Russie : la politique nataliste de Poutine, entre nationalisme et conservatisme

Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine au début des années 2000, la Russie tente de mettre fin au déclin démographique avec une politique nataliste mêlant nationalisme et conservatisme. Entre restrictions sur l’avortement et exaltation des valeurs familiales, ces mesures peinent toutefois à inverser la tendance, aggravée par la guerre en Ukraine.


Illustration réalisée par Pauline Poitte.Durant des décennies, à travers divers articles constitutionnels et lois organiques, l’URSS a voulu se positionner à l’avant-garde de l’égalité homme-femme. Elle a même été le premier État à légaliser l’avortement, en 1920. Après son implosion et depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, traditionalisme et orthodoxie sont devenus les étendards du pouvoir russe, influençant la politique de natalité et la construction familiale, sans pour autant rencontrer un réel succès.

Le violent déclin démographique post-soviétique

Lors de la chute de l’URSS en 1991, la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR), qui allait devenir Fédération de Russie, comptait 148 394 216 habitants(1). L’année suivante, elle atteignait un pic de population, avec 148 538 197 habitants, avant de subir un déclin qui perdure depuis.

Cette augmentation de population était une tendance de longue date. Pendant les années Gorbatchev (1986-1991), la trajectoire imprimée par le leader du Parti communiste a pu confirmer cette tendance grâce notamment aux lois « sèches », terme utilisé pour qualifier les lois anti-alcool prises par les diverses instances de pouvoir tout au long de l’histoire russe. Ces mesures, allant de la fermeture de magasins vendant de l’alcool au licenciement et à l’exclusion du Parti pour ivresse, ont favorisé l’augmentation de la natalité et la diminution du taux de mortalité(2).

Néanmoins, d’un point de vue démographique, les années 1990 furent catastrophiques. Alors que l’espérance de vie d’un homme était de 63 ans en 1991, elle chute à 58 ans en 1994 et n’atteindra son précédent niveau qu’en 2011. Plusieurs facteurs expliquent cette baisse drastique : la situation économique liée à « la thérapie de choc » a provoqué une privatisation sauvage, engendrant corruption et luttes violentes notamment à cause de la reconversion d’anciens membres des forces de sécurité ou d’anciens combattants de la guerre d’Afghanistan (1979-1989). La perte de repères, le manque de travail et l’absence d’objectifs a également fait augmenter l’alcoolisme et le taux de suicide, notamment chez les hommes.

Enfin, la chute de la natalité (dès 1988), combinée à ce fort taux de mortalité, a provoqué un solde naturel négatif de la population dès 1993. Ce n’est qu’en 2009 qu’il redevient positif.

Un arsenal législatif pour stimuler la natalité

L’économie renaissante de la Russie des années 2000, notamment du fait du cours favorable du prix du pétrole, a permis à l’État d’améliorer le niveau de vie de la population, ce qui a systématiquement un effet positif sur la démographie.

Par ailleurs, en 2007, Vladimir Poutine adopte par décret un Concept de politique démographique de la Fédération de la Russie jusqu’en 2025(3). Le texte énumère les causes de cette natalité chancelante : faibles revenus, structure familiale (part croissante des familles monoparentales), conditions de travail difficiles pour une part importante de la population féminine active, nombre élevé d’interruptions volontaires de grossesse (IVG).

Le texte propose un large éventail de moyens destinés à redresser la démographie du pays, allant de l’amélioration des conditions de vie des citoyens et l'incitation à la procréation (via des aides financières) à un meilleur accès aux soins dans certaines régions isolées, en passant par « la consolidation de l’institution familiale, la renaissance et le maintien des traditions spirituelles et morales des relations familiales », ainsi que la mise « en œuvre d’un ensemble de mesures visant à réduire le nombre d’IVG ».

Considérant ce dernier point, le gouvernement a adopté une série de décrets visant tout d’abord à restreindre la possibilité d’IVG dite « tardive », soit après 12 semaines de grossesse. Alors que ce type d’IVG était autorisé sur « critères sociaux » (qui ont été fortement restreints en 2003), une loi de 2011 ne le rend désormais possible qu'en cas de viol ou de risque mortel pour la mère. Quant à l'IVG avant 12 semaines, les décrets et lois précédemment cités visent également à le restreindre. Différents mécanismes ont pour objectif de faire changer d’avis la demandeuse : une semaine de réflexion obligatoire, ajout en 2016 au formulaire de demande d’IVG de la possibilité de voir le fœtus et d’écouter les battements de son cœur, procédure qui deviendra obligatoire au 1er janvier 2025.

Enfin, en 2015, la ministre de la Santé Veronika Skvortsova a rencontré le patriarche Kirill afin de « signer un accord de coopération dans le domaine de la prévention des avortements […] », cela se concrétisant par la présence de personnel religieux dans « les centres de grossesses d’urgence [qui seront créés] dans les maternités ».(4) Voilà qui contraste fortement avec la période soviétique où, en l’absence d’accès aux moyens de contraception, l’IVG en était un.

L’invasion de l’Ukraine : un catalyseur pour une natalité sous pression

Depuis le début de l’invasion russe d’ampleur en Ukraine, de nombreux projets de loi, décrets et actions concrètes en faveur de cette politique nataliste se sont succédé.

Les grands principes du texte de 2007, notamment ceux évoquant les traditions familiales, sont repris et développés par un décret datant du 9 novembre 2022(5). Il met en avant la nécessité de préserver et protéger les « valeurs traditionnelles », sources d’unité civile, comprenant entre autres « la vie » – notons l’ironie – mais aussi une « famille forte ». Ce texte ayant également pour objectif d’opposer la Russie aux « idéologies destructrices » de l’Occident et à ses valeurs « immorales », montre en filigrane les combats natalistes que le gouvernement va mener : la lutte contre la négation des « idéaux […] de la valeur d'une famille forte, du mariage, des enfants nombreux », ainsi que contre « la destruction de la famille traditionnelle par la promotion de relations sexuelles non traditionnelles ». À cet égard, le point suivant ne peut être plus explicite : « L'influence idéologique destructrice sur les citoyens russes devient une menace pour la situation démographique du pays. » En définissant le mariage comme une « union entre un homme et une femme », le Kremlin semble considérer que le mariage entre personnes de même sexe – et, par extension, « l’idéologie destructrice » occidentale – est une plus grande menace pour la démographie que la guerre meurtrière qu’il mène.

En 2022, le gouvernement russe a inscrit le misoprostol et la mifépristone, médicaments utilisés durant le processus de l’IVG, dans la liste des médicaments soumis à un enregistrement quantitatif, cela impliquant diverses démarches administratives de la part du personnel médical, provoquant de facto un frein à l’accès à ces médicaments. Par ailleurs, certaines régions ont interdit « l’incitation » à l’avortement, à l’instar du kraï de Primorié (région d’Extrême Orient frontalière avec la Chine et la Corée du Nord) en septembre 2024.

De plus, dans un excès de zèle, certains établissement scolaires peuvent aussi mener des campagnes de prévention contre l’avortement, comme cela a été le cas dans un établissement scolaire de la ville d’Okha sur l’île de Sakhaline, où une vidéo non censurée d’une interruption chirurgicale de grossesse a été diffusée à des lycéens dans le cadre d’une leçon sur les « dangers de l’IVG ».

Enfin, le 25 septembre 2024, deux projets de loi ont été introduits à la Douma d’État, visant à interdire la « propagande Childfree » – vivre sans avoir d’enfant. Selon ces textes, tout site Internet partageant des éléments incitant au refus de procréer peut être passible d’une amende de 5 millions de roubles (47 000€) et valoir d’être inscrit dans la liste des ressources interdites par le Roskomnadzor(6), organe gouvernemental chargé de superviser les médias. Les personnes physiques risqueraient une amende de 400 000 roubles (3 800€) – le double pour les fonctionnaires –, ainsi que quinze jours de détention.

 

Illustration réalisée par Pauline Poitte.

Illustration : Pauline Poitte.

Est-ce donc cela, le « réarmement démographique » ?

Néanmoins, malgré ces efforts, la chute de la population russe devrait perdurer : l’invasion d’ampleur de l’Ukraine engendre de nombreuses pertes – bien qu’aucune donnée officielle ne soit publiée, le Wall Street Journal affirme que cette guerre aurait déjà causé près de 200 000 morts à l’armée russe.

En outre, de nombreux jeunes hommes russes ne souhaitant pas se battre en Ukraine ont pris la décision de quitter la Russie lors de la mobilisation annoncée le 21 septembre 2022. C’est un manque supplémentaire pour le fameux réarmement démographique prôné par le Président russe, depuis le 24 février 2022 : pas moins de 666 000 Russes auraient quitté le pays et ne seraient pas revenus.

Enfin, alors que le pays devrait, selon toute logique, favoriser l’immigration, le pouvoir se veut de plus en plus restrictif, tout particulièrement vis-à-vis des migrants centrasiatiques qui compensent traditionnellement les pénuries de main-d’œuvre dans le bâtiment et en usine. Depuis en particulier l’attentat du Crocus City Hall (Moscou) le 22 mars 2024, ils ne sont plus les bienvenus et, lorsqu’ils le sont encore, ils risquent d’être enrôlés de force et envoyés sur le front en Ukraine.

Dès lors, pour un pouvoir qui mène sa jeunesse à la mort sur le champ de bataille, qui la pousse à s’exiler hors de Russie et qui refuse le recours à l’immigration, l’unique option reste bien la politique nataliste offensive. Pour le moment, celle-ci se révèle peu efficace : en 2023, le taux de fécondité n’était que de 1,41 enfant par femme.

 

Notes :

(1) Toutes les données statistiques sur la population russe sont tirées de la Banque Mondiale, ces chiffres ne comprennent pas la Crimée.

(2) Serhii Pivovarov, Eveguénii Spirine, « 36 лет назад в СССР ввели последний и самый жесткий сухой закон » (Il y a 36 ans, l’URSS introduisait sa dernière loi sèche, la plus sévère), Babel.ua, 7 mai 2021.

(3) « Указ Президента Российской Федерации от 09.10.2007 г. № 1351 », (Oukase du président de la Fédération de Russie du 09/10/2007, N° 1351) Kremlin.ru.

(4) « Министр здравоохранения Вероника Скворцова провела встречу с Патриархом Кириллом » (La ministre de la Santé Veronika Skvortsova a rencontré le patriarche Kirill), Site du ministère russe de la Santé, 18 juin 2015.

(5) « Указ Президента Российской Федерации от 09.11.2022 г. № 809 », (Oukase du président de la Fédération de Russie du 09/11/2022, N° 809) Kremlin.ru.

(6) « В законопроекте о запрете чайлдфри планируют прописать возможность отказа от деторождения из-за медицинских проблем и религиозных убеждений » (Le projet de loi visant à interdire la promotion Childfree prévoit la possibilité de refuser de procréer pour raisons médicales ou religieuses), Verstka.media, 25 septembre 2024.

 

Vignette : Illustration réalisée par Pauline Poitte.

 

* Louis Charlon est étudiant russisant en Master 2 de Relations internationales à l’INALCO.

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