Lire aussi :
- «Les ONG inquiètes de l'absence des minorités sexuelles dans le Programme national en faveur de la tolérance»
- «Le Letton, n’est pas mort»
Sous-jacente depuis la fin des années 1990, la question de la reconnaissance des droits des minorités sexuelles en Lettonie s'est envenimée depuis 2005.
Dans un pays qui pouvait sembler se différencier de ses voisins par une forme assez largement partagée de tolérance distante, les discours homophobes d'une rare violence qui ont envahi la sphère publique étonnent. Bouc émissaire, réceptacle des peurs d'une société que les bouleversements récents ont fragilisée, l'homosexuel est associé à la fois à l'étranger, à l'européen, au moderne ou au corrupteur, qui ruine de l'intérieur les fondements sur lesquels reposerait un ordre ancestral fantasmé.
Sorte d'affaire Dreyfus de l'après-communisme, la lutte oppose nettement deux camps: les progressistes libéraux peu nombreux mais bénéficiant d'une légitimité intellectuelle forte et les «antis», coalition hétérogène d'illuminés, d'hommes d'affaires douteux, de partis politiques populistes, de publicitaires, de sectes, de leaders religieux traditionnels dans l'ensemble plus radicaux que leurs homologues occidentaux.
Etouffée par la force durant la puritaine URSS, la question des minorités sexuelles a surgi à l’Est avec l'instauration de la démocratie et l'émergence d'une société ouverte, libérale et démocratique. Les échos de l'évolution des mentalités à l'œuvre dans les «vieilles» démocraties européennes depuis les années 1980, la volonté légitime des personnes de sortir de la clandestinité pour vivre normalement, mais aussi, et peut-être surtout, la transcription en droit national de «l'acquis communautaire» qui prévoit qu'il appartient à l'Union européenne et à ses membres de «combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle» ont donné visibilité à une question ignorée du plus grand nombre.
Les Eglises à la rescousse de la morale
Dès le milieu des années 1990, le premier club se revendiquant comme «le club le plus marrant pour les gays, les lesbiennes et toutes les personnes libres et sympathiques» ouvrait ses portes à Riga et quelques personnalités rares, mais fortes d'une notoriété importante cessaient de faire mystère de leurs affinités, et ce, sans le moindre scandale. Contrairement à la Pologne catholique où les questions de mœurs étaient partie intégrante d'une éducation religieuse qui imprégnait la société, il ne semblait pas y avoir de discours social prescriptif en la matière: on ne sait rien, on n'a rien vu, ce n'est pas mon problème.
C'est sans doute avec le livre du chef de l'Église catholique de Lettonie, le cardinal Janis Pujats Pour une Lettonie sans homosexualité (Latviju bez homoseksualisma!), lauréat en 2001 d'un concours organisé par les éditions d'extrême droite Vieda[1]) que la question a surgi dans les médias. Dirigées par l'idéologue radical Aivars Garda, les éditions Vieda sont spécialisées dans «l'éducation écologique nationale» –à savoir l'ésotérisme, le nationalisme radical, le culturisme–, et sont le rameau éditorial du groupusculaire Front national letton (Latvijas Nacionalas fronte) que Garda préside; elles éditent un journal DDD (Deokupacija. Dekolonizacija. Deboļsevizacija –Désoccupation, décolonisation, dé-bolchévisation) et un site Internet [2]. Le livre de Monseigneur Pujats affirme dès la couverture sa brutalité, puisqu'il s'agit pour lui de «Ne livrer la Lettonie à personne», et il illustre le propos d'un photomontage présentant un couple d'hommes enlacés, dont les visages sont remplacés par des têtes de porcs. Le livre est applaudi par les autres principales organisations religieuses du pays (notamment luthérienne et orthodoxe) et, faute de réactions, le débat public n'a pas vraiment lieu.
Une opportunité électorale ?
Cette collision entre des groupes d'idéologie radicale et homophobe, les élites religieuses traditionnelles mais aussi de groupes économico-politiques qui voient là une «niche» électorale dans un paysage politique discrédité, trouve son aboutissement en 2001, lors de la création par le pasteur-boxeur Eriks Jekabsons, l'écrivain Janis Peters et l'homme d'affaires Ainars Slesers du Premier parti de Lettonie (Latvijas Pirmas partijas[3]). E.Jekabsons affirme poursuivre «le but d'unifier le peuple de Lettonie autour d'une œuvre commune visant à rétablir la santé morale et engager la renaissance spirituelle de la société lettone». Œcuménique, doté de généreux sponsors, le Premier parti, puise ses références idéologiques aussi bien au néo-conservatisme américain qu'à la culturologie russe: relations très décomplexées aux affaires, discours moralisateurs, références religieuses et nationalistes hétéroclites. Lors des élections législatives de 2002, au terme d'une campagne très médiatique, «le parti des prêtres» remporte 10% des voix, ce qui lui permet de jouer un rôle décisif dans la constitution des majorités parlementaires et de participer depuis lors à tous les gouvernements.
La constellation entourant le Premier parti comprend également des associations caritatives ou religieuses parmi lesquelles l'influente secte la Nouvelle génération (Jauna paaudze[4]) occupe une place particulière: effectuant une synthèse locale des prédicateurs médiatiques américains et de l'esthétique de la variété russe postsoviétique, elle fonctionne comme une entreprise et dispose de sa propre «université». L'homophobie est une part essentielle de son appareil idéologique.
Cette constellation s'est enrichie depuis 2005 d'un bihebdomadaire d'information générale gratuit à gros tirage (entre 100.000 et 130.000 exemplaires) Ritdiena[5] qui, au-delà de son contenu informatif et de son style démagogique bon-enfant, est devenu, sous la plume enflammée de l'affairiste Armands Stendzenieks, le principal vecteur de la fureur homophobe en Lettonie. Il convient de noter que le journal est également le laudateur zélé d'Ainars Slesers, du Premier parti de Lettonie et de la Nouvelle génération qui ont contribué à sa création. L'argumentation est celle qui prévaut en Pologne ou en Russie: l'homosexualité est une idéologie se diffusant par voie de propagande qui corrompt la jeunesse et met en péril l'avenir démographique du peuple letton en visant à prendre sournoisement possession du monde.
Des autorités empêchées
Plusieurs événements ont vu la violence contre les minorités sexuelles se cristalliser: après l'annulation, en juillet 2005, par une décision du tribunal administratif de Riga, de l'interdiction de la première Gay Pride en Lettonie, le ministre de l'Intérieur Dzintars Jaundzeikars (Premier parti) interdit la tenue de l'édition de juillet 2006, au motif que la sécurité des personnes ne saurait être garantie. Les événements organisés dans le cadre du programme de substitution, les Journées de l'amitié (Draudribas dienas), mis en place par les organisateurs de la Pride interdite sont troublés par des groupes radicaux; la passivité des forces de sécurité autorise que des participants soient brutalisés. Dans son communiqué de presse du 23 juillet 2006, l'association de défense des droits des gays et des lesbiennes Mozaika[6] déplorait «des manquements flagrants dans l'action de la police que confirment également des observateurs venus de l'étranger. Les forces de police sont arrivées trop tard à l'Eglise anglicane où les participants à l'office et le pasteur ont été la cible de jets d'œufs et d'excréments. Nous nous étonnons vivement qu'aient été permises des manifestations non autorisées devant l'Ecole supérieure d'économie de Riga et aux portes de l'hôtel Reval [où se tenaient des réunions, NDT]».
Par ailleurs, la question de l'application en droit letton des obligations découlant du nouveau statut d'Etat membre de l'Union européenne pose problème au gouvernement actuel au sein duquel le Premier parti occupe une place centrale alors que les autres partis conservateurs membres de la coalition ne sont guère sensibles à cette question. Au mois de février 2007, la question de l'intégration de la discrimination dont sont victimes les minorités sexuelles dans le Programme national en faveur de la tolérance (instauré pour sensibiliser l'opinion aux situations de discrimination subies par les personnes «sur la base de la nationalité, de la couleur de la peau, de la langue ou de l'appartenance religieuse») a donné lieu à un nouveau bras de fer entre les associations et le gouvernement et à un nouveau déchaînement des campagnes de presse infamantes, notamment de la part de Ritdiena.
L'association Mozaika, le centre de recherche indépendant Providus, créé par la Fondation Soros dans les années 1990, et le journal Diena[7], principal quotidien du pays, sont pour ainsi dire les seuls à défendre les droits des minorités sexuelles en Lettonie et sont la cible privilégiée de la surenchère en cours.
Alors que l'Etat de droit en construction en Lettonie conduit à une normalisation progressive des relations entre le monde politique, le monde des affaires et la société civile et que les oligarques sont de plus en plus contraints de rendre des comptes par une justice qui gagne en autonomie, la stigmatisation des personnes homosexuelles est fortement instrumentalisée. Les déstructurations sociales issues de la période soviétique, ainsi que les bouleversements rapides et profonds que la Lettonie a connus depuis le rétablissement de son indépendance rendent des pans entiers de la population disponibles pour adhérer à des thématiques d'exclusion. En outre, en affaiblissant le rôle des institutions internationales en matière de vigilance démocratique, les succès électoraux remportés par des partis très conservateurs ou d’extrême droite dans certains pays occidentaux apportent une légitimité à ces idéologies et livrent des populations vulnérables au bon vouloir de politiciens peu scrupuleux.
* Nicolas AUZANNEAU est enseignant et traducteur
[1] http://www.vieda.org
[2] http://www.dddlnf.com
[3] http://www.lpp.lv
[4] http://newgeneration.lv
[5] http://www.ritdiena.lv
[6] http://www.mozaika.lv
[7] http://www.diena.lv