La liberté au XXIe siècle, en Europe orientale et occidentale: partager la flamme!

Le 20 août, nous avons fêté l’anniversaire du rétablissement de l’indépendance de l’Estonie. Pour un petit pays comme l’Estonie, la liberté n’est certainement pas un concept qui va de soi. Mais tous les peuples et tous les États, petits ou grands, la placent au plus haut. La liberté est souvent conquise au prix du sang, c’est pourquoi elle est célébrée par des défilés militaires.


Exposition « La liberté au XXIe siècle », à l’ambassade d’Estonie à Paris. Photo : collection privéeC’est notamment le cas en France, où l’on célèbre la fête nationale le 14 juillet depuis la prise de la prison-forteresse de la Bastille en 1789 – la victoire des révolutionnaires sur la geôle et sur la répression exercée par le pouvoir royal identifiant l’événement comme la victoire de la Liberté. Chaque année au mois de juillet, sur les Champs-Élysées, la grande avenue parisienne, un impressionnant défilé militaire, qui a réuni en 2022 près de 5 000 soldats des différentes armes, 181 unités techniques et 200 chevaux, 65 avions et 25 hélicoptères, commémore cette victoire.

Cette année, le défilé était ouvert par des soldats de neuf États d’Europe orientale (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie et Bulgarie), tous membres de l’OTAN. La France manifestait ainsi sa solidarité avec la lutte menée en Ukraine pour la liberté – non seulement la liberté du peuple d’Ukraine et celle de son pays, mais aussi la liberté de tous les autres pays d’Europe de l’Est. C’est la flamme de la liberté que la France souhaite porter et partager, ainsi que le proclamait le titre – Partager la Flamme – du défilé de cette année.Egge Kulbok-Lattik

Egge Kulbok-Lattik.

 

De liberté, il fut aussi question lors du débat organisé le 5 juillet par l’ambassade d’Estonie à Paris à l’occasion du vernissage de l’exposition La liberté au xxie siècle, avec le concours d’intellectuels français et estoniens. L’exposition rassemble des œuvres de vingt et un artistes estoniens contemporains, qui ont interprété le concept de liberté dans une perspective individuelle ou à l’échelle d’un peuple ou d’un État. L’exposition est un projet du commissaire Jaak Visnap et l’idée de constituer cette collection a germé dès 2018, dans l’idée de célébrer le 100e anniversaire de la République d’Estonie.

Exposition La liberté au xxie siècle, à l’ambassade d’Estonie à Paris. Photo : Plakat.

Exposition La liberté au xxie siècle, à l’ambassade d’Estonie à Paris. Photo : Plakat.

Les œuvres exposées ont été créées par le procédé traditionnel de la lithographie et imprimées par J. Visnap, au moyen d’une presse lithographique datant de 1924. La collection exprime un message à la fois divers et assuré ; elle illustre la vigueur de la culture estonienne et son attachement à la liberté – une liberté qui, au vu de l’histoire de l’Estonie comme de sa situation géographique, n’a jamais été une évidence indiscutable. Les artistes présentés sont August Künnapu, Evi Tihemets, Hardi Volmer, Ivar Kaasik, Jaak Visnap, Jaan Toomik, Jüri Arrak, Kadri Alesmaa, Kadri Kangilaski, Kiwa, Laurentsius, Leonhard Lapin, Liisa Kruusmägi, Maarit Murka, Marko Mäetamm, Navitrolla, Peeter Allik, Priit Pärn, Raul Meel, Tarrvi Laamann et Urmas Viik.

Si les conceptions que se font les artistes de la liberté parleront aux visiteurs et aux hôtes de l’ambassade jusqu’en mai 2023 par le truchement des œuvres accrochées, les chercheurs et leurs auditeurs ont, eux, disposé de deux heures dans le cadre de la table-ronde organisée par l’ambassade. L’Estonie était représentée par Marko Mäetamm et Ilmar Raag, tandis que les intervenants français étaient Céline Bayou, enseignante à l’INALCO et rédactrice en chef de la revue web Regard sur l’Est, Nicolas Tenzer, expert des questions internationales et enseignant universitaire, et Bruno Tertrais, politologue. L’auditoire, nombreux et varié, rassemblait des membres de la communauté estonienne de Paris et, côté français, des commissaires d’expositions, des galeristes, des journalistes, des amis de l’ambassade et tout un public intéressé par les questions politiques.

La liberté d’un grand ou d’un petit pays

La discussion a clairement montré à quel point l’image que l’on a de soi peut différer d’un peuple à l’autre. En introduction aux débats, l’ambassadeur Lembit Uibo a remarqué que la guerre en Ukraine avait fait comprendre aux sociétés occidentales, qui avaient profité de longues années de paix, que la liberté est un bien précieux qu’il faut savoir apprécier et qui mérite tous nos efforts. Bruno Tertrais a détaillé les significations et les connotations du concept de liberté, ses implications philosophiques et politiques, ses composantes individuelle et collective. La liberté des individus varie d’une culture à une autre, et déjà entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest on la comprend différemment.

Ilmar Raag a souligné l’importance extrême de la question de la liberté et de la souveraineté pour l’Estonie, son statut d’État frontalier lui imposant d’être en permanence prête à se défendre. De fait, l’Estonie ne vit pas seulement la guerre d’Ukraine comme un appel à exercer sa solidarité : la proximité du conflit est ressentie par tous de façon aiguë, et cette expérience est radicalement différente à l’ouest et à l’est de l’Europe.

Débat organisé à l’ambassade d’Estonie à Paris à l’occasion du vernissage de l’exposition « La liberté au XXIe siècle ». Photo : collection privée.

Débat organisé à l’ambassade d’Estonie à Paris à l’occasion du vernissage de l’exposition La liberté au xxie siècle. Photo : collection privée.

Céline Bayou a ensuite mis en regard les perspectives différentes des grands et des petits États. Elle a insisté sur le message clair que les Pays baltes, de petite taille, envoient à un pays de la taille de la France : l’enjeu est pour eux de sauvegarder leur indépendance. Pour C. Bayou, les Français comprennent que l’expérience traumatisante des Pays baltes ait pu leur faire porter un regard critique sur la relation franco-russe. Mais en France aussi on s’interroge sur ce que va devenir la Russie, certains craignant d’ailleurs les représailles (et la hausse continue du prix du gaz). Prenant à témoin l’œuvre de Kadri Kangilaski exposée non loin d’elle, Céline Bayou a estimé que la liberté était un processus en devenir permanent. « La liberté de tous prend cependant sa source au niveau de l’individu, et la liberté de choix va de pair avec une responsabilité vis-à-vis du monde et de l’environnement. La liberté de chacun dépend de son degré de conscience, et pour cette raison il est capital que tous développent leur conscience. »

Nicolas Tenzer a, lui aussi, comparé les perspectives des grands et des petits pays, présentant une interprétation passionnante de l’Union européenne comme réponse à une peur historique séculaire : « En 2005, alors que je me trouvais en Serbie peu après l’ouverture des négociations ouvrant la voie à une potentielle adhésion future à l’Union européenne, un Serbe m’a déclaré que les Français, avec la création de l’Union européenne, avaient mis un terme à une peur historique séculaire. De fait, la liberté est avant tout un affranchissement de la peur. J’estime nécessaire de demeurer conscients de la direction que nous prenons avec l’élargissement de l’Union européenne, mais aussi avec l’émancipation du concept de liberté – individuelle ou sociale : jusqu’où voulons-nous aller avec la liberté ? Tout comme les États, chaque communauté a sa conception particulière de la liberté. Mais comment s’articulent liberté collective et liberté individuelle ? Il nous faut réfléchir à ce qu’est la liberté d’un État, et nous demander en quoi diffèrent la liberté d’un grand État et celle d’un petit État. Qu’y a-t-il de grand dans un grand État ? Nous laissons-nous aveugler par cette idée de grandeur ? La Russie est-elle un grand État ? Quel est le prix de la liberté d’un petit État ? Quel est l’avenir de la Russie ? La France n’a toujours pas oublié le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et de la collaboration. »

Marko Mäetamm, enfin, a présenté la perspective d’un artiste, estimant que le concept de liberté est abstrait et que nous n’en avons jamais autant conscience que lorsque nous en sommes privés. L’art naît de la liberté de pensée de l’artiste. En tant qu’artiste, il se sent appelé chaque jour, dans son travail, à choisir entre différentes catégories de liberté. « En choisissant entre liberté individuelle, sociale, économique, etc., j’essaie de trouver la formalisation, la forme artistique qui me permettra de m’adresser au spectateur. »

 

* Egge Kulbok-Lattik est sociologue. Elle a travaillé auprès du Premier ministre estonien, en tant que conseillère dans les domaines de la culture et de l’éducation. Ses recherches portant sur la politique culturelle, le développement humain et l’apprentissage.

Cet article, traduit de l’estonien vers le français par Jean Pascal Ollivry, a fait l’objet d’une première publication dans le quotidien estonien Postimees, le 16 août 2022.

 

Vignette : Exposition La liberté au XXIe siècle, à l’ambassade d’Estonie à Paris. Photo : collection privée. Avec l'aimable autorisation de l'ambassade d'Estonie à Paris.

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