Il y a en Russie un « besoin aigu d’une idéologie nationale d’Etat », déclarait le président du Conseil de politique étrangère et de défense Sergueï Karaganov en juillet 2025 (texte traduit et analysé par Le Grand Continent). Selon le Larousse, une idéologie est « un système d'idées générales constituant un corps de doctrine philosophique et politique à la base d'un comportement individuel ou collectif » et « l’ensemble des représentations dans lesquelles les hommes vivent leurs rapports à leurs conditions d'existence (culture, mode de vie, croyance) ». Elle est proche d’une doctrine cherchant à réaliser une utopie.
Alors que ce concept était au cœur du XXe siècle, les élites politiques de nombreux pays ont depuis progressivement délaissé la promotion d’une idéologie nationale comme outil de mobilisation et de légitimation auprès de la population. Pour autant, la défaite du socialisme comme outil d’organisation de la société et la désaffection vis-à-vis d’un corpus politique étatique n’ont pas conduit à la désidéologisation des opinions. Dans la Russie des années 1990, le libéralisme permis par l’Etat, le recul de son intervention puis sa quasi-faillite ainsi que la forte crise économique et de sens qui a frappé le pays ont même favorisé l’émergence d’idéologies : certaines idées d’extrême-droite, longtemps censurées, ont suscité l’intérêt d’une part du public avec l’essor du nationalisme. Dans une moindre mesure, le socialisme a quelque peu ressuscité avec les revers de l’instauration du libéralisme politique et économique en Russie, comme le montrent les scores du Parti communiste de Russie aux élections de 1994 et 1996. Si les élites politiques des présidences de Boris Eltsine se sont réclamées du libéralisme, à partir du premier mandat de Vladimir Poutine elles se revendiquent avant tout du « pragmatisme », contribuant à promouvoir le fameux « contrat social » basé sur l’apathie politique de la population. Cependant, l’ampleur des efforts exigés de la population russe à la suite de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022 et la perception d’une fragilité du régime poussent désormais les autorités à considérer la remobilisation de la société par l’idéologie afin de pérenniser cet effort au-delà du « ralliement sous le drapeau » créé par l’état de guerre. En s’estompant, cette mobilisation imposée pourrait menacer le régime.
Une idéologie étatique initialement dirigée vers les élites politiques et l’étranger
La Russie a tout d’abord développé une idéologie à usage interne cherchant à consolider une « verticale du pouvoir ». En 2006, le conseiller du Président russe, Vladislav Sourkov, a présenté son projet de « démocratie souveraine » ayant pour objectif de « nationaliser les élites » : le système politique et ses élites doivent s’inscrire dans l’histoire et la culture russes, s’incarner dans un pouvoir centralisé, privilégiant l’intérêt collectif par rapport aux libertés individuelles, et dans une personnalité forte, garante de la souveraineté de l’État face aux menaces intérieures et extérieures, dans un objectif de puissance. V. Poutine a fortement encouragé ses proches à lire les ouvrages du philosophe Ivan Iline mais n’a pas entrepris d’effort pour le promouvoir auprès d’une plus large audience, selon la politiste Marlène Laruelle dans son ouvrage Ideology and Meaning-Making Under the Putin Regime. Le pouvoir a aussi développé, à usage externe, un discours d’opposition au « devoir d’ingérence » occidental et de promotion de la souveraineté des États. Sur ce plan, lors de son discours en 2007 à la Conférence de sécurité de Munich, V. Poutine s’inscrira dans la continuité de la doctrine Primakov, élaborée en 1994, prônant le rapprochement avec les pays du Sud et l’opposition à l’unilatéralisme occidental. Enfin, le Kremlin se positionne sur les plans à la fois interne et externe contre « l’idéologie mondialiste » et libérale des pays occidentaux, en se faisant le défenseur des valeurs traditionnelles. Ce discours est dirigé à la fois vers les pays du « Sud global » et les partis populistes occidentaux.
Si ce corpus idéologique est élaboré avant tout pour soutenir l’orientation de politique étrangère russe, le pouvoir a cherché simultanément à promouvoir l’apathie politique de sa population, séparant la conduite des affaires familiales ou locales – dignes de son intérêt – de celle des affaires de l’État – réservée aux élites politiques et économiques. Le parti présidentiel Russie unie s’est présenté comme « pragmatique », tout en réactivant le patriotisme diffus du peuple russe lors de démonstrations de force en Tchétchénie, en Géorgie puis en Crimée. Cet effort de désidéologisation populaire a été renforcé par les difficultés d’émergence d’une idéologie d’opposition du fait de la répression mais aussi de l’absence de structuration idéologique des oppositions russes, avant tout rassemblées contre la corruption et le régime. A partir de 2012, le pouvoir politique russe a affirmé son opposition frontale aux valeurs de l’Occident en adoptant une loi sur les agents de l’étranger et des lois de bioéthique soutenues par l’Église orthodoxe, contre les valeurs libérales. Cette tendance s’est renforcée avec l’annexion illégale de la Crimée, en 2014. Le pouvoir a aussi promu l’idée de continuité de la Russie contemporaine avec l’Empire russe, notamment en réintroduisant la symbolique du ruban de Saint-Georges, en réactivant des termes comme « Novorossia » et des pratiques impérialistes comme la russification. Si la population a, dans l’ensemble, adhéré à l’annexion de la Crimée, au tournant conservateur soutenu par l’Église orthodoxe ainsi qu’à la méfiance vis-à-vis de l’Occident, son soutien global au projet du pouvoir reste limité. Outre l’existence d’une minorité libérale dans les grandes villes, la défiance générale vis-à-vis de l’État, invariant de l’histoire du pays, explique cette limite.
Depuis 2022, les autorités tentent d’élargir et de renforcer ce corpus idéologique
Cette faible diffusion d’une idéologie d’État auprès de la population devient aujourd’hui difficilement tenable pour le pouvoir russe. La population a supporté une vaste étendue de sacrifices depuis le déclenchement de la guerre à grande échelle en Ukraine : une récession en 2022, une forte inflation et une mobilisation partielle impopulaire, parmi d’autres effets. Ce contexte a révélé quelques fragilités du régime face à la timide contestation de la population et à la colère de certains face aux défaillances de l’armée. Cela s’est observé dans le soutien ou l’absence d’opposition à la mutinerie d’Evguéni Prigojine en 2023 mais aussi dans l’absence de mobilisation pro-régime. Certes, le discours critique de l’Occident peut se révéler porteur à l’étranger, où des pays comme le Brésil, l’Inde ou l’Afrique du Sud voient la guerre en Ukraine comme un résultat de la domination occidentale. Mais il se révèle sans écho réel en interne. La référence constante au passé et le positionnement en opposition à l’ordre international ne suffisent pas à créer un mythe fédérateur. L’alliance de référence aux symboles impériaux, soviétiques et patriotiques, la diabolisation de l’Occident par V. Poutine et des idéologues comme Alexandre Douguine et sa chaire sur « l’Occident satanique » à l’Université d’Etat de Moscou, ou la volonté de « décoloniser les consciences de la pensée occidentale » de Sergueï Karaganov restent insuffisantes pour créer une idéologie cohérente. Pour y remédier, S. Karaganov estime nécessaire de formuler une idéologie d’Etat visant à pérenniser la mobilisation de la société et les acquis du régime : la victoire sur le terrain en Ukraine, la sûreté de la Russie et la sécurité du pouvoir de V. Poutine. M. Laruelle considère que les efforts du pouvoir pour construire une idéologie s’appuient sur l’exploitation d’idées circulant déjà dans la société, comme l’humiliation subie dans les années 1990 et la croyance dans une volonté de l’Occident de détruire la Russie.
Malgré une structuration limitée, des tentatives ont été déclinées en mouvements mobilisateurs
A. Douguine tente de réactiver l’imaginaire slavophile en recyclant une doctrine « eurasiatique » séculaire, prônant l’opposition à l’Europe et la formation d’une identité propre aux pays situés entre Europe et Asie. La glorification de la guerre est par ailleurs promue : A. Douguine considère souhaitable de « tuer pour des idées» , tandis que S. Karaganov estime que « la guerre est dans les gènes des Russes ». Ce dernier a en outre tenté de théoriser une idéologie d’Etat, avec une idée-rêve de l’homme russe, la Russie comme Etat-civilisation ou civilisation de civilisations ; il a caractérisé le régime de « méritocratie des chefs », théorisé sa « sibérisation » et a accentué l’importance des origines mongoles de la Russie ; il a consolidé la critique du consumérisme et d’autres valeurs « anti-humanistes », a réactivé le « romantisme » ou le primat de l’esprit et du militaire sur l’économie. Dans le même temps, il veille à prendre en compte certains défauts de l’époque soviétique, en estimant que l’idéologie ne doit pas être uniforme ou imposée mais rester un simple repère.
Le pouvoir a décliné ces inclinaisons idéologiques en structures mobilisatrices. L’armée et son souvenir sont mobilisés, comme lors de la commémoration du 9 Mai. Les vétérans de « l’opération militaire spéciale » en Ukraine sont présentés par le pouvoir comme la nouvelle élite du régime. La jeunesse est mobilisée avec l’introduction de conversations sur les « choses importantes » à l’école tous les matins, la revitalisation de la « Iounarmia », des jeunesses patriotiques et militaires basées sur l’héritage des Jeunesses communistes, et une politique de russification et de militarisation des enfants ukrainiens dans les territoires occupés. La culture aussi est mobilisée pour servir le patriotisme, avec par exemple la musique pop patriotique de Shaman, la promotion de livres et de musées sur la guerre et la réactivation d’événements culturels concurrents de ceux organisés par les Occidentaux, comme Intervision. Enfin, le Patriarcat de Moscou défend la guerre comme le combat du bien contre le mal, du Christ contre l’Antéchrist.
Quelle perméabilité auprès de la population ?
Compte tenu de la force de la répression, la perméabilité de la population à ces thèses est difficile à évaluer, même par des instituts de sondage indépendants comme le centre Levada. Malgré les efforts du pouvoir, la construction d’une véritable idéologie d’Etat reste en tout cas limitée, tout comme le sera vraisemblablement sa pérennisation après la guerre ou la disparition de V. Poutine.
De fait, les événements et messages mobilisateurs empruntent surtout à l’héritage soviétique et ne sont pas exclusivement rattachables au régime actuel. Il est également difficile d’articuler les discours religieux, impérialiste et antimoderne, alors que la population russe, surtout urbaine, reste attachée au consumérisme et à d’autres valeurs « occidentales ».
Si les tentatives de création d’une nouvelle idéologie se rattachent donc efficacement aux doctrines de politique étrangère, elles restent éloignées de l’objectif qui consisterait à apporter un horizon « utopique », comme le proposaient les idéologies du XXe siècle. Cela limite leur caractère mobilisateur. Marlène Laruelle estime que le succès à long terme de l’idéologie d’Etat russe contemporaine sera lié à la capacité à protéger les classes moyennes et supérieures de l’impact de la guerre. Néanmoins, la société russe, inversant les causalités, ne verrait déjà plus l’Occident comme un modèle, remarque le journaliste américain Joshua Yaffa : même les sceptiques de la guerre de Poutine auraient été déçus par les Occidentaux du fait de la continuation de la guerre et des sanctions, ce qui présagerait une permanence des idées du régime et de la fracture avec l’Occident.
Vignette : Sergueï Karaganov lors de la table-ronde « Minorité mondiale : le rôle de l’Occident dans un monde multipolaire », Conférence de Valdaï, 1er octobre 2025 (Copyright : Valdai Discussion Club).
* Alexandre Voldoire est étudiant à l’INALCO.
Pour citer cet article : Alexandre VOLDOIRE (2025), « La tentative de re-idéologisation de la Russie », Regard sur l'Est, 10 novembre.
