Dans la période actuelle de « reconstruction des nations » que traverse actuellement l’Europe médiane, il est intéressant de s’interroger sur les représentations qui sous-tendent ces reconstructions. La Lituanie, État à la frontière de deux mondes, offre un exemple intéressant d’utilisation à cette fin des ressources de l’imaginaire national.
Toutes les nations fondent en effet leur existence sur un imaginaire national. Chacune s’attribue des origines prestigieuses et, par-delà le concept de « patriotisme constitutionnel » cher à Habermas, c’est largement cet imaginaire qui sert en réalité de ciment à la nation et lui donne, comme disait Ernest Renan, le sentiment « d’avoir fait de grandes choses ensemble et de vouloir en faire encore »[1].
De l’intégration à la Russie au réveil national
À dater de 1795, et pendant 120 ans, les Lituaniens eurent à endurer les innombrables atteintes de l’oppression politique et de l’aliénation culturelle. Privés d’élites nationales -ralliées à la culture polonaise-, ils se réfugient dans leur ethnicité et dans leur religion.
En 1863, des révoltes nationales se soldent par de nombreuses exécutions et par des déportations massives. Puis, dans la seconde moitié du siècle, alors même que l’oppression se fait plus pesante (à partir de 1863 commence une russification intégrale) et que tout espoir de liberté semble perdu, une « renaissance nationale » se fait jour. Soudain, des lettrés s’intéressent aux vieux chants populaires (daïnos) et, bientôt, c’est tout un patrimoine de folklore et de mythes populaires qui réapparait. Les héros quasi-mythiques de l’épopée nationale (Gediminas, Vytautas…) deviennent immensément populaires et l’histoire nationale se mue en « ressource » de l’éveil national. Une littérature relayée par une iconographie romantique à souhait véhicule le message de la grandeur de la nation, aidant à supporter une oppression politique de plus en plus implacable.
Vers 1870, une presse lituanienne libre naît à l’étranger. Bientôt, les éléments nationaux -en lutte à la fois contre l’oppression politique russe et contre la polonisation du pays- se regroupent, notamment autour de la revue clandestine Ausra, dirigée par Jonas Basanavicius, médecin rural et animateur avec son confrère Vincas Kudirka de la renaissance nationale. Le peuple lituanien puise dans son fonds ethnographique et dans son héritage historique mytifié la force de s’opposer à la société dominante policée, cultivée et... polonisante.
Les deux dernières décennies du 19ème siècle sont marquées par le développement d’un vif mouvement culturel ethniquement lituanien. Clandestinement, des porteurs de livres (knygnesiai) introduisent illégalement en Lituanie des ouvrages en langue lituanienne, imprimés à Königsberg ou à Tilsit. La situation est compliquée par le fait que Polonais et «Polonisés» considèrent les Kresy wschodnie (les confins orientaux) comme une terre historiquement polonaise.
Malgré la censure et les conflits entre « cléricaux » et intellectuels laïcs, l’agitation nationale gagne rapidement du terrain par le canal d’une presse très active quoique encore souterraine. À partir de 1904, une certaine liberté est rendue à la création littéraire; le droit d’impression en lituanien étant notamment restitué, le patriotisme s’y engouffre. Lors de la Révolution de 1905, le mouvement lituanien reconstitué suscite grèves et pétitions et de nombreux heurts, certains sanglants, se produisent avec la police.
1918-1940 : La Lituanie, une « ethnonation »
À l’issue de la Première Guerre mondiale, le pays du chevalier blanc[2] accède à une bien fragile indépendance (1919), naturellement fondée sur le principe de la nation ethnique. Comme le peuple est encore dépourvu de culture démocratique, l’Etat, bien qu'initialement doté d’une constitution de type occidental, va évoluer assez vite vers une forme de corporatisme paternaliste à fondement ethnique.
L’intelligentsia n’est pas en reste. Ainsi, des penseurs comme les philosophes Antanas Maceina (1908-1987) ou Stasys Salkauskis (1886-1941) développent eux-mêmes une philosophie de la culture, historiciste, conservatrice et chauvine, inspirée du romantisme allemand, qui tiendra longtemps lieu de position officielle. Elle sera véhiculée auprès du public notamment par le quotidien Lietuvos Aidas (L’écho de la Lituanie), animé par le journaliste «souverainiste» Vytautas Alantas. Rarissimes sont même ceux qui, comme Juozuas Keliuotis, dans le magazine culturel Naujasis Zidinys (La nouvelle terre), adoptent une posture plus libérale et quelque peu ouverte en matière identitaire.
En 1940, le pays est occupé, puis annexé, par Moscou. Cette première occupation ne durera qu'un an, jusqu'à l'arrivée des nazis mais, en dépit de sa brièveté, elle laissera un souvenir effrayant. En quelques mois, une grande partie des élites sont décimées, renvoyant la société des décennies en arrière. Fouetté par ce martyr et privé de tous ses éléments « intellectuels », le patriotisme lituanien se recentre sur ce qui demeure, plus ou moins, en place : le peuple des campagnes, ses prêtres et son épopée nationale.
Les quatres années d'occupation nazie ne feront que renforcer cette tendance. En vue de discréditer puis d'exterminer les Juifs, les nazis persuadent la population d’assimiler ces derniers aux bolcheviques, accroissant encore le fossé entre « eux » et « nous ». Confrontés aux nazis et surtout à leur propagande pétrie de stéréotypes Völkisch et racistes, privés d'élites et de références morales, les Lituaniens adoptent eux-mêmes une posture fondamentalement ethniciste, d'ailleurs bien conforme à l'esprit du temps.
La République socialiste soviétique de Lituanie
1945 voit le retour des Soviétiques. Le monde extérieur devient soudain inacccessible et les appels de détresse des Lituaniens, inaudibles. L'arbitraire et souvent la violence des occupants révoltent une population désespérée qui, pour près d’un tiers, sera liquidée sur place ou expédiée au goulag. Pour ces sociétés, face aux occupants, le sentiment d'identité nationale demeure, avec la religion, le seul vrai refuge. La conception soviétique des « nationalités », héritage de la korenizatsia[3] des années 1930, par-delà un «internationalisme prolétarien» de surface, renforce une ethnicisation des rapports sociaux et nationaux.
Confrontés à la machine d'Etat soviétique, les Lituaniens, et en particulier ceux de l’émigration (les études historico-romantiques du lituano-américain Jack Stuckas dans les années 1960 sont représentatives de ce courant) cultivent en silence les « valeurs » traditionnelles de leur nation et le souvenir embelli des indépendances d'avant-guerre[4].
Pourtant, après quelques années effroyables, la mort de Staline (1953) et, plus encore, le « dégel » khrouchtchévien permettent aux intellectuels qui ne s’opposent pas frontalement au régime de jouir d’une liberté de plus en plus grande. « Matées », les républiques baltiques sont en effet réputées constituer de bons terrains d’expérimentation pour des réformes que le PCUS sait nécessaires. Par ailleurs, du fait de leur nature occidentale, elles apparaissent comme d’utiles médiateurs vis-à-vis d’un Ouest dont il est de moins en moins possible de se couper totalement sous peine que -les frustrations allant croissant- la pression interne ne devienne trop forte.
À l’heure de la dissidence, les responsables russes de l’opposition, souvent regroupés autour de la revue Novy Mir (Andreï Sakharov, Valentin Tourchine, Gueorgui Vladimov, etc.) et leurs collègues baltes marcheront spontanément ensemble. L'arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev (1985), nouveau Secrétaire général réformateur du PC soviétique, change sensiblement la perspective. C'est dorénavant un discours « éclairé », assez largement fondé sur la démocratie et les vertus de la société civile à caractère civique, qui tient le devant de la scène. Sincère ou non, après les années de stagnation brejnevienne, ce langage qui intègre les valeurs occidentales de démocratie, de liberté et de transparence est immédiatement ressenti par l’intelligentsia comme une chance historique pour le pays.
A partir des années 1987-1988, un souffle nouveau commence à se répandre dans la région. Les contacts avec l'étranger se multiplient, facilités par la pression américaine sur Moscou. Les relations longtemps maintenues secrètes avec les diasporas d’Allemagne et d’Amérique se développent et s'officialisent.
Dans ce nouveau contexte, les anciens discours centrés autour de l'idée de Nation organique et d’injustices historiques deviennent subitement datés. C’est à Kaunas, l'ancienne capitale de l'entre-deux-guerres aujourd'hui encore foyer du nationalisme « à l'ancienne », que se concentrent les supporters de ces « vieilles rengaines » : il s’agit par exemple des philosophes Arvyda Juozaitis ou Krescencijus Stoskus, membre de Sajudis (le « Front populaire » local qui a conduit à l’indépendance du pays) et co-auteurs d’un Projet de politique culturelle pour le nouvel Etat[5]. A Vilnius au contraire, on se veut moderne, démocrate et multiculturaliste.
Aujourd’hui: Pregnance et fonction de l’imaginaire national
Depuis la dernière décennie du 20ème siècle, la question de l’identité nationale occupe une place croîssante dans les esprits. Cette interrogation revêt des aspects bien différents.
Le premier, plutôt conjoncturel, est partagé par l’ensemble des pays de l’Europe centrale. Il concerne le prétendu risque de « dissolution » de l’identité nationale dans l’Europe. Dans sa traduction triviale, il véhicule l’idée d’une menace d’invasion du pays par des émigrés en provenance du Tiers-Monde (encore rares au demeurant). Sur le plan culturel, nombreux sont ceux qui, comme le philosophe Arvydas Sliogeris ou le politologue Romualdas Grigas, redoutent de voir la civilisation lituanienne se fondre dans le creuset d’une « world culture » d’inspiration américaine[6]. Cette crainte est régulièrement agitée par des politiciens anti-européens, comme le très nationaliste Rimantas Smetona.
Le second aspect, sans doute moins percu par l’opinion publique, concerne la nature de la société lituanienne contemporaine. Traditionnellement, le nationalisme lituanien était, on l’a vu, de type ethnique. C’est sur cette base que s’est édifié l’imaginaire national au 19ème et au début du 20ème siècles, et les ouvrages d’Antanas Maceina[7] ont été réédités au milieu des années 1990. Plusieurs intellectuels lituaniens contemporains, tels le poéte et politicien Justinas Marcinkevicius, sensibles aux argumentaires type « nouvelle droite » véhiculés notamment par une certaine presse russe, agitent d’ailleurs aujourd’hui sans complexe l’étendard ethniste. Face à eux, une petite école de pensée, symbolisée par quelques philosophes « éclairés », adeptes d’un nationalisme libéral, ayant vécu ou émigré à l’étranger et souvent appartenu à l’association culturelle Santara sviesa (Algirdas Greimas, Tomas Venclova, Aleksandras Stromas ou, parmi les «jeunes», Leonidas Donskis, Egidijus Aleksandravicius et Arturas Teriskinas) défendent au contraire une position plutôt inspirée des philosophies américaine ou française de la nation[8].
[1] Ernest RENAN, Qu’est-ce qu’une nation ?, Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne et publiée le 26 mars suivant dans le Bulletin des Associations scientifiques de France. Réédition, Presse-Pocket, Paris, 1992.
[2] L’emblème historique de la Lituanie est un chevalier blanc sur fond rouge, héraldiquement appelé « la poursuite ».
[3] Politique des nationalités de l’URSS durant les années 1930. Elle consistait à soutenir, voire inventer et développer, les formes extérieures de l’identité ethnique ou nationale des groupes minoritaires, tout en prenant bien soin de conserver au fond un caractère purement soviétique.
[4] Prenant le contre-pied de ces cercles « passéïstes », certains courants modernistes sont également actifs dans l’émigration, tel celui regroupé autour de Santara sviesa (Lumière de la concorde), symbolisé par des écrivains comme Algirdas Greimas, Vytautas Kavolis, Aleksandras Shtromas ou Tomas Venclova et dont fera partie le futur Président Valdas Adamkus.
[5] Egle Rindzeviciute, “« Nation » and « Europe » : Re-approaching the Debates about Lithuanian National Identity”, Journal of Baltic Studies, Vol. XXXIV, n°1, Printemps 2003, p.83.
[6] Romualdas GRIGAS, «Tarp piliestiskumo ir tautiskumo: sutrikimo anatomija ir iseities paieska», Kulturos barai, n°5, 2000, pp.2-6.
[7] Antanas MACEINA, Tauta ir valstybe, Naujoji Romuva, 19 mars 1939.
[8] Leonidas DONKIS, Loyalty, Dissent, and Betrayal, Modern Lithuania and East-Central European Moral Imagination, Rodopi, Amsterdam, 2005 et Kalbos ikalinta kultura. Tarp klaipedos ir Karlailio, Klaipedos universitetas, Klaipeda, 1997. Voir aussi Arturas TERESKINAS, “Between Soup and Soap: Iconic Nationality, Mass Media and Pop Culture in Contemporary Lithuania”. Artium Unitio, Vilnius, 2000.
ORIENTATION BIBIOGRAPHIQUE
Stefan AUER, Liberal Nationalism in Central Europe, Routledge, Londres, 2004.
Victor JUNGFER, Antlitz eines Volkes, Patria Verlag, Tübingen, 1948.
Virgil KRAPAUSKAS, Nationalism and Historiography: the case of the nineteenth century lithuanian historicism, Boulder, Colorado, 2000.
Juozas KUDIRKA, The Lithuanians, an ethnic Portrait, Lithuanian Folk Culture Centre, Vilnius, 1991.
Olivier Le GUILLOU, La transition des identités: de l’identité soviétique à l’identité nationale, de jeunes Lituaniens des années 1980 aux années 1990, in M.BERNARD et al., La reconstruction des identités communistes après les bouleversements intervenus en Europe Centrale et Orientale, L’Harmattan, 1997, pp.107 & s.
Timothy SNYDER, The Reconstruction of Nations: Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus, 1569-1999, Yale University Press, New Haven, 2003.
Meilute TALJUNAITE, Changes of Identity in modern Lithuania, Lithuanian Institute of Philosophy and Sociology, Vilnius, 1996.
* Yves PLASSERAUD est juriste, Président du Groupement pour les Droits des Minorités (GDM)
Vignette : Parlement de Lituanie