Sergey Parkhomenko : les ténèbres de la Russie contemporaine (2/2)

Alors que la Russie s’enfonce toujours plus dans son projet mortifère, dans la répression et la censure, Sergey Parkhomenko, depuis son exil, partage ses observations sur l’état actuel de la société civile russe. Face à une propagande omniprésente et à une répression accrue, il expose les défis auxquels l’opposition est confrontée et analyse l’impact de la guerre en Ukraine sur la dynamique politique intérieure.


Sergey ParkhomenkoDans ce deuxième entretien exclusif accordé à Regard sur l’Est, l’opposant en exil Sergey Parkhomenko, créateur d’initiatives civiques visant les milieux journalistiques et académiques mais aussi le champ de la mémoire, évoque les ténèbres actuelles traversées par la Russie de Poutine.

Pensez-vous que la société civile existe encore en Russie malgré la pression croissante de la propagande et de la répression ?

Sergey Parkhomenko : Il devient de plus en plus ardu d’exprimer en Russie des opinions opposées au régime. Depuis le 24 février 2022, une censure militaire totale s’est installée, avec des sanctions sévères pour toute critique de la guerre en Ukraine, de l’armée ou du gouvernement russes. Le Code pénal russe prévoit désormais des peines très dures à l’encontre de ceux qui s’opposent au régime. D’ailleurs, l’opposition est à la fois interdite et censurée, entraînant des centaines de procès absurdes et des peines de prison sévères pour ceux qui osent exprimer une opinion contraire à la doxa officielle. Les procès se multiplient, ciblant des journalistes, des activistes et des figures politiques locales. Les manifestations sont réprimées brutalement, rendant difficile l’évaluation du véritable soutien à l’opposition, bien que des indices attestent l’existence d’un public actif pour la presse indépendante.

Comment la population réagit-elle à cette répression ? Reste-t-il de la place pour la dissidence en Russie ?

Il n’est pas aisé d’estimer la véritable dissidence en Russie, mais on observe que de nombreux citoyens s’informent par des canaux indépendants tels que YouTube, les médias en ligne et les réseaux sociaux. Cependant, les manifestations ouvertes sont rares, laissant penser que la répression a atteint son objectif. La Russie a développé une véritable « industrie de la surveillance », avec un réseau omniprésent de caméras, des systèmes de reconnaissance faciale et un contrôle total des communications. Énoncer un point de vue discordant avec la propagande officielle est devenu dangereux. La télévision, la radio et la presse contrôlées par l’État sont des terrains interdits à toute expression non conforme.

Bien que la liberté de parole soit presque anéantie, la société civile en Russie arrive à faire vivre des projets et des initiatives. Des citoyens s’informent activement en utilisant des médias indépendants sur Internet, formant ainsi une communauté qui échange à travers les réseaux sociaux (Facebook, X, Telegram notamment). Cependant, l’absence de manifestations ou d’actions collectives visibles témoigne du fait que la répression pèse de tout son poids sur la population.

Caméras de vidéosurveillance Saint-Pétersbourg.

"Attention, vidéosurveillance !", Saint-Pétersbourg (Crédit : Céline Bayou).

Selon vous, le temps joue-t-il en faveur du Kremlin dans le conflit en Ukraine ?

Le temps est un allié du Kremlin tant que la Russie dispose de vastes ressources humaines à sacrifier. Poutine, en bénéficiant du pouvoir absolu, semble prêt à poursuivre la guerre, malgré son coût humain. La méthode, qui est finalement assez « primitive », implique l’utilisation de la pauvreté de certains Russes pour les inciter à participer à la guerre, créant ainsi une dynamique complexe : le régime exploite la pauvreté d’une partie de la population en utilisant la guerre comme une opportunité de sortie de la misère. Les incitations économiques, telles que des compensations financières pour les familles de soldats décédés, deviennent des leviers pour recruter des individus prêts à vendre leur vie. Le régime de Poutine recrute ses soldats davantage dans les villes moyennes et les campagnes que dans les grandes villes comme Moscou, Pétersbourg et Ekaterinbourg. Le régime n’a même pas besoin d’aller dans le registre de l’hystérie patriotique pour recruter. Il lui suffit de jouer sur la misère des gens en se contentant d’« acheter » la vie humaine. Cette réalité crue met en lumière la manipulation du besoin économique comme moyen de maintenir un engagement en faveur de la guerre.

Un constat comparable peut être dressé au sujet des sanctions internationales qui ont montré leur inefficacité face à l’économie du régime de Poutine. Cette dernière continue de prospérer malgré les pressions extérieures. Les secteurs clés, tels que le gaz, le pétrole et les métaux, demeurent lucratifs. Les revenus ainsi générés semblent suffisants pour compenser les pertes humaines, alimentant une machine de guerre qui puise dans la misère des citoyens pour maintenir son élan.

Sergey Parkhomenko

Sergey Parkhomenko

Comment le journalisme peut-il éveiller la conscience de la population russe face aux réalités de la guerre ?

Le journalisme joue un rôle crucial pour révéler les réalités de la guerre, notamment en montrant le prix réellement payé pour que Poutine reste au pouvoir. En sortant les personnes de leur torpeur, le journalisme cherche à sensibiliser la population, en particulier ceux qui vivent dans la misère et sont prêts à accepter toute opportunité qui se présente à eux.

Dans un récent article, vous avez évoqué la possibilité d’un effondrement du régime de Vladimir Poutine. Ne pensez-vous pas qu’au-delà de la personnalité du Président, le régime pourrait au contraire persister, voire se renforcer ?

Il est indéniable que l’histoire humaine a connu divers régimes totalitaires, et l’enseignement historique démontre que chaque régime, même totalitaire, est finalement éphémère. Après la disparition d’un leader, il y a souvent des héritiers, voire des groupes d’héritiers, qui peuvent temporairement renforcer et durcir le régime. L’avènement des mécanismes démocratiques et d’humanisation de l’État prend des décennies et survient généralement après une phase de renforcement de la répression et de la cruauté des régimes en place. La Russie, semble-t-il, ne devrait pas échapper à cette règle historique.

Certes, le maintien de ce régime est étroitement lié à la personnalité de Vladimir Poutine, qui a joué un rôle central dans sa création. Bien que sa disparition puisse avoir un impact significatif, il semble improbable que le régime s’éteigne instantanément. Une transition vers une Russie plus démocratique et humaine nécessiterait du temps et ne semble pas être imminente.

Vous avez quitté la Russie en avril 2021, soit avant l’invasion de l’Ukraine par les forces russes. Pensez-vous pouvoir jouer un rôle significatif, depuis l’extérieur, en faveur de la démocratie russe ?

Je fais de mon mieux pour contribuer au soutien des journalistes indépendants, reconnaissant le pouvoir influent, même s‘il est entravé, de leurs voix sur la trajectoire de la Russie. En ce qui concerne d’autres initiatives de la société civile, je m’engage pleinement. Depuis le début de la guerre, je m’investis activement dans l’initiative Posledny Adres, faisant mon possible pour la guider à travers cette période difficile marquée par des attaques virulentes. Mon objectif est de faciliter les recherches dans des conditions optimales, pour faire la lumière sur le destin de tant de gens disparus. Nous continuons à apposer des plaques commémoratives sur les façades des maisons, considérant ces plaques comme des témoignages de plus en plus précieux dans un contexte où la valeur de la vie humaine semble déclinante.

En cette période de guerre où le régime de Poutine monnaie la vie humaine, nous, au contraire, soulignons que chaque vie est unique, inestimable, et mérite respect. Mon engagement dans ces projets s’inscrit dans un mouvement plus large anti-guerre et pacifiste, prenant une signification particulière dans les ténèbres actuelles traversées par la Russie.

Musée d'histoire politique de Saint-Pétersbourg (crédit : Céline Bayou).

Musée d’histoire politique de la Russie, Saint-Pétersbourg (Crédit : Céline Bayou 2019).

On décrit souvent l’opposition russe en exil comme peu organisée et en proie à des désaccords. Pensez-vous qu’elle puisse influer sur le cours de la vie politique en Russie ?

Effectivement, les représentants de l’opposition sont actuellement dispersés, dépourvus de projets fédérateurs et réalistes, compris comme des initiatives pouvant trouver écho en Russie. Un exemple flagrant de cette réalité se manifeste dans la perspective de l’élection présidentielle de mars 2024, où aucun candidat d’opposition crédible n’est autorisé à se présenter. Tous les candidats sont étroitement liés au Kremlin, anéantissant ainsi toute chance de véritable compétition [propos recueillis avant l’émergence de la candidature de Boris Nadejdine - NDLR].

La situation électorale en Russie a atteint un point où le vote lui-même a perdu toute signification. Les mécanismes de falsification sont désormais illimités, notamment avec le recours au vote électronique imposé dans tout le pays. Couplé à un contrôle inexistant, avec l’absence d’observateurs indépendants et une presse sous l’emprise du régime, le Kremlin peut déclarer les résultats selon sa volonté. Dès lors, les débats politiques sont vidés de leur substance. Même le vote « contre tous » perd sa valeur. Et le résultat final de l’élection de 2024 sera une pure fiction créée par le Kremlin.

L’opposition russe en exil, elle, se trouve confrontée à un dilemme en raison de l’absence de projets tangibles et pratiques qui pourraient constituer des objectifs concrets dans sa lutte. Cette réalité conduit à des discussions stériles et désespérantes, engendrant une certaine forme de traumatisme au sein de la diaspora. Lorsque les individus réalisent qu’ils ont peu de prises sur la société russe, le découragement et même la dépression peuvent s’installer.

Malgré ces défis, l’opposition en exil demeure une alternative au régime autoritaire en place. Les voix des journalistes indépendants, des activistes, des artistes et d’autres acteurs de la société civile en exil continuent de se faire entendre, contribuant ainsi à maintenir une alternative vivante face au verrouillage du régime à l’intérieur du pays. L’investissement dans des projets en faveur de la société civile reste la voie à suivre pour l’opposition russe en exil.

 

Vignette : Sergey Parkhomenko.

Lire la première partie de cet entretien.

* Assen Slim est économiste, professeur des universités (INALCO).

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Assen SLIM (2024), « Sergey Parkhomenko : les ténèbres de la Russie contemporaine », Regard sur l’Est, 5 février 2024.

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