Depuis le conflit de 2020, on constate que l’Arménie semble avoir du mal à s’adapter à l’évolution rapide des forces armées de son rival azerbaïdjanais. Limitée par ses moyens financiers et sa situation diplomatique toute particulière, elle peine à démontrer la crédibilité de son système de défense, tant politiquement que sur le terrain.
La potentielle faiblesse de l’armée arménienne revêt un caractère essentiel face à un Azerbaïdjan conquérant, conforté par ses victoires et décidé à faire valoir ce qu’il estime être son droit légitime au plan international, par tous les moyens dont il dispose.
Le traumatisme des 44 jours de 2020
Au cours de l’automne 2022, la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a connu un regain de tensions et d’affrontements meurtriers. Le régime d’Ilham Aliyev avait lancé une première incursion en mai 2021 ; une seconde, plus vaste encore, a été décidée le 13 septembre 2022 sur plusieurs localités arméniennes, dans des zones non contestées non loin de la frontière. Cette deuxième opération militaire a provoqué la mort de 207 civils arméniens et le déplacement de 8 000 personnes. Fait significatif, cette attaque ne concerne pas la région du Haut-Karabagh mais, pour une première fois, le territoire arménien.
Ces événements s’inscrivent dans la continuité de la confrontation de l’automne 2020. Le « conflit de 44 jours » et la défaite qui en a résulté ont constitué un véritable traumatisme pour l’Arménie. Au-delà des terribles pertes (au moins 4 000 jeunes soldats arméniens, soit l’équivalent d’une classe d’âge pour le pays), le prestige de l’armée en tant qu’institution fondamentale du pays a été sérieusement endommagé.
Cette guerre a constitué une véritable « surprise stratégique », dont l’Arménie semble peiner jusqu’à aujourd’hui à tirer les enseignements, tant sur le plan géopolitique que sur le plan militaire. Elle a brutalement renversé le rapport de force instauré entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan par le premier conflit à l’issue duquel, en 1994, l’Arménie avait pris le contrôle du Haut-Karabagh et de 7 districts azerbaïdjanais. Ces districts sont ainsi retournés sous le contrôle de l’Azerbaïdjan à la suite de l’accord de cessation des hostilités du 10 novembre 2020, signé sous l’égide de la Russie.
Le vaste chantier politique du ministère de la Défense
Depuis la mise en lumière des nombreux dysfonctionnements constatés au sein des forces armées, il est largement question de la réorganisation en profondeur de l’outil de défense arménien. La principale défaillance observée concerne l’organisation du commandement, alors que des ordres contradictoires ont été donnés par l’État-major général et le ministère de la Défense. À ce processus difficile s’ajoute un vif problème de leadership : depuis la défaite de l’automne 2020, pas moins de quatre ministres de la Défense se sont succédé : David Tonoyan (relevé le 20 novembre 2020), Vagharshak Harutiunyan (remplacé le 3 août 2021), Arshak Karapetyan (limogé et remplacé le 15 novembre 2021) et enfin Souren Papikyan. Un consensus s’est donc fait jour sur la nécessité absolue d’une réorganisation en profondeur des forces armées. Une redistribution des attributions est en cours au sein du ministère, la réforme ayant notamment élevé le chef de l’État-major général au poste de Premier vice-ministre de la Défense. Difficulté supplémentaire, certains des changements doivent être réalisés sur fond de malversations diverses : en février 2022, le chef de l’État-major général Artak Davtyan et quatre officiers généraux de haut niveau ont ainsi été incarcérés à la suite d’accusations de corruption portant sur des contrats d’acquisition d’armement. Il a alors été acté que les officiers seraient écartés de toute transaction dans les contrats d’achats d’armements et d’équipements. L’État-major général est désormais chargé de la planification et le ministre de la Défense est le chef des armées.
Le conseiller à la Sécurité nationale, Armen Grigorian, a depuis indiqué qu’il était temps de placer l’outil de défense « sous la responsabilité du gouvernement ». Cette reprise en main politique du domaine militaire semble être en effet un objectif essentiel. À ce titre, le profil du nouveau ministre de la Défense Papykian est éloquent et tranche avec celui de ses prédécesseurs : professeur d’histoire, jeune (36 ans) et faisant parti du cercle proche du Premier ministre Nikol Pachinian, il est le premier ministre de la Défense non militaire et à ne pas avoir été formé dans les écoles militaires russes. Le chantier qui lui échoue est immense et il entend avancer rapidement sur les grandes réformes, avec trois dossiers principaux : la mise en place d’un système de professionnalisation, le remplacement progressif des forces armées déployées à la frontière par des gardes-frontières spécifiquement entraînés, et une meilleure intégration entre le ministère de la Défense et l’Etat-major général. La professionnalisation des forces armées est un sujet crucial car le système tactique et l’équipement des forces arméniennes, entièrement basées sur le modèle russe, semblent avoir du mal à s’adapter à l’évolution rapide et efficace des forces azerbaïdjanaises.
Faire face à la modernisation des techniques et équipements azerbaïdjanais
Le système de défense arménien est encore complètement modelé sur le modèle soviétique. Ses forces restent basées sur la conscription. Son matériel est vieillissant, presque intégralement d’origine russe. Le pays ne dispose que d’une seule brigade professionnelle, la « brigade de forces de maintien de la paix du ministère de la Défense », placée sous commandement conjoint russo-arménien. Elle est la seule unité à avoir une expérience opérationnelle, à réaliser des entraînements avec des partenaires internationaux et à avoir participé à des opérations extérieures.
En 2020, les défenses sol-air (DSA) arméniennes, pourtant denses – y compris les systèmes russes S-300 –, avaient été dépassées par l’offensive azerbaïdjanaise. La mauvaise prise en compte de la nouvelle menace « drones » et « munitions téléopérées » avait eu des conséquences dévastatrices. Très médiatisée, l’utilisation des fameux drones turcs Bayraktar (dont les opérateurs étaient probablement également turcs, comme l’ont souligné certains rapports) avait grandement contribué à l’issue des combats. Les décomptes existant des pertes en matériel lors des confrontations plus récentes de 2022 montrent que la majorité des frappes destructrices ont de nouveau été effectuées par ces drones Bayraktar. Il apparaît donc que la solution pour faire face à ce type de menace n'a pas encore été trouvée. Dans ce domaine, les déboires russes en Ukraine ne manquent probablement pas d’attirer l’attention de l’Arménie et de la questionner sur la pertinence de son modèle militaire.
La doctrine tactique ne semble pas, elle non plus, avoir grandement évolué depuis deux ans : les forces armées s’appuient encore beaucoup sur un système de défense statique, des lignes de défense enterrées, avec une utilisation importante d’une artillerie tractée très vieillissante. L’Arménie essaie bien de diversifier ses achats d’armement (un contrat de 155 M$ avec l’Inde serait notamment envisagé), mais elle se retrouve le plus souvent bloquée par sa position diplomatique et sa proximité avec Moscou.
Pendant ce temps, le déséquilibre économique avec l’Azerbaïdjan continue de se creuser, ce qui se reflète dans la comparaison des capacités militaires des deux pays. Bakou poursuite ses achats d’armements de dernière génération – notamment des drones – auprès d’Israël et de la Turquie. Ses forces armées adoptent également les procédures de l’armée turque, s’alignant donc sur un format OTAN.
Un isolement diplomatique quasiment complet
Très isolée, l’Arménie recherche des alliés. En tant que membre de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire dominée par Moscou, elle appartient au « bloc russe ». Néanmoins, la Russie ne veut pas prendre position contre l’Azerbaïdjan, pays qui entretient des relations étroites avec la Turquie. Si l’Arménie a bien fait appel à l’OTSC lors de l’offensive du 13 septembre sur son territoire, cette convocation légitime n’a pas été suivie de résultats. L’immobilisme de l’OTSC sur ce terrain tranche avec l’opération de maintien de la paix qui avait été lancée sous forte médiatisation au Kazakhstan en janvier 2021 pour mettre fin à des troubles intérieurs pourtant largement moins conformes aux missions de l’Organisation.
Les responsables politiques arméniens prennent de ce fait conscience des limites du « soutien » de la Russie, de son rôle de protecteur et de ses intérêts politiques. Nikol Pachinian a d’ailleurs déjà pointé du doigt l’inaction des forces russes de maintien de la paix dans le Haut-Karabagh. L’accord de cessez-le-feu signé le 9 novembre 2020 a en effet consacré le rôle de la Russie comme arbitre ultime du conflit via l’installation d’une force de maintien de la paix russe de près de 2 000 soldats de la paix (principalement issus de la 15ème Brigade spéciale d’infanterie motorisée de Samara) dans le Haut-Karabagh. Chargée de garantir le respect du cessez-le-feu par les parties, celle-ci se retrouve vivement critiquée pour ses carences et ses manques de réactions face aux divers incidents. Pour autant, la proximité presque contrainte de l’Arménie avec la Russie entrave largement les capacités de Erevan à nouer des partenariats avec d’autres pays.
À l’inverse, l’Azerbaïdjan entretient des relations très étroites avec le Pakistan, la plupart des anciennes républiques soviétiques, la Hongrie, Israël et la Turquie, son plus proche allié. Bakou peut également compter sur ses importantes ressources énergétiques pour établir des contrats de livraison stratégique avec des acteurs influents, notamment l’Union européenne, en particulier dans le contexte de nécessaire diversification des approvisionnements créé par la guerre en Ukraine.
Alors que le groupe de Minsk (co-présidé par les États-Unis, la France et la Russie), fortement contesté – notamment par Bakou – est complètement à l’arrêt dans son rôle de médiation, l’Union européenne semble devoir jouer un rôle plus important dans les négociations de paix. Des avancées en ce sens sont régulièrement constatées, notamment avec la mise en place en octobre 2022 d’une commission arméno-azerbaïdjanaise de délimitation des frontières. La position de l’Arménie reste toutefois particulièrement fragile et ses difficultés dans le domaine de la défense apparaissent comme un facteur aggravant pour assurer sa crédibilité.
Vignette : Source – page Facebook du ministère arménien de la Défense.
* Julien G. est chef d’escadron.