L'Union européenne s'est imposée au cours de la dernière décennie comme un pôle d'influence dans l'espace post-soviétique et, pour plusieurs Etats de la région, comme un ancrage politique et un modèle de réformes.
Pourtant, dans le voisinage oriental, le décalage est manifeste entre une image idéalisée de l'UE et le sentiment d'incompréhension et de déception suscité par ses politiques. Souvent présentée comme un test pour l'action extérieure européenne, la politique de voisinage a ainsi généré de fortes attentes mais aussi des critiques à l'est de l'Europe. Les exemples de l'Ukraine et de la Géorgie, deux pays à l'avant-garde des réformes, montrent que le regard porté sur l'UE est ambivalent.
Regards d'Ukraine
Le projet d'adhésion à l'UE, une priorité-clé pour l'Ukraine
L'élection à la présidence de Viktor Ianoukovitch, début 2010, ne semble pas avoir remis en question le choix européen de l'Ukraine. Dès la fin des années 1990, le président Koutchma avait annoncé l'intention de son pays de rejoindre l'Union. Après la révolution Orange, les nouvelles autorités ont fait de cette adhésion une priorité politique. En dépit de la très forte polarisation de la vie politique dans les années qui ont suivi, la priorité accordée à l'intégration européenne n'a pas semblé faire débat. En témoigne le Manifeste d’unité nationale signé par tous les partis politiques en 2006, qui entérine cette priorité.
Depuis une décennie, l’intégration à l’Union européenne constitue ainsi le pôle principal de la politique étrangère ukrainienne et elle s’est imposée comme un objectif pérenne. C'est d’ailleurs à l'Union européenne que, nouvellement élu, le président V.Ianoukovitch a réservé sa première visite à l'étranger. Sous sa présidence se poursuivent les négociations pour l'accord d'association, les pourparlers sur la conclusion d'un accord de libre-échange approfondi et le dialogue devant conduire à la libéralisation du régime des visas. La stratégie européenne de l'Ukraine témoigne ainsi d'une continuité inaccoutumée dans un pays aux prises avec des crises politiques régulières et une instabilité chronique dans les années qui ont suivi la révolution Orange.
Les perceptions de l'Union européenne au sein de l'opinion publique ukrainienne coïncident avec les choix gouvernementaux. Ainsi, entre 55 et 60% de la population ukrainienne appuie le projet d’adhésion du pays à l’UE. Les enquêtes d'opinion réalisées depuis une décennie reflètent des représentations très positives de l'Union européenne, dont le niveau d'attraction est stable. Près de 70% des personnes interrogées lors d'un sondage récent[1] associent l'Union européenne à des valeurs positives (au premier rang desquelles la prospérité, les droits de l'homme, la sécurité). Pour 62% des répondants, l'Ukraine et l'Union entretiennent de bonnes relations et, pour 57%, l'Union peut contribuer à renforcer la stabilité du pays. L'Union européenne apparaît ainsi à la fois comme un solide allié de l'Ukraine et comme un pôle d'attraction dont les valeurs doivent servir de modèle.
Un consensus de façade?
La continuité apparente de la priorité accordée à l'intégration avec l'UE comme le caractère positif des représentations de l'Union européenne doivent cependant être nuancés.
Tout d'abord, le soutien global de la population à l’intégration européenne dissimule les multiples fractures de la société ukrainienne. La première, ancienne et bien connue, est celle d’une opinion partagée entre deux pôles de politique étrangère, l’Union et la Russie. Certaines enquêtes montrent cependant la conciliation possible, pour une partie de l'opinion, de deux priorités apparemment opposées, l’intégration à l’UE et le rapprochement avec la Russie.
Le niveau globalement fort de soutien à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE masque un second type de fracture au sein de l’opinion: de fortes différences régionales dans ce soutien, corrélées aux clivages de politique intérieure régulièrement observés lors des élections, avec un appui beaucoup plus fort à l’ouest. Surtout, l'image idéalisée de l'UE que laissent transparaître les enquêtes d'opinion occulte une grande méconnaissance du processus d'intégration et des politiques européennes. Alors que les liens entre l'Union européenne et l'Ukraine se sont considérablement resserrés dans le cadre de la politique de voisinage, 62% des personnes interrogées en 2010 disent ne pas être familières avec l'UE.
Le consensus apparent des élites sur l’objectif d’adhésion à l’Union doit également être relativisé. Cette priorité constamment affichée en tête de l'agenda du pays recouvre à la fois des différences sensibles entre courants politiques et un glissement du positionnement ukrainien en réaction à des facteurs externes. Les autorités successives n'ont pas défini l'identité ukrainienne de la même façon et elles n'ont pas manifesté le même degré d'engagement en faveur de l'intégration européenne.
Entre espoirs, désillusions et détachement
Pour l'ex-président V.Iouchtchenko, la géographie, la culture et, plus encore, le tournant politique de 2004 font de l'Ukraine un pays à l'identité clairement européenne. L'intégration européenne, jusqu'alors présentée comme une priorité de politique étrangère, a été après la révolution Orange incorporée dans l'agenda de réformes promu par les nouvelles autorités.
Pourtant, découplée par l'UE de toute perspective d'adhésion, la politique de voisinage lancée en 2004 a suscité amertume et déception en Ukraine. Ce décalage avec l'offre européenne a contraint les nouvelles autorités, tout en réitérant la vocation de leur pays à rejoindre l'Union, à adopter un positionnement plus pragmatique, visant à différencier par l'excellence l’Ukraine des autres Etats inclus dans la politique de voisinage.
L'identité européenne de l'Ukraine n'est pas remise en cause par le président V.Ianoukovitch, mais elle est désormais présentée comme non exclusive et autorise d'autres liens, en particulier avec la Russie. L'Union européenne n'est plus l'unique référence d'une diplomatie ukrainienne qui place désormais en tête de ses priorités la défense d'un intérêt national défini comme la préservation de l'équilibre et par un rôle de passeur entre deux pôles. Ce positionnement à la croisée de deux ensembles est pourtant difficilement tenable à terme. Ainsi, l'Ukraine devra sans doute opérer un choix entre deux perspectives incompatibles: celle d'une zone de libre-échange avec l'UE, qui requiert un alignement parfois douloureux sur l'acquis communautaire et dans laquelle elle est actuellement engagée, et celle d'une intégration au sein de l'Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, que Kiev rejette pour l'instant en dépit des pressions russes.
Regards de Géorgie
L'UE perçue à travers un prisme sécuritaire
Comme en Ukraine, les enquêtes d'opinion réalisées en Géorgie reflètent une image très favorable de l'Union européenne. Selon un sondage récent, 92% des personnes interrogées considèrent l'UE comme un «bon voisin» et 88% estiment que la Géorgie a de bonnes relations avec elle[2]. A l'instar de l'Ukraine, les perceptions positives de l'UE sont ancrées dans la définition de l'identité géorgienne comme étant essentiellement européenne. C'est sur cette identité que se fonde l'objectif d'adhésion à l'Union, présenté dans le discours des autorités comme un retour en Europe après une parenthèse soviétique imposée à la Géorgie.
Perçue comme un vecteur de distanciation par rapport à l'héritage soviétique et à la Russie, l’Union européenne a pourtant occupé un rang secondaire dans la diplomatie géorgienne au cours des années qui ont suivi la révolution des Roses. Cette place en retrait par rapport aux Etats-Unis, principal allié de Tbilissi, est liée au prisme sécuritaire qui domine la vision géorgienne. L'Union, absente des mécanismes de règlement des conflits abkhaze et sud-ossète instaurés dans les années 1990, ne peut offrir d'appui solide pour assurer l'intégrité territoriale et la sécurité du pays, priorités du Président M.Saakachvili. Bien plus, les domaines-clés de la politique de voisinage en Géorgie (le renforcement de l'Etat de droit et de la démocratie, la réforme de la justice) sont en décalage avec l'agenda du gouvernement.
Entre attentes et scepticisme
La guerre de 2008 avec la Russie constitue un tournant dans le positionnement géorgien. D'une part, la médiation opérée sous les auspices européens affermit la crédibilité de l'UE aux dépens des Etats-Unis, peu audibles durant le conflit. D'autre part, la guerre conduit à un renforcement significatif de la présence et des politiques de l'Union européenne en Géorgie. Indubitablement, la mise en œuvre de la politique de voisinage et le rapprochement avec l'UE ont reçu une impulsion nouvelle depuis 2008. Lancé en 2009, le Partenariat oriental est bien perçu à Tbilissi, dans la mesure où il ouvre à la Géorgie de nouvelles perspectives qui, jusqu’alors, étaient de factoréservées à l’Ukraine et à la Moldavie. L'ouverture des négociations pour un accord d'association (juillet 2010) et l'entrée en vigueur de l'accord de facilitation des visas et de réadmission (mars 2011) sont des étapes que les autorités géorgiennes considèrent comme fondamentales dans leur relation à l'UE.
Cependant, le discours des autorités et des élites impliquées dans l’intégration européenne s’est durci face aux réticences européennes concernant le lancement des pourparlers spécifiques à la zone de libre-échange approfondie. L’imposition de pré-conditions à l’ouverture des pourparlers est durement ressentie en Géorgie, pays membre de l’OMC qui estime aller au-delà des règles européennes dans bon nombre de domaines d’activité. Se jugeant plus avancée (par exemple en matière de lutte contre la corruption), la Géorgie refuse d’être placée sur le même pied que ses voisins caucasiens, notamment un Azerbaïdjan non membre de l’OMC. Dans le même temps, elle juge très coûteux l'alignement sur l'acquis communautaire en l'absence de perspective d'adhésion. Ces perceptions reflètent au fond le décalage entre les choix opérés par la Géorgie depuis 2005, en faveur d’un modèle économique ultra-libéral, et les options défendues par l’UE dans ses politiques, jugées parfois trop strictes par la Géorgie.
Loin d'être univoque, le regard porté par l'Ukraine comme par la Géorgie sur l'Union européenne et sur ses politiques est multiple et non dénué d'ambiguïtés; celles-ci sont, en partie tout au moins, engendrées par le caractère inédit des efforts demandés par l'Union à des pays tiers hors de toute perspective d'adhésion.
Notes :
[1] Ce sondage, publié le 20 décembre 2010 dans le cadre d'un projet financé par l'Union européenne, a été effectué auprès de 400 répondants ukrainiens; une enquête parallèle a été menée auprès de 110 leaders d'opinion. «Perceptions of the EU in Neighbourhood Partner Countries- Ukraine», ENPI Info Centre. Cf.
http://www.enpi-info.eu/files/interview/a110070_ENPI_Ukraine(EUprcptns)EASTen.v.3.pdf.
[2] «Perceptions of the EU in Neighbourhood Partner Countries-Georgia»,ENPI Info Centre, http://enpi-info.eu/files/interview/a110070_ENPI_Georgia(EUprcptns)EASTen.v.4.pdf.
Vignette : Tchernivtsi, Ukraine (Anaïs Marin, mars 2006).
* Laure Delcour est directrice de recherches à l’IRIS. Spécialiste de la politique de voisinage et du partenariat oriental.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #57: «Regards de l’Est sur l’Union européenne»
Qu’ils soient nouveaux Etats membres, candidats ou observateurs plus lointains, les pays de l’Est sont forcément concernés par les activités et le devenir de l’Union européenne. Regard sur l’Est se penche…