Face aux manifestations d’ampleur pro-européennes et antigouvernementales, l’Église orthodoxe autocéphale apostolique de Géorgie (EOG) est restée relativement en retrait. Cette posture de distanciation dans un contexte de redéfinition de l’équilibre des pouvoirs a mis en perspective l’évolution des rapports de force entre l’EOG, le parti au pouvoir Rêve géorgien et la société civile.
Durant les manifestations qui ont débuté au cours de l’hiver, de nombreux internautes géorgiens ont déploré l’absence d’une prise de position sans ambiguïtés de l’Église orthodoxe autocéphale apostolique de Géorgie (EOG) face à un pouvoir politique « illégitime ». Malgré son influence historique sur l’ensemble de la population géorgienne, la passivité de l’EOG interroge quant à sa réelle autonomie et à sa légitimité en tant que facteur d’unité de la nation géorgienne et pilier de l’identité nationale.
Rééquilibrage des rapports de force entre l’EOG et le Rêve géorgien
Depuis l’indépendance de la Géorgie le 9 avril 1991, et malgré la reconnaissance du concept de sécularisme par la Constitution géorgienne, le pouvoir politique a souvent instrumentalisé l’Église géorgienne pour attirer un électorat dont l’identité nationale se fonde en grande partie sur l’élément religieux.
Depuis l’arrivée au pouvoir du parti politique Rêve géorgien lors des élections parlementaires de 2012, cette confusion entre l’EOG et le pouvoir politique s’est accélérée à travers trois phases distinctes. Dès 2012, les actuels leaders géorgiens ont recueilli le soutien des représentants de l’EOG, ces derniers voyant en cette nouvelle formation politique le meilleur moyen de maintenir leur influence sur la société. Bidzina Ivanishvili, fondateur du parti politique, a notamment financé massivement les activités du primat géorgien. La deuxième phase s’est étalée de l’investiture du nouveau gouvernement en 2012 jusqu’à l’octroi à la Géorgie du statut d’État candidat à l’Union européenne en décembre 2023 : cette longue période a été marquée par un rééquilibrage des rapports de force via une augmentation des intrusions du politique dans les affaires religieuses. Outre la restauration de l'Agence d’État pour les enjeux religieux en 2014, on a pu observer l’intensification du récit conservateur des dirigeants du Rêve géorgien, selon lesquels le pouvoir politique serait l’unique protecteur viable et stable des valeurs traditionnelles également promues par l’EOG. Dans cette logique, le rapprochement rapide du pays avec l’Union européenne peut a posteriori être analysé comme la démonstration par le gouvernement de son rôle décisif dans la sauvegarde de l’influence de l’EOG auprès d’une société géorgienne se rapprochant des valeurs européennes. L’année 2024 a constitué la troisième phase durant laquelle le parti au pouvoir a confirmé le rééquilibrage des rapports de force avec le pouvoir religieux via l’adoption de la loi sur les « valeurs familiales » qui restreint les droits et les libertés LGBTQ+. Le soutien indirect de l’EOG au Rêve géorgien lors des élections parlementaires d’octobre 2024 a fait office de confirmation de ce processus(1).
Dans ce contexte, les manifestations pro-européennes actuelles représentent un test important pour évaluer la viabilité de la nouvelle horizontalité des légitimités à la fois du Rêve géorgien et de l’EOG envers la société géorgienne. Elles sont aussi l’une des dernières chances, pour les quelques membres de l’EOG souhaitant le maintien d’une distanciation effective avec le pouvoir politique, d’annihiler cette évolution.
L’EOG en proie à des blocages identitaires internes fragilisant sa nature de socle identitaire commun
Depuis le début des manifestations, l’EOG n'a publié qu’une seule déclaration officielle, le 29 novembre : elle y rappelle la nécessité de « s’abstenir de toute agression, comportement abusif et de confrontation physique et verbale » et y affirme que les manifestants ainsi que les représentants des forces de l’ordre se sont lentement tournés vers des méthodes confrontationnelles contraires aux « valeurs chrétiennes »(2). Cette réaction officielle équilibrée a contrasté avec les prises de position plus subjectives de certains membres de l’EOG, protégeant les manifestants des forces de l’ordre durant les rassemblements ou accueillant dans les enceintes religieuses lors de messes des manifestants arborant le drapeau européen, ukrainien ou géorgien. Ce contraste entre la puissance des images et la retenue de la position officielle a alimenté les incompréhensions au sein de la population tout en dévoilant les nombreuses distorsions internes au sein de l’EOG. Ces dernières s’articulent principalement autour du niveau d’infiltration du politique dans les affaires religieuses. Ainsi, seulement cinq évêques, regroupés autour du Patriarche Ilia II, militeraient pour un strict sécularisme, alors que les 38 autres, menés par l’évêque Shio Mujiri, seraient favorables à une plus grande intrusion du politique. Par ailleurs, la capacité physique et mentale du Patriarche Ilia II, âgé de 92 ans, à assurer ses fonctions est remise en question. Sa disparition pourrait engendrer une lutte de succession dans laquelle les élites politiques du parti au pouvoir auraient une influence certaine.
Considérant qu’un large groupe d’évêques prône le renforcement du récit anti-occidental afin d’assurer le maintien de la légitimité religieuse auprès des citoyens, le rôle de « ciment de la Nation »(3) accordé à l’EOG serait désormais fragilisé auprès d’une population plus jeune, urbaine, tournée vers l’Europe et accordant une importance limitée au facteur religieux. Auparavant élément d’unité, le facteur religieux est progressivement devenu un indice de division de la société géorgienne.
Vers une nécessaire ré-étude de l’équilibre des pouvoirs en Géorgie ?
Suite à la réélection contestée du parti Rêve géorgien en octobre 2024, son contrôle sur le pouvoir religieux pourrait s’accentuer. C’est dans ce cadre que peuvent être analysés les décrets signés les 22 novembre et 2 décembre 2024 par Irakli Kobakhidze, Premier ministre géorgien, aux termes desquels l’État a officialisé le transfert de 29 116 m² de ses terrains à l’EOG pour le prix symbolique d’un lari (soit 30 centimes d’euro).
En parallèle, l’élection en décembre 2024 du président Mikheïl Kavelashvili pourrait permettre au parti au pouvoir de dépasser la censure présidentielle, instrument constitutionnel utilisé plusieurs fois par la présidente sortante Salomé Zourabichvili. Ainsi, aucun obstacle ne semblerait se dresser sur le chemin du parti au pouvoir dans sa volonté d’établir l’orthodoxie comme la religion d’État(4). Cette promesse de campagne pourrait conduire à une modification constitutionnelle importante, actant l’accroissement de l’autorité étatique dans les affaires religieuses, ce qui entraînerait diverses conséquences. Parmi elles, une intensification du cloisonnement international de l’EOG et un rapprochement avec l’Église orthodoxe de Russie. Il serait donc peu raisonnable d’envisager la reconnaissance de l’Église orthodoxe ukrainienne par l’EOG, ce qui affectera davantage encore les relations bilatérales entre Tbilissi et Kyiv et pourrait constituer un précédent aux yeux des Ukrainiens. Par ailleurs, la communauté internationale devrait rester vigilante quant à la situation des minorités religieuses présentes en Géorgie puisqu’elles pourraient à nouveau subir une dégradation de leur statut et une augmentation des répressions(5). Malgré une réduction des attaques contre les minorités religieuses commises à partir de 2004, certaines factions radicales de l’EOG ont maintenu un certain niveau d’activisme, secondé par le mutisme des médias de masse ainsi que par l’arrivée au pouvoir du Rêve géorgien. Dans un rapport publié en 2016, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance a notamment affirmé que les persécutions envers les musulmans et les Témoins de Jéhova restaient « fréquentes » et se présentaient sous forme de limitation d’accès aux lieux de culte, intimidations, violences(6).
La résilience de la population géorgienne, majoritairement pro-européenne représente l’un des seuls motifs d’espoir justifiant de maintenir la coopération stratégique entre l’Union européenne et la Géorgie. La légitimité de l’EOG dans la protection des intérêts nationaux semble, elle, avoir été sérieusement mise en cause par une partie de la population. Les manifestations actuelles auraient pu être l’opportunité pour l’EOG de redéfinir sa légitimité, mais les récentes évolutions ont plutôt démontré le déclin réel de son influence en tant que critère prépondérant dans la définition intime de l’identité nationale. En plus d’être devenu un élément de division sociale, le pouvoir religieux pourrait se fragiliser à court terme au point de devoir s’appuyer sur le pouvoir politique pour légitimer son influence auprès de la frange la plus conservatrice du pays.
Notes :
(1) Shota Kincha, « The Patriarchate of the Georgian Orthodox Church has issued a statement which tacitly endorsed the ruling Georgian Dream party while still claiming neutrality », OC-Media, 23 octobre 2023.
(2) Église orthodoxe autocéphale apostolique de Géorgie, « ამა წლის 29 ნოემბერს, გამთენიისას, დედაქალაქში, რუსთაველის გამზირზე განვითარებული მოვლენები ჩვენს გულისტკივილსა და შეშფოთებას იწვევს... » (« Les événements survenus tôt le matin du 29 novembre de cette année, sur l’avenue Roustaveli dans la capitale, suscitent notre douleur et notre inquiétude… »), Facebook, 29 novembre 2024.
(3) Silvia Serrano, « 14. L’Église orthodoxe géorgienne, un référent identitaire ambigu », in Bayram Balcı et Raoul Motika (ed.), Religion et politique dans le Caucase post-soviétique, Institut français d’études anatoliennes, 2007.
(4) Beka Chedia, « Georgian Dream Proposes Orthodox Christianity as State Religion in Ploy to Retain Power », The Jamestown Foundation, 5 septembre 2024.
(5) La Constitution géorgienne, renforcée par la signature de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l’Europe en 2007, détermine la liberté religieuse comme fondamentale et impose des obligations en matière de protection des droits des minorités. Le pays observe en son sein une diversité religieuse étendue : si 83 % de la population géorgienne adhère à la confession chrétienne orthodoxe, les 17 % restants sont représentés par des minorités musulmanes (environ 10 %), des chrétiens apostoliques arméniens (3,9 %), des minorités orthodoxes russes (2 %), des catholiques romains (0,8 %) et des communautés juives (0,2 %). Sous-représentées dans la vie politique ainsi que dans les médias, ces minorité subissent régulièrement des violences de la part de factions extrémistes du groupe religieux majoritaire.
(6) Conseil de l’Europe, Commission de l'Europe sur le racisme et l’intolérance, « Rapport de l’ECRI sur la Géorgie », CRI(2016)2, adoptée le 08/12/2015, publié le 01/03/2016.
Vignette : Couvent de Samtavro, Mtskheta (Géorgie), 9 mai 2023 (photo réalisée par l’auteur).
* Constant Henrio est diplômé du Master 2 d’Etudes russes et post-soviétiques à l’université Paris Nanterre, spécialisé sur les enjeux géopolitiques, sociaux et sécuritaires des pays de cet espace et, notamment, du Caucase du Sud.
Pour citer cet article : Constant HENRIO (2025), «L’Église orthodoxe géorgienne, un pouvoir en perte d’influence ? », Regard sur l'Est, 16 juin.