L’Ukraine n’aura pas été prise en quelques jours et le gouvernement Zelensky, après quelques bombardements, ne se sera pas enfui à l’étranger après avoir ordonné aux forces armées ukrainiennes (FAU) de déposer les armes. Pour les spécialistes de l’armée russe la surprise est de taille : tous ont surestimé la capacité des forces russes à réduire la résistance ukrainienne dans le temps court, très politique, exigé par le Kremlin.
Comment ces spécialistes auraient-ils pu ne pas se tromper ? Cette armée russe, comme l’ont montré les grands exercices stratégiques de ces dix dernières années, notamment les deux derniers, Zapad et Vostok, est en effet censée disposer dans tout le spectre tactique à stratégique d’une puissance offensive et défensive impressionnante, unique en Europe, voire dans le monde. Cette armée n’a-t-elle pas réussi l’exploit de déployer en quelques mois à sa frontière avec l’Ukraine, depuis des unités parfois distantes de plus de 9 000km de leur zone d’opération, quelque 150 000 hommes et des milliers de blindés ? Tout cela, rétorquera-t-on, n’est qu’affaire de logistique de temps de paix et ne montre nullement les capacités réelles de cette armée à combattre un adversaire déterminé, pas plus que ne le montraient ces multiples exercices endogames contre un ennemi fictif combattant dans le cadre d’un schéma tactique préétabli et de doctrines nationales d’emploi des forces. Certes. Mais ne serait-ce pas commettre un excès inverse en ne voyant plus dans cette armée russe, sous l’effet de l’émotion et des échecs qu’elle rencontre en ces premières semaines de conflit, qu’un « village de Potemkine » ou une « puissance militaire fantasmée » ?
Les phases d’un conflit
Ces échecs sont dus à des facteurs nombreux, dont les deux principaux sont l’auto-intoxication de l’état-major russe (surestimation de sa puissance militaire) et un renseignement qui a sous-évalué la résistance des politiques, des militaires et du peuple ukrainiens. Une véritable guerre ne devait pas avoir lieu : le « scénario criméen » était retenu, qui devait voir le pouvoir politique s’effondrer à Kyiv avant même le premier obus tiré.
L’invasion du territoire ukrainien est envisagée probablement dès le 1er décembre 2021 lorsque V. Poutine rend publiques ses « garanties sécuritaires », voire même dès septembre 2020, date de la publication de la nouvelle Stratégie de sécurité ukrainienne. Le grand exercice stratégique Zapad s’est achevé le 16 septembre 2021 et, après une courte période de reconditionnement, l’armée russe se remet à enchaîner les manœuvres jusqu’à l’exercice Détermination de l’Union-2022 qui se tient en février 2022 au Bélarus et qui va servir de couverture au début des opérations le 24 février.
Pourquoi cette fin février ? Le dispositif militaire russe doit se mettre en place, certaines unités venant des régions militaires Est et Centre, tandis que d’autres s’entraînent depuis plusieurs mois. Le Kremlin doit ensuite attendre la fin des Jeux olympiques de Pékin et les réponses à ses exigences transmises le 17 décembre par le ministre des Affaires étrangères S. Lavrov aux diplomaties occidentales. Or, ces pressions militaro-diplomatiques censées éviter la guerre sont au cœur du scénario d’annexion/démilitarisation de l’Ukraine. Les réponses occidentales, comme celle de Kyiv, sont non seulement négatives, mais certains gouvernements européens accélèrent à partir de mi-janvier leurs livraisons de munitions, d’armes antichar et antiaériennes aux FAU. L’offensive militaire est alors décidée. À l’appui de cette dernière, un coup d’État initié par des partis ukrainiens pro-russes était peut-être prévu. Il expliquerait en tout cas un dispositif russe divisé en une dizaine d’axes de pénétration du Nord au Sud, de façon à s’emparer rapidement du pays sans combats, et la présence derrière les unités de contact de la Garde nationale dont le rôle est le maintien de l’ordre dans les villes. Il n’est pas non plus interdit de penser que l’armée bélarusse devait appuyer son homologue russe. Certaines déclarations du président Loukachenka le laissent entendre. Les pressions politico-militaires ont pour but d’obtenir un résultat politique en maintenant l’engagement militaire au strict minimum. Elles doivent être perçues comme une phase du conflit et non pas comme un acte extérieur à celui-ci. Associées à divers outils de coercition indirecte (sphère informationnelle, cyber, menaces nucléaires, diplomatie, déstabilisation des régimes politiques, etc.), dont la principale a été la « crise migratoire » artificiellement organisée fin 2021 par Moscou et Minsk, ces pressions sont d’ailleurs théorisées comme telle (phase d’un conflit) par la doctrine russe d’emploi des forces depuis plusieurs années, à tout le moins depuis le discours prononcé par le chef d’État-major général, le général Guerassimov, en 2013 (stratégie de coercition ou « guerre de nouvelle génération »).
Une armée russe inadaptée au combat moderne
Les forces armées russes ont été conçues avant tout pour dissuader et combattre l’OTAN dans le cadre d’une doctrine défensive. Cette armée de 910 000 militaires et de 800 000 civils, divisée en cinq grandes entités (armées de terre et de l’air, marine, troupes parachutistes, de missiles stratégiques) et de multiples services, conserve dans sa composante terrestre une structure plutôt figée, très caractéristique des unités soviétiques, où prédominent les unités mécanisées, blindées et d’artillerie mais qui, paradoxalement, manquent d’infanterie. Facteur important : les deux tiers (défense aérienne, antimissile, côtière, marine, Troupes de missiles stratégiques, etc.) ne sont pas constitués de forces projetables en dehors des frontières car assignées à la défense de zones géographiques ou d’infrastructures fixes.
On peut donc à bon droit se demander si cette armée gigantesque est en mesure de répondre efficacement à la politique d’expansion du Kremlin dans l’espace post-soviétique. A priori, la réponse est oui. Indubitablement. Ses forces terrestres (voir tableau infra) disposent de plus d’armes et d’équipements offensifs et défensifs que ceux de tous ses adversaires potentiels réunis, et de forces professionnelles bien entraînées. Pourtant, les faits sont têtus : il lui a fallu six ans (1999 à 2006) pour détruire la guérilla tchétchène, elle ne l’a emporté en Géorgie (2008) que laborieusement, avec plus de succès en Crimée (2014), mais plus difficilement au Donbass (2014-2015). En outre, le 24 février, ce n’est qu’une armée partiellement modernisée par un Plan d’armement (PNA) 2011-2020 qui se lance dans les combats. Malgré les hausses importantes des budgets de la défense au cours de cette décennie, l’état-major a dû faire des arbitrages : priorité a été donnée à la triade nucléaire et si quelques armements nouveaux ont vu le jour, qui laissent entrevoir vers 2030-2035 le profil d’une armée modernisée, ceux-ci n’ont pas été produits en masse. Très tôt, dans ce PNA, une politique de rétrofit parfois superficiel des armements anciens a donc été mise en place. Couplée à une préservation, pour des raisons clientélistes, de pans entiers de la BITD, cette politique a débouché sur l’apparition d’une armée équipée de centaines de modèles d’armes différentes en contradiction avec la rationalité demandée par les chaînes logistiques.
Décompte estimatif des « forces terrestres » russes
· Totaux estimés à Armée de Terre (toutes armes) (285 000) + Troupes spéciales + Infanterie de marine (entre 12 000 et 15 000) + troupes parachutistes (45 000) + Spetsnaz (1 000 ?) + bataillons des unités de défenses côtières. Soit 380 000 h. environ, dont moins d’un tiers de combattants à pied.
· L’ensemble alignait, en août 2021, 168 Groupements tactiques interarmes (GTIA, source MINDEF russe). · Chars de combat : entre 2 700 et 3 300, soit au moins 85 bataillons et 5 compagnies blindées (+ des milliers en entrepôts). · Artillerie : 4 700 canons et mortiers (>82mm) ; moins de 1 000 lance-roquettes multiples (LRM) · Blindés de transport (type BTR) : 6 000 · Véhicules de combat d’infanterie (VCI) : 5 000 à 6 600 · Systèmes anti-aériens courte et moyenne portée chenillés et à roues (VKS) : 2 000 à 2 300 ( ?) ; S-300 : quelques centaines de missiles · SS-26 Iskander-M et Tochka-U : 13 brigades (x12 lanceurs), soit 156 lanceurs (la plupart SS-26) · Hélicoptères d’appui feu/combat (VKS/marine) : 1 200 ( ?) |
Sur le terrain, les pertes russes, humaines et matérielles, sont importantes(1). Les unités d’élite (troupes aéroportées, unités de la Garde, troupes de marine), notamment, connaissent des taux d’attrition élevés. On ne s’étendra pas ici sur les difficultés et dysfonctionnements observés. Si certains relèvent de la propagande ukrainienne (faiblesse des transmissions notamment), d’autres sont réels et connus de longue date, certains proprement caricaturaux, et ne trouveront d’explication qu’à l’issue du conflit.
La force opérationnelle terrestre (FOT) russe est officiellement constituée de 168 GTIA. Sur ce nombre, 125 auraient été déployés en Ukraine et à ses frontières. Une vingtaine aurait déjà été détruite ou fortement atrophiée. La Russie disposerait donc encore, sur le papier, de 130 à 150 GTIA, peut-être moins, qui représenteraient entre 110 000 et 150 000 hommes (dont un tiers seulement de combattants à pied), entre 2 700 et 3 300 chars de combat, quelque 6 000 véhicules de combat d’infanterie (VCI), autant de véhicules de l’avant blindés (VAB/BTR) et des milliers de pièces d’artillerie de tous calibres, chiffres auxquels il convient de soustraire les armements détruits. C’est une force considérable, constituée uniquement de soldats professionnels, et qui peut bénéficier pour son rééquipement des milliers de blindés et pièces d’artillerie stockés dans les bases de matériel.
Un échec patent pour la Russie ?
À condition de concentrer son dispositif sur un ou deux axes, ce qu’elle semble s’apprêter à faire au moment où ces lignes sont écrites, l’armée russe pourrait percer au Donbass et y repousser, voire y détruire une partie de la FOT ukrainienne. Si les combats durent, c’est-à-dire si les FAU tiennent sur leurs positions, elle éprouvera par contre des difficultés à relever ses unités de mêlée, comme à aller au-delà du Donbass et des zones qu’elle occupe déjà dans les régions de Zaporijiya et de Kherson. Ces faibles gains territoriaux seraient, certes, présentés comme une victoire, mais demeureraient très inférieurs à ceux qui étaient initialement visés le 24 février. Le désarmement des FAU n’aura pas été atteint et rien n’interdira à ces dernières de mener sur le long terme des contre-attaques ou des opérations de guérilla au cœur même du dispositif russe.
La guerre devrait donc durer (sauf mobilisation de masse – qui sous-tendrait une véritable déclaration de guerre – ou emploi de l’arme nucléaire tactique, deux options peu probables dans l’immédiat)(2) et nul ne saurait dire combien d’hommes et de matériel la Russie est prête à sacrifier pour vaincre à ses frontières un pays qui, à ses yeux, représente un danger mortel pour ses intérêts vitaux et la nature de son régime politique. Combien de mois ou même d’années y consacrera-t-elle ? Cette question est la seule qui vaille, même si, bien sûr, elle cache de multiples chausse-trappes, pas uniquement militaires, qui peuvent à tout moment faire basculer le conflit dans un sens contraire aux intérêts du Kremlin.
En l’état actuel du conflit, Moscou a tout perdu et n’a rien gagné : son armée est humiliée, ses armements dénigrés, son économie va connaître une forte récession, ses clients européens lui ont fermé leurs marchés, et la partie orientale de l’Ukraine qu’elle entend occuper est en ruines, vidée de sa population active. Principe de réalité contre idéologie et propagande : la Russie n’a jamais eu les moyens de ses ambitions géopolitiques. Les faits sont décidément têtus !
Notes :
(1) Ajoutons à ces pertes matérielles sur le terrain, les pertes indirectes, technologiques et opérationnelles, qui résulteront de l’analyse par l’OTAN des équipements russes saisis en Ukraine, notamment des systèmes de guerre électronique et de transmission. Pour l’OTAN, le champ de bataille ukrainien est devenu un « marché à ciel ouvert » où la plupart des équipements en service dans l’armée russe sont « disponibles sur étagère » ! Si le contraire est aussi vrai - l’armée russe aurait saisi des armes occidentales - ces dernières ne sont pour la plupart, et sauf exception, pas de dernière génération (exemple des Mistral français).
(2) Les référendums de rattachement à la Fédération russe que l’on voit poindre sont toutefois un processus inquiétant dans la mesure où Moscou pourrait être tenté de brandir la dissuasion nucléaire pour défendre des régions qui, à ses yeux, feraient dorénavant partie du territoire national.
Vignette : Moscou, toit de l’État-major général (photo de l’auteur).
* Cyril Gloaguen est ancien Attaché naval et militaire en Russie et au Turkménistan, ancien collaborateur des Nations Unies en Abkhazie/Géorgie, docteur en géopolitique (IFG, Paris VIII). La version complète de cet article peut être obtenue en écrivant à isalesendre75@laposte.net. Manuscrit clos le 5 avril 2022 (mis à jour au 15 mai).