Pologne-Lituanie : une coopération bilatérale de défense renforcée

Depuis l’occupation russe de la Crimée en 2014 et, plus encore, l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, les inquiétudes des pays baltes et de la Pologne face à la menace russe ont été ravivées. Les gouvernements polonais et lituanien, notamment, insistent sur la nécessité pour l’OTAN de renforcer la sécurité de ses frontières sur le flanc Est. Mais la perception de cette menace invite également les deux pays à accroître leur coopération bilatérale de défense.


Rencontre entre le ministre polonais des Affaires étrangères, Radosław Sikorski, et son homologue lituanien, Gabrielius Landsbergis, le 20 mars 2024 (copyright : Lithuanian Ministry of the Foreign Affairs)Le corridor de Suwałki est une bande de territoire d'environ 65 kilomètres de long qui sépare l'enclave russe de Kaliningrad du Bélarus, allié de Moscou en phase de vassalisation. Cette zone constitue également la frontière entre la Pologne et la Lituanie, deux pays membres de l'OTAN (respectivement depuis 1999 et 2004). Une attaque ou une occupation de ce corridor par les forces russes ou bélarusses isolerait les pays baltes du reste de leurs alliés. Sécuriser ce corridor semble dès lors crucial pour dissuader Moscou et rassurer les populations. Dans ce contexte, la sécurisation de ce corridor et la garantie de libre circulation à travers cette zone constituent des conditions essentielles à la sécurité de la Lituanie, mais aussi de la Lettonie et de l’Estonie.

La sécurité, une priorité des relations entre la Pologne et la Lituanie

Depuis l’annexion illégale de la Crimée en 2014, on a pu noter une nette montée des inquiétudes exprimées par les pays frontaliers du Bélarus et de la Russie. La tenue d’exercices militaires d’ampleur et les incidents ou provocations constatés à la frontière avec le Bélarus ont ravivé les débats autour de la sécurité et conforté les États baltes et la Pologne dans l’absolue nécessité de renforcer la sécurité à leurs frontières.

Les manœuvres militaires russo-bélarusses, comme Zapad en 2017, ont été utilisées par la Russie comme un moyen d’intimider les populations des pays voisins, principalement via les discours relayés par les médias pro-russes. Dans les médias polonais, on a pu suivre des débats assez vifs autour du transfert des soldats et matériels russes vers le Bélarus dans le cadre de cet exercice et du risque d’un éventuel stationnement de ces soldats et équipements militaires au-delà de la durée de l’exercice.

En septembre 2017, le site d’informations polonais ONET exprimait bien cette méfiance vis-à-vis de la menace russe : « D'autres sont également concernés. Surtout les Polonais et les trois États baltes, ainsi que le commandement de l'OTAN lui-même. Les exercices Zapad [...] ont lieu tous les quatre ans depuis 2009 mais, cette fois-ci, ils sont perçus en Europe de manière beaucoup plus sensible qu'auparavant, car il s'agit des premières manœuvres depuis le conflit russo-ukrainien et de la profonde crise politique dans les relations entre la Russie et l'Occident à la suite de l'annexion de la Crimée»

Cette inquiétude s’inscrivait dans le contexte particulier de militarisation de la région qui avait fait suite au sommet de l’OTAN de 2016 (Varsovie), au cours duquel les alliés avaient décidé, à la demande des pays baltes et de la Pologne en particulier, de renforcer leur présence militaire sur le flanc Est, dans une démarche de réassurance. Ainsi, à partir de 2017, quatre groupements tactiques multinationaux de niveau bataillon ont été déployés en Estonie, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne. Ce renforcement était attendu depuis longtemps par ces pays frontaliers de l’Alliance, notamment depuis la guerre russo-géorgienne de l’été 2008. En fait, dès son adhésion en 1999, la Pologne a exprimé le souhait de voir stationner des troupes otaniennes (et, tout particulièrement, américaines) sur son territoire, ce que l’Alliance a d’abord refusé, craignant qu’un tel déploiement ne constitue un frein à la signature d’un accord de coopération avec la Russie. Même en 2016 lorsque la décision a finalement été prise, le renforcement du flanc Est a fait polémique entre les pays membres de l’Alliance, certains craignant que cette présence militaire ne vienne « irriter inutilement la Russie ». C’est par exemple ce qui fut souligné par le ministre allemand des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier dans le contexte des exercices militaires Anaconda réalisés en Pologne.

Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, on a pu relever des incidents à la proximité des frontières, comme ceux du 1er août 2023, lorsque l'espace aérien polonais au-dessus de Bialowieza (forêt primaire s’étendant entre la Pologne et le Bélarus) a été violé par deux hélicoptères bélarusses, qui ont pénétré à environ 4km dans l’espace aérien polonais. Le 12 août 2023, un avion de chasse russe Su-30 s'est écrasé au cœur de l’oblast de Kaliningrad, à environ 20km de la frontière polonaise, lors d'un vol d'entraînement. Les deux zones d’entraînement militaire bélarusses, situées à proximité immédiate des frontières polonaise et lituanienne (l’une près de Brest, à 3km de la frontière polonaise, et l’autre près de Grodno, à environ 25km de la frontière polonaise et 1km de la frontière lituanienne), présentent un risque élevé d’incident (qu’il soit délibéré ou non).

Une coopération polono-lituanienne sous le signe de l’OTAN

Dès lors, on comprend que la sécurité régionale constitue désormais un pilier central de la coopération entre Varsovie et Vilnius. En l’occurrence, la Pologne joue un rôle actif dans le renforcement de la sécurité de la région baltique. Elle participe par exemple à la mission de police aérienne de la Baltique menée par l'Otan et prend part à des exercices militaires conjoints : « Notre coopération militaire est très étroite. L'armée polonaise, par exemple, effectuera des missions de police de l'air au-dessus de la Lituanie et des autres États baltes à partir de décembre de cette année. Nous sommes également très satisfaits de la coopération liée aux exercices conjoints polonais et lituaniens, et nous sommes ouverts à toute recommandation de la part de la Lituanie », déclarait le ministre de la défense Mariusz Blaszczak en septembre 2023. Cette politique de coopération militaire étroite est poursuivie par son successeur et le gouvernement libéral de Donald Tusk, élu fin 2023.

De même, les manœuvres militaires Brave Griffin 24/II qui se  sont déroulées en avril 2024 en Lituanie s'inscrivaient dans le cadre plus large du cycle de formation Steadfast Defender de l'OTAN. Ces exercices, auxquels ont participé 1 500 soldats et près de 200 unités d'équipement militaire, ont été menés dans le cadre de la coopération polono-lituanienne, avec la participation des alliés américains et portugais. Ils visaient à tester un scénario de défense du corridor de Suwałki, basé sur le plan polono-lituanien d'Orcha préparé par les commandants des armées lituanienne et polonaise en 2022. Ces manœuvres avaient pour objectif d'évaluer la préparation des troupes face à une situation de menace et d'assurer une meilleure intégration des actions militaires entre les différents États membres de l'OTAN.

Vers une intensification des relations bilatérales de défense

Depuis le début de 2024, plusieurs réunions au plus haut niveau ont eu lieu entre les représentants de la Pologne et de la Lituanie, ce qui témoigne de l'intensification des relations bilatérales. La Lituanie est devenue un partenaire privilégié dans la politique étrangère du nouveau gouvernement polonais. En janvier, le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorski a rencontré son homologue lituanien Gabrielius Landsbergis à Vilnius ; il s'agissait, après Kyiv, de la deuxième visite à l'étranger du ministre polonais depuis son entrée en fonction en décembre 2023. Les chefs de la diplomatie polonaise et lituanienne ont discuté de la poursuite du soutien à l'Ukraine, de la situation sécuritaire, de la coopération en matière de défense dans la région. Ils ont également souligné l'importance des projets bilatéraux d'infrastructures comme la synchronisation des réseaux électriques des États baltes avec l'Europe occidentale et les projets Rail Baltica et Via Baltica.

Par ailleurs, des efforts sont en cours pour développer la coopération bilatérale dans l'industrie de défense. Les deux pays reconnaissent aussi l'importance vitale des achats conjoints d'armes, qui contribuent, entre autres, à l'intégration des pays de l'UE et à l'unification des armements, dans l’objectif de renforcer les capacités de défense tout en réalisant des économies budgétaires. Ainsi, le 14 novembre 2024, les deux pays se sont accordés sur la mise en œuvre du projet d’achats conjoints de systèmes de défense (en l’occurrence des missiles à courte portée Piorun  [« coup de foudre » en polonais]). Cette rencontre bilatérale s’inscrivait dans un cadre plus large de coopération en matière de défense en mer Baltique, réunissant également l’Estonie et la Norvège.

La Pologne et la Lituanie sont bien conscientes que les menaces qui pèsent sur elles ne se limitent pas aux aspects militaires mais incluent également l’hybridité, qui se décline de multiples manières dans la zone. La région est par exemple confrontée, comme d’autres, à la désinformation. Mais elle a aussi subi au cours des dernières années une vaste opération de déstabilisation des frontières avec le Bélarus, orchestrée par le régime du président en exercice Aliaksandr Loukachenka qui a organisé un afflux de migrants vers ces pays, en provenance essentiellement du Moyen-Orient.

L'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN (2023 et 2024) renforce la capacité de l'Alliance à mener des missions de défense collective dans la région de la mer Baltique et à dissuader la Russie. Elle facilite également le développement de la politique de sécurité de l'Union européenne, notamment à travers une coopération accrue dans le cadre des formats régionaux. Dans ce contexte, la sécurité de la région a tout à gagner de la coopération militaire renforcée qui se met en place entre Pologne et Lituanie.

Vignette : Rencontre entre le ministre polonais des Affaires étrangères, Radosław Sikorski, et son homologue lituanien, Gabrielius Landsbergis, le 20 mars 2024 (copyright : Lithuanian Ministry of the Foreign Affairs).

 

* Maria Skowrońska est étudiante arabisante en Master 2 de Relations internationales à l'INALCO.

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