nouvel eldorado salarial des jeunes Lettons. Le gouvernement affirme ne pas disposer de statistiques évaluant le nombre de résidents partis travailler dans d’autres pays, mais évalue entre 30 et 40.000 le nombre de ceux partis en Grande-Bretagne et en Irlande, pays les plus accueillants de l’UE, sur une population totale de 2,3 millions d’habitants. En 2004, 5.000 personnes auraient émis le souhait de travailler à l’étranger auprès de l’Agence pour l’emploi (NVA, membre de l’Agence européenne pour l’emploi EURES). 80 personnes auraient trouvé un emploi en Irlande en 2004, et 60 en 2005.

Le gouvernement letton prend d’autant plus au sérieux cette tendance que l’hémorragie de main d’œuvre touche en particulier les jeunes. Leur provenance géographique donne une idée de la raison de leur départ : la majorité de ceux qui ont choisi l’Irlande vient de la Latgale, région rurale de Lettonie à laquelle, selon le ministère des Finances, est allouée la plus maigre part des subsides européens (39 % des sommes allouées reviennent à la région de Riga).

Les disparités économiques régionales expliquent les motivations des jeunes candidats à l’émigration, et plus généralement le niveau des salaires à l’intérieur du pays. Au 1er janvier 2006, le salaire minimum pour 40 heures hebdomadaires de travail en Lettonie a été réévalué à 90 lats (151 dollars) par mois et devrait atteindre 100 lats en juillet, puis 110 en 2007, selon l’objectif de la ministre des Questions sociales, Dagnija Staie. On estime qu’en 2004, 101 600 personnes, voire moins, ont perçu ce salaire minimum, parmi lesquelles 86 % travaillaient dans le secteur privé et 14 % dans le public. Le gouvernement s’est fixé comme mission à la fois de réduire l’emploi illégal et de motiver la main d’œuvre à rester dans le pays.

Le «drame collectif de l’âme lettone»?

Le départ des jeunes travailleurs lettons à l’étranger pour raisons économiques fait en effet l’objet d’un vif débat. Le 26 novembre 2005, le quotidien Diena a même qualifié le phénomène de «drame collectif de l’âme lettone». Doublée d’une croissance moyenne annuelle de la population négative (le taux de natalité est de 9 pour mille), une émigration massive risquerait d’entraver le développement du pays, aggravant d’autant le phénomène migratoire et ainsi de suite.

La Lettonie est prise de vertige devant le vide démographique potentiel. Les eurosceptiques remercieraient presque Bruxelles d’avoir imposé des contraintes à la libre-circulation de la main d’œuvre issue de nouveaux Etats membres et d’éviter à leur pays de tomber dans le cercle vicieux. Constatant les importants différentiels de salaires entre la Lettonie et les autres Etats membres, ils se demandent si le pays n’aurait pas gagné à différer son adhésion de quelques années. Si le taux de croissance du PIB oscille depuis quelques années entre 6 et 9 % par an, l’inflation, elle, demeure forte (6,2 % en 2004) et les salaires lettons n’ont pas encore rattrapé le niveau de ceux pratiqués dans l’UE-25.

Cette réaction de nature émotionnelle, émanant de «ceux qui sont restés» semble oublier que l’émigration est génératrice de gains, ne serait-ce que de l’argent réinjecté dans l’économie lettone par les émigrants, sur lesquels comptent de nombreuses familles. S’il est impossible de chiffrer le volume de ces entrées, la Banque de Lettonie a toutefois déclaré qu’au premier semestre 2005, les Lettons détenaient 95,2 millions de lats (environ 161 millions de dollars), soit 73 % de plus que les 55 millions de lats enregistrés l’année précédente.

En outre, si le nombre de salariés travaillant à l’étranger a augmenté de façon exponentielle depuis 2004, celui des employés en Lettonie a également crû, quoique le nombre des offres d’emploi ait diminué. Ceux que l’émigration enthousiasme rappellent que si les résidents lettons émigrés n’avaient pas eu l’opportunité de travailler à l’étranger, ils seraient aujourd’hui chômeurs en Lettonie, où le taux de chômage atteint officiellement 10 %.

Les plus optimistes estiment que la mobilité professionnelle des jeunes Lettons leur permet non seulement de s’enrichir, mais aussi d’accroître leur expérience professionnelle, voire leur niveau de qualification. Les euro-convaincus reconnaissent qu’ils n’avaient pas prévu l’ampleur du phénomène, mais ajoutent que, si la Lettonie n’avait pas adhéré à l’UE, rien n’indique que les travailleurs lettons ne seraient pas allés chercher un emploi à l’étranger ; ils auraient seulement été moins bien protégés !

Quel rôle pour l’Etat letton ?

Pour Parsla Eglite, membre du groupe d’études démographiques de la Commission d’analyse stratégique (rattachée à la Présidente), les employeurs sont directement responsables du départ des jeunes employés : privilégiant le profit, ils entretiendraient l’idée d’une pénurie de main d’œuvre formée dans le pays. Selon elle, non seulement la main d’œuvre est adéquate (la preuve : elle trouve du travail à l’étranger), mais elle ne rentrera en Lettonie que lorsque les salaires y seront dignes de ce nom. Pour le moment, dénonce-t-elle, les directeurs d’usine préfèrent employer une main d’œuvre biélorussienne ou moldave, souvent au noir, prête à accepter des salaires bas et peu encline à revendiquer.

De fait, les offres d’emploi enregistrées par la NVA de Riga fin 2005 atteignaient difficilement le salaire minimum garanti : la plupart des 8.000 offres reçues à la fin de l’année s’accompagnaient d’un salaire mensuel de 90 lats. Accusée de faciliter le départ de la main d’œuvre à l’étranger, la NVA se défend de favoriser l’émigration salariale : sa mission est d’informer les demandeurs d’emploi sur les offres existant à l’intérieur du pays comme à l’intérieur de l’UE, dont la Lettonie est membre.

Jugeant les chiffres peu significatifs, la NVA estime qu’il est préférable de voir les travailleurs signer un contrat légal à l’étranger que de travailler au noir en Lettonie, aux conditions dictées par un employeur peu scrupuleux, ou de pointer au chômage. Le directeur de la NVA lui-même a déclaré toucher un salaire moindre que son frère, employé sans diplôme particulier dans une cimenterie… en Irlande. Et de rappeler que l’Irlande a rejoint la Communauté européenne en 1973 et que, quinze ans durant, ses résidents sont allés travailler hors d’Irlande, attendant que leur pays reprenne pied.

S’il faut tabler sur un retour des travailleurs lettons en Lettonie, la question est de savoir quand. Elle est aussi de déterminer de quelle main d’œuvre le pays aura besoin demain et donc, comment la préparer. L’Etat doit définir les domaines dans lesquels il entend se développer dans les dix ou quinze ans à venir, afin de préparer aujourd’hui les spécialistes de demain. Parsla Eglite estime que le pays n’a pas de souci à se faire à l’horizon 2020, d’abord parce que le taux de chômage reste élevé, et ensuite parce que les générations nées dans les années 1980 sont actuellement en passe d’entrer sur le marché du travail. En revanche, la pénurie de main d’œuvre risque d’être d’autant plus sensible par la suite que la population lettone aura chuté de façon significative.

La solution par la formation

Le ministre letton de l’Economie, Krisjanis Karins, estime que la priorité doit être l’éducation, la formation étant la clé de l’investissement local et étranger dans le pays. La Lettonie est appelée à produire des biens et des services à forte valeur ajoutée, ce qui va de pair avec des salaires élevés.

A la question de savoir comment retenir au pays la main d’œuvre peu qualifiée, Krisjanis Karins répond qu’il faut précisément passer d’une main d’œuvre peu qualifiée à une main d’œuvre hautement qualifiée. Il cite l’exemple de la filière bois avec l’entreprise Latvijas Finieris, qui prévoit d’investir plusieurs millions de lats dans la modernisation de son appareil de production. Cette modernisation doit entraîner une diminution du nombre de spécialistes employés, qui seront en revanche mieux payés.

Dans un contexte de dénatalité, le calcul semble limpide, mais risqué. Plus que dans la seule émigration des jeunes, «le drame collectif de l’âme lettone» est peut-être là : si les indicateurs démographiques n’évoluent pas, en 2100 la Lettonie ne comptera plus qu’un milion d’habitants et le rapport entre actifs et retraités sera clairement défavorable.

Par Céline BAYOU