Lituanie : le destin incertain de l’architecture soviétique à Vilnius

Adorée ou détestée, l’architecture soviétique est l’une des composantes fortes de l’urbanisme de Vilnius, capitale de la Lituanie. Si la question de sa préservation a longtemps été posée au niveau individuel, le débat à l’échelle nationale et médiatique est un phénomène plus récent, qui mérite d’être compris sous les prismes économique, politique et mémoriel.

Façade de la gare d’arrivée de l’aéroport de Vilnius (10.05.2021).


L’architecture d’une ville, loin d’être neutre, est un message idéologique et identitaire. Elle nous renseigne sur la façon dont ses acteurs veulent se représenter et s’identifier. La Lituanie, comme toute république soviétique, a été profondément marquée par les changements urbanistiques et architecturaux du XXème siècle. Aujourd’hui, si l’idéologie soviétique a disparu, son architecture, elle, subsiste. Négligée par le débat national pendant des décennies, sa présence soulève néanmoins des questions : ce patrimoine a-t-il sa place dans la capitale et, si oui, laquelle ? Au travers de deux cas d’études, le Palais des sports et la gare d’arrivée de l’aéroport de Vilnius, on peut voir que le patrimoine architectural soviétique reste soumis à des pressions économiques et identitaires qui peuvent venir questionner son existence même.

L’architecture soviétique en Lituanie

L’urbanisme et l’architecture étaient considérés par le pouvoir soviétique comme des clefs essentielles à l’établissement de l’idéal communiste. À leur arrivée à Vilnius, les Soviétiques ont d’abord cherché à dépersonnaliser l’urbanisme établi(1) en renommant les lieux publics et en supprimant les symboles jugés parasites des principaux bâtiments, avant de faire apparaître de nouveaux bâtiments, peu nombreux, de style stalinien. Mais c’est l’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev et, avec lui, l’avènement du logement de masse et du modernisme, qui vont provoquer la réelle transformation de Vilnius : de nombreux blocs d’habitations et bâtiments officiels de style moderniste subsistent jusqu’à aujourd’hui dans le centre de la ville.

Après le recouvrement de son indépendance, en 1991, la Lituanie se désoviétise mais n’opte pas pour une destruction massive de ces bâtiments soviétiques. La transition économique limite en effet les budgets alloués au renouvellement urbain et, faute de moyens, la grande majorité des bâtiments soviétiques sont réhabilités. Un exemple symbolique de ce procédé est la récupération du bâtiment du Soviet Suprême de la République socialiste de Lituanie au bénéfice du Parlement national, la Seimas.

La Seimas.

La Seimas (05.05.2021).

 

Mémoires plurielles et intérêts économiques : le Sporto Rūmai

Si l’abri de la Seimas n’est aujourd’hui pas questionné, d’autres bâtiments soviétiques le sont. C’est notamment le cas du Palais des sports, situé au centre de la ville : bâtiment brutaliste imaginé par le jeune architecte lituanien Henrik Karvelis, il fut inauguré en 1971. Son imposante structure et son toit à haubans, unique en Lituanie, en font un objet d’intérêt artistique.

Façade avant détériorée et taguée du Sporto Rūmai

Façade avant détériorée et taguée du Sporto Rūmai.

 

arrière du bâtiment révélant son impressionnant toit à haubans (02.04.2021).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Arrière du bâtiment révélant son impressionnant toit à haubans (02.04.2021).

Conçu pour accueillir des événements sportifs et culturels, cet édifice n’en reste pas moins un objet de mémoires et de controverses. Outre son lien évident avec l’idéologie soviétique, il est aussi sujet à débats du fait de son emplacement puisqu’il a été construit sur un ancien cimetière juif, actif du XVIème au XIXème siècles et détruit par les Soviétiques en 1952. Le bâtiment a été utilisé encore quelques temps après le recouvrement de l’indépendance puis progressivement laissé à l'abandon. Il est définitivement fermé en 2004, ce qui ne l’empêche pas d’être inscrit, en 2006, comme élément du patrimoine national.

Tag sur le Sporto Rūmai témoignant de sa charge historique et émotionnelle (05.05.2021).

Tag sur le Sporto Rūmai témoignant de sa charge historique et émotionnelle (05.05.2021).

En 2015, le bâtiment est racheté par la banque Turto(2) qui décide de le transformer en centre de conférences, édifice dont la capitale manque alors cruellement. Le projet subit cependant des retards, en raison du manque de moyens, de l’annulation d’appels d’offres, de la défiance populaire, et alors que la communauté juive demande à ce que l’espace devienne un lieu de mémoire. Un compromis est finalement trouvé en 2021, imaginant la reconversion du bâtiment en centre de conférences et l’aménagement de l’espace environnant en mémorial. Manque de chance, la même année la banque Turto et le gouvernement estiment que l’augmentation du prix des rénovations n’en font plus un investissement rentable.

En janvier 2022 apparaît à nouveau un projet en faveur de la mémoire juive, sous l’égide de la Première ministre Ingrida Šimonytė qui propose de transformer le bâtiment en musée de la mémoire juive lituanienne, sur le modèle du musée de l’histoire des Juifs polonais à Varsovie(3). Il s’agit, à ce stade, d’une simple proposition. En l’attente d’un projet définitif, le bâtiment, lui, reste délaissé. Si, en théorie, la banque Turto est responsable de l’entretien de ce dernier, la réalité est plus compliquée : tagué et squatté, le Palais de sports, pourtant situé au centre de la ville, est largement détérioré et n'apparaît finalement aux yeux des citoyens que comme un spectre délaissé des temps soviétiques.

Un nouveau débat national : la gare d’arrivée de l’aéroport de Vilnius

Véritable porte d’entrée de la Lituanie pour la majorité des voyageurs internationaux, ce bâtiment est soudainement devenu un objet de controverses en 2021, sous l’impulsion du ministre des Transports, Marius Skuodis(4).

Façade de la gare d’arrivée de l’aéroport de Vilnius (10.05.2021).

Façade de la gare d’arrivée de l’aéroport de Vilnius (10.05.2021).

Statues soviétiques sur la façade du bâtiment (10.05.2021).

Statues soviétiques sur la façade du bâtiment (10.05.2021).

Construit en 1954, ce bâtiment est l’un des rares exemples préservés d’aéroports soviétiques classiques. Du fait de sa valeur artistique, ce dernier est inscrit dès 1993 au patrimoine lituanien, acte censé le protéger de la destruction. Si son intérieur a été réaménagé, sa façade, elle, est toujours ornée de statues soviétiques. C’est en réalité cette façade qui questionne désormais la légitimité du bâtiment à exister dans son entièreté. Si M. Skuodis a avancé un argument économique, dénonçant le coût élevé d’entretien du bâtiment, c’est surtout l’argument identitaire qui a été mis en avant : pour le ministre, le bâtiment devrait être détruit car il ne correspond pas « à l’image de la Lituanie ». Il s’agit ici de dissocier l’image de la Lituanie de l’imaginaire soviétique, au terme d’un processus de différenciation et de rejet : le ministre nie l’héritage soviétique comme constitutif de l’identité moderne de la Lituanie.

L'annonce de ce projet de démolition a ensuite été reprise par les médias, suscitant un débat à l'échelle nationale. Peu de temps après cette déclaration, la Commission nationale du patrimoine a décidé de se prononcer et a déclaré que le statut de patrimoine national du bâtiment excluait tout projet de démolition. En théorie, cet argument aurait dû être suffisant pour clore le débat. Si ce n’est que la même Commission a retiré, en 2016, la même protection légale à des statues soviétiques alors en rénovation, prouvant ainsi que la protection juridique d’un patrimoine peut être révocable.

La polémique a repris avec plus d’intensité encore dans le contexte de la guerre en Ukraine : le responsable communication des aéroports lituaniens, Marius Zelenius, accusant le bâtiment d’être un outil de soft power russe, contribuant à diviser la société. Il s’agit ici d’une rhétorique de sécurisation : le bâtiment n’est plus seulement défini comme non-représentatif de l’identité lituanienne mais comme une menace à cette dernière. Le détruire contribuerait dès lors à la protéger.

Mais un autre camp s’est constitué : Vytautas Juozapaitis, directeur du Comité à la culture du Parlement, défend ainsi le bâtiment au nom de sa valeur éducative. Le préserver permet de rappeler les heures sombres de la Lituanie, rhétorique qui utilise également la différenciation, mais cette fois comme protection. Dans cette logique, le bâtiment n’est pas une menace à l’identité lituanienne mais au contraire un moyen de la renforcer. Le bâtiment devient une définition par la négative de l’identité lituanienne, en rappelant ce qu’elle n’est pas.

Si la destinée du Sporto Rūmai dépend de considérations à la fois économiques et mémorielles, celle de l’aérogare de Vilnius tient plus à des éléments identitaires ; d’abord abordée sous un angle économique, la question de la préservation de ce bâtiment est rapidement devenue un débat médiatisé autour d’enjeux éducatifs, identitaires et même géopolitiques.

L’architecture soviétique, bien que reconnue comme relevant du patrimoine national, reste donc un objet de questionnements en Lituanie. Provoquant admiration, nostalgie, horreur ou encore anxiété, elle reste en tout cas porteuse d’une forte charge émotionnelle.

Notes :

(1) Theodore R. Weeks, « Remembering and Forgetting: Creating a Soviet Lithuanian Capital. Vilnius 1944–1949 », Journal of Baltic Studies, 2008, pp. 517-533.

(2) Paulius Viluckas, « Vyriausybė atsisako Vilniaus kongresų centro projekto, ieškos alternatyvų » (Le gouvernement refuse le projet du centre de congrès de Vilnius et cherchera des alternatives), Delfi.lt, 16 août 2021.

(3) « Vilnius Sports Palace could be turned into Jewish museum, Lithuanian PM suggests », LRT.lt, 27 janvier 2022.

(4) Jonas Deveikis, « Lithuanian Airports says Soviet-era terminal 'a propaganda tool', calls for demolition », LRT.lt, 23 avril 2022.

 

Photos : © Tanguy Martignolles.

* Tanguy Martignolles est étudiant de deuxième année dans le master Erasmus Mundus « Central & East European, Russian & Eurasian Studies » proposé par les universités de Glasgow et de Tartu.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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