Russie : la difficile équation Wagner pour la puissance militaire russe en Afrique

La mort du patron du groupe Wagner Evgueni Prigojine, en août 2023, pose depuis un défi d’ampleur à la stratégie d’influence militaire de la Russie en Afrique. Désormais, l’Etat russe doit en effet naviguer entre le maintien de son emprise sécuritaire et l’encadrement des mercenaires de la société militaire privée Wagner, dont les agissements menacent d’écorner l’image de la Russie sur le continent africain.


Logo de la SMP WagnerEntre 2017 et 2023, la puissance militaire de la Russie sur le continent africain a reposé en grande partie sur le succès commercial de la célèbre société militaire privée (SMP) Wagner. Celle-ci, s’étant implantée successivement au Soudan, en République centrafricaine (RCA), au Mali et en Libye, servait les intérêts stratégiques du Kremlin, en contrepoint de ses intérêts commerciaux propres.

Une reprise en main sécuritaire inachevée et un flou persistant entre l’Etat russe et Wagner

La mort rocambolesque, le 23 août 2023, des deux principales figures de la SMP, Evgueni Prigojine et Dimitri Outkine, a suscité de nombreuses interrogations chez les observateurs internationaux quant à la capacité de la Russie à maintenir ses positions sur le continent africain. Afin de mettre un terme aux doutes, le Kremlin a rapidement entrepris une reprise en main du dispositif sécuritaire russe en Afrique. L’objectif pour Moscou était alors de remplacer les mercenaires russes, dont la loyauté politique au Kremlin n’était plus assurée après la tentative de putsch des 23-24 juin 2023.

Pour cela, un régiment nommé Africa Corps a été créé par le ministère russe de la Défense, après une tournée du vice-ministre Iounous-bek Evkourov au Sahel, fin août 2023. Afin d’accompagner médiatiquement cette reconfiguration stratégique, une agence de presse du nom d’African Initiative a été mise sur pied par les renseignements russes. Cette initiative étatique a finalement débouché sur l’envoi d’« instructeurs » et de matériels militaires au Burkina-Faso (janvier 2024) et au Niger (avril).

Pourtant, contrairement à l’idée répandue selon laquelle Africa Corps et Wagner auraient tout simplement fusionné, le premier absorbant les restes de la seconde, il est en réalité difficile de se faire une idée précise des liens entre Wagner et l’Etat depuis la mort d’E. Prigojine. La relation qu’entretient Africa Corps – donc le Kremlin – avec Wagner est complexe et semble varier en fonction des pays d’implantations de la SMP. En Libye, par exemple, le ministère russe de la Défense a semble-t-il réussi la reconfiguration sécuritaire et les mercenaires se sont assez docilement pliés aux exigences du Kremlin. En revanche, en RCA, bastion le plus important du groupe Wagner, la stratégie de Moscou est moins claire : si le Kremlin s’appuie sur un ex-membre de Wagner, Dmitri Sytyi, pour préserver son influence informationnelle à Bangui, les mercenaires ont conservé leur monopole sécuritaire dans le pays. Une ambiguïté y persiste toutefois quant au degré de subordination de ces mercenaires au ministère russe de la Défense. Mais c’est au Mali que la différence entre ces deux acteurs est la plus évidente. Aujourd’hui, les membres de Wagner y demeurent nombreux, évalués à environ un millier d’hommes. Ils continuent d’honorer leur contrat avec la junte militaire malienne et arborent fièrement leur écusson. Pis, à en croire la communication de certains d’entre eux fin août 2024 sur des chaînes Telegram, ils auraient même refusé de rejoindre les rangs d’Africa Corps, en dépit des pressions exercées par le ministère russe de la Défense.

Etat russe et Wagner au Mali, des agendas divergents ?

Au Mali, la distinction entre Africa Corps et Wagner s’avère d’autant plus importante à établir que les intérêts de ces deux acteurs sécuritaires russes tendent à diverger. D’un côté, Wagner semble vouloir survivre en tant qu’entité « commerciale » fournissant au régime malien des services régaliens, et ce malgré la disparition de ses chefs.  De l’autre côté, Africa Corps, officiellement accrédité par Moscou, aurait pour objectif de limiter l’empreinte sécuritaire de la Russie à une coopération de défense « classique » avec ses alliés régionaux. Dans cette optique, un partenariat de défense excluant la participation des membres du régiment au combat suffirait à satisfaire les ambitions de Moscou. Cette réflexion du côté du Kremlin découlerait du sentiment que l’action militaire de Wagner aux côtés des Forces armées maliennes (FAMA) présente aujourd’hui un risque diplomatique accru. Les agissements de la milice au Mali ont provoqué des tensions avec l’Algérie(1), laquelle est pourtant un partenaire privilégié de la Russie. Cette brouille diplomatique entre Alger et Moscou serait même l’une des raisons expliquant l’annulation de l’opération de « revanche » de Wagner sur les rebelles du Cadre stratégique permanent pour la défense de l’Azawad (CSP-PSD) en octobre dernier(2). Outre l’Algérie, un autre voisin du Mali, la Mauritanie, semble quelque peu contrarié par les opérations belliqueuses de Wagner dans la région. En outre, les miliciens russes ont à plusieurs reprises franchi la frontière depuis le Mali et commis des exactions contre des réfugiés maliens et des ressortissants mauritaniens. Si, pour l’heure, ces différends semblent surtout envenimer les relations entre Nouakchott et Bamako, il n’est pas à exclure qu’à l’avenir ces frictions se répercutent sur la relation russo-mauritanienne.

Wagner, un impact négatif sur le narratif russe en Afrique ?

Hormis l’aspect strictement diplomatique, la présence non-encadrée de Wagner au Mali présente évidemment un risque réputationnel pour l’Etat russe. Moscou s’efforce depuis 2017 d’articuler ses ambitions géopolitiques en Afrique avec un narratif attractif et crédible. Ce dernier repose principalement sur deux idées : la première postule que la Russie, puisque n’ayant pas de précédent colonial en Afrique à la différence des puissances occidentales, développe aujourd’hui des relations « amicales » et d’égal à égal avec les Etats africains. Cette idée, dont le lien de cause à effet reste à démontrer empiriquement, se nourrit du sentiment anti-français qui s’est développé au sein des opinions publiques ouest-africaines, et que le Kremlin a lui-même contribué à alimenter depuis quelques années à travers des campagnes de désinformation ciblées. Le second élément de ce narratif met en lumière la puissance militaire de la Russie et la fermeté de son chef d’Etat, Vladimir Poutine. La Russie tient à apparaître aux yeux des dirigeants et opinions publiques africains comme puissante et souveraine, capable d’apporter une réponse militaire « efficace » aux défis sécuritaires(3) auxquels fait face le continent africain. Dans cette perspective, la volonté du Kremlin d’afficher sa puissance « dure » (hard power) sert sa puissance « douce » (soft power) en Afrique(4).

La présence en l’état de Wagner écorne à bien des égards cette réputation que le Kremlin s’obstine à maintenir sur le continent africain. Au Mali, les missions de contre-insurrection assignées à la milice russe, bien qu’elles aient par le passé débouché sur des succès, sont aujourd’hui opérationnellement et politiquement défaillantes. Wagner éprouve une difficulté sans précédent à lutter contre le CSP-PSD et leurs alliés djihadistes de circonstance, et ce notamment depuis que les rebelles reçoivent le soutien militaire de l’Ukraine. L’humiliante défaite de Tinzawaten l’été dernier et l’attentat djihadiste à Bamako en septembre 2024 viennent entacher la réputation de la SMP et, par extension, l’image de puissance « efficace » que la Russie tente d’imprimer aux esprits maliens(5).

Par ailleurs, les bavures de Wagner au Mali et en RCA pourraient à terme décrédibiliser le narratif anticolonialiste et tiersmondiste russe. Les exactions commises par la SMP au Mali, dont le massacre de Moura en mars 2022 est la manifestation la plus tragique, pourraient avoir consommé le divorce entre les populations rurales – a fortiori peules – et la Russie. Au-delà de cette réputation d’hommes sanguinaires, Wagner aurait semble-t-il abîmé ses relations avec les FAMA, lesquels ne supportent visiblement plus la condescendance et les moqueries de bon nombre de mercenaires russes à leur égard(6). Au Cameroun, les camionneurs chargés de livrer en RCA le matériel de Wagner se sont mis en grève pour exprimer leur colère après que l’un d’entre eux ait été exécuté par un membre de la SMP russe(7).

Face à ces critiques de plus en plus nombreuses, la Russie pourrait être tentée de revoir son dispositif sécuritaire de sorte que les débordements de celui-ci n’érodent plus l’image d’un peuple russe « frère » et « libérateur ».

 

Notes :

(1) L’Algérie, dont les relations avec la junte malienne ne cessent de se dégrader après que celle-ci s’est retirée de l’Accord d’Alger de 2015, estime que les offensives militaires de Wagner et des FAMA rompent l’équilibre régional.

(2)  Benjamin Roger et François Bobin, « Entre le Mali et l’Algérie, comment Wagner et Bamako ont renoncé à contre-attaquer à Tin Zaouatine », Le Monde, 21 octobre 2024.

(3) Sur ce point, la Russie construit son image en opposition à un Occident prétendument « mou », lequel aurait tendance à s’embourber dans des conflits asymétriques, faute de moyens ou de volonté politique pour les résoudre.

(4) A cet égard, le film Tourist , réalisé et diffusé par la Russie en 2021, vante le mérite et la puissance des mercenaires russes en RCA.

(5) Ben Farmer, « Wagner’s failures shake Africa’s faith in Putin’s promises », The Telegraph, 16 novembre 2024.

(6) Mathieu Olivier, « Entre l’armée malienne et Wagner, les prémices d’un divorce ? », Jeune Afrique, 10 octobre 2024.

(7) Yves Plumey Bobo, « Au Cameroun, les transporteurs en grève contre… Wagner », Jeune Afrique, 22 novembre 2024.

 

 

Vignette : Logo de la société militaire privée Wagner (wikimedia commons, 2022).

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