La maison bleue de Periprava

A Tulcea, porte du delta, le Danube se partage en trois bras qui s’écartent en éventail. Celui du Nord marque la frontière avec l’Ukraine. C’est au bout de ce bras-là que se niche Periprava, 300 habitants, dernier village avant les rives de la mer Noire.


Seul moyen d’accès : le bateau. Deux aller-retour par semaine. De Tulcea, six heures de navigation sont nécéssaires pour rallier Periprava. Six heures pendant lesquelles le petit ferry glisse comme un funambule sur le fil ténu de la frontière. Rive droite : la Roumanie. Rive gauche : l’Ukraine. Periprava somnole sur la rive droite.

A l’arrivée, sur l’embarcadère pris d’assaut par tout le village qui ne manquerait pour rien au monde la venue du bateau, dans la pagaille du débarquement des passagers et des marchandises, on peut tomber sur Tudor. Vingt-quatre ans, sous-lieutenant, garde-frontière de son état, Tudor a peu l’occasion de pratiquer son français qu’il parle bien. L’affaire est entendue : c’est chez Tudor et sa femme Aurélia que nous habiterons le temps de notre séjour à Periprava.

C’est une maison bleue, exilée tout au fond du village. Derrière elle s’étendent à perte de vue forêts et dunes de sable. Le delta, le désert. Et cette maison bleue accrochée là, à son maigre potager. Le royaume de Tudor et Aurélia.

Si leur accueil est providentiel, notre venue l’est aussi. Tudor a quitté sa parka kaki et a remis des bûches dans le foyer au-dessus duquel boue une soupe au poisson.

- Ici, tous les jours se ressemblent, surtout l’hiver, où les journées sont courtes mais longues à s’écouler, raconte-t-il. Alors c’est bien que vous soyez là. On a besoin de nouvelles.
- Euh... cela fait trois semaines que nous voyageons, nous n’avons pas de nouvelles très fraîches...
- Mais vous êtes les nouvelles ! lâche-t-il avec un grand sourire tout en remplissant un premier verre de zuika.

Nous sommes porteurs d’inconnu, il faut nous faire parler. Alors les questions fusent, sur le mariage en France, la politique en France, l’université en France, l’Europe, l’Union... Sur ce point, Tudor tranche.

- La Roumanie dans l’Union ? Non vraiment, nous n’y croyons pas. Le pays est dans un tel état... La vie devient trop difficile, surtout en ville. Avec Aurélia, on a préféré venir ici.

Après l’académie militaire à Galati puis à Bucarest, Tudor a été affecté à Sulina, seule ville du delta, 5000 habitants, à trente kilomètres de Periprava à vol de canard mais à deux jours de tracteur et de chaloupe. Pas étonnant que sa demande d’affectation à Periprava ait surpris ses supérieurs. Mais ils l’ont acceptée, trop contents d’avoir un volontaire pour ce coin de frontière qu’il faut bien surveiller.

- On a fui la civilisation pour être tranquille, reprend Tudor, alors qu’Aurélia est sortie nourrir leurs trois chiens et leurs deux chats. Ici, à Periprava, c’est le vrai bout du monde. On doit se débrouiller par nous-mêmes, vivre comme les gens d’ici.

En un an, Tudor a vite pris les habitudes des pêcheurs du coin. Alors il braconne, comme tout le monde. Lors de la dernière période d’interdiction de la pêche, il est sorti de nuit avec un ami pêcher sur le Danube. Bonne pêche : ils ont ramené une femelle esturgeon pleine de caviar. Au marché noir, Tudor affirme l’avoir vendue dix fois son prix. A Sulina, il y a paraît-il un petit réseau qui a pignon sur rue et qui écoule ce caviar vers le Japon...

- Avec cet argent, on a acheté un ordinateur. C’est quand même mieux qu’une télé, non ? On a des jeux dessus, on apprend les logiciels, et puis on aimerait bien avoir Internet. C’est compliqué, il n’y a pas de ligne de téléphone ici. Mais peut-être que par satellite ?

Tudor et Aurélia parlent d’acheter la maison bleue, plus tard, quand ils pourront. Quand Tudor aura pêché suffisamment de femelles esturgeons à la lueur des étoiles ? En tout cas, c’est leur rêve cette maison, ses murs de torchis recouverts d’un crépi bleu, son toit de roseaux et son chauffage au bois. Y faire un enfant, le voir grandir ici, dans les sables du delta... Jusqu’au jour où il faudra penser à le mettre dans une bonne école. Tudor et Aurélia en parlent déjà. Retourner vers la civilisation, probablement à Galati, la grande ville du Danube dont ils sont originaires. D’ici là, peut-être auront-ils acheté la maison bleue, dont ils garderont la clé, pour leurs vieux jours.

 

Par Guy-Pierre CHOMETTE de Lisières d'Europe