Ukraine : focus sur l’école de photographie de Kharkiv

L’école de photographie de Kharkiv, mouvement anti-conformiste et expérimentateur, est né en Ukraine en opposition au réalisme socialiste soviétique. Grâce à ce mouvement artistique, la photographie, largement appréhendée comme un outil de propagande par le régime soviétique, a acquis une véritable valeur de contestation artistique et politique.


Gravitation, Gravitation, Oleg Maliovany, 1976. @MOKSOPPhotographier en Union soviétique

En Union soviétique, la photographie faisait l’objet d’un fort contrôle étatique. Durant la période stalinienne, les photographes devaient se soumettre à la doctrine du réalisme socialiste en représentant une URSS forte, heureuse et fière. Ce contrôle était couplé à de nombreux interdits visuels tels que l’alcool, le tabagisme, la maladie et la nudité. Prendre des photos sans autorisation de sites stratégiques (ponts, sites industriels, gares…) était également prohibé. Ces diktats artistiques vont s’assouplir un peu sous Khrouchtchev, lorsque ce dernier autorise la création de clubs amateurs dans toutes les républiques soviétiques. Bien que surveillés et entièrement centrés sur l’aspect technique de la photographie, ces clubs permettent néanmoins les premiers regroupement et expositions de photographes amateurs(1). À la suite du Printemps de Prague, la censure se renforce de nouveau, pour deux décennies. C’est dans ce contexte de censure renouvelée que naît l’école de photographie de Kharkiv.

Les vagues de l’école de Kharkiv

L’école de Kharkiv est un mouvement évoluant sur plus de 50 ans d’histoire, composé en trois vagues artistiques et représenté par une trentaine d’acteurs(2). Ces vagues successives se sont développées en parallèle, permettant d’importants échanges intergénérationnels. Dès lors, l’école de Kharkiv peut être comprise comme un continuum artistique pluriel et varié, dont les membres ont créé une identité visuelle distincte, riche en techniques et concepts novateurs.

À contrepied de l’imagerie officielle, ses membres ont proposé un regard critique et ironique sur l'environnement soviétique, traitant de nombreux sujets tabous comme la maladie, la pauvreté, l'intimité, la nudité et le manque d’infrastructures. Leurs photographies sont aussi considérées comme d’excellents témoignages du développement urbanistique de l’Ukraine soviétique.

Le groupe Vremya

Il est difficile de définir une date de naissance exacte de l’école de photographie de Kharkiv. Un événement néanmoins crucial dans l’établissement de ce mouvement est la création officieuse de son premier groupe amateur, Vremya(3): il est initié en 1971 par deux membres du photoclub régional de Kharkiv, Jury Rupin et Evgeniy Pavlov, auxquels se rallient Oleksandr Sitnichenko, Anatoliy Makiyenko, Boris Mikhailov, Oleg Maliovany, Gennadiy Tubalev et Oleksandr Suprun. Mus par leur opposition commune aux canons soviétiques, ils parviennent à faire intégrer Vremya à la direction du club de Kharkiv en 1975. Prenant connaissance de leur expérimentations, les autorités soviétiques réclament rapidement la fermeture du club, condamnant ainsi Vremya à opérer dans la clandestinité.

Les membres de Vremya s’opposaient à l’inertie des photographies officielles. De cette opposition est notamment née la « théorie des coups de poings », selon laquelle la photographie devait frapper le spectateur de plein fouet afin qu’il s’interroge sur la nature de ce qui lui était présenté. Le groupe tentait de montrer ce qui se cachait derrière l’idéologie officielle en défiant tous les interdits. Ainsi, les membres de Vremya ont représenté les pénuries alimentaires, l’alcoolisme, la prostitution, le délabrement des banlieues et la nudité. Du fait de leurs sujets, ces photographies étaient destinées à être échangées uniquement en cercle restreint. Le groupe n’aura le droit qu’à une seule exposition rétrospective publique, en 1983, fermée le jour même par les autorités.

Le membre le plus célèbre de ce groupe est le photographe conceptuel Boris Mikhailov(4). Traitant de manière ironique le quotidien soviétique, son travail a contribué à la reconnaissance de l’école de Kharkiv dans son ensemble. Il est à l’origine de la création ou la promotion de nombreuses techniques et concepts repris par ses collègues et, plus tard, par ses pairs internationaux. L’une de ses techniques les plus connues est celle du overlays (ou sandwichs) qui consiste en une superposition de photos en couleur à la positive. Permettant de nombreuses créations extravagantes, cette technique était notamment utilisée par les représentants de l’école de Kharkiv pour accentuer l’absurdité des sujets traités. Il est également à l’origine de l’utilisation artistique du Louriki, technique de colorisation et modification manuelle des photographies. Il est enfin le père de la bad photogaphy, consistant en la création volontaire de photos en noir en blanc défectueuses, en opposition aux normes policées de l’art soviétique. Une exposition composée de près de 400 oeuvres de l’artiste est par ailleurs actuellement ouverte jusqu’en mars 2023 à la Maison européenne de la photographie à Paris.

Autre acteur essentiel de Vremya, Oleg Maliovany est également reconnu pour la richesse de sa technique, notamment en matière de colorisation. Il a créé des nus au milieu de mondes alternatifs et apocalyptiques en vue panoramique, questionnant les dérives du progrès technique glorifié par le régime et exposant la fragilité de l’humanité.

Peut enfin être cité Oleksandr Suprun, dont le travail se caractérise par des photocollages aux effets dramatiques. Utilisant uniquement ses propres photos prises secrètement dans la rue, ses compositions pouvaient nécessiter plusieurs mois de préparation. Son œuvre la plus connue est Lilies of the Valley (1975) : utilisant 51 fois la même fleur pour créer un paysage idéal accompagné de l’inscription en russe « Les enfants sont les fleurs de notre vie », cette œuvre est en réalité une critique de l’uniformisation forcée de la jeunesse soviétique.

Spring in the forest. Lilies of the valley, Oleksandr Suprun, 1975, @MOKSOP.

Spring in the forest. Lilies of the valley, Oleksandr Suprun, 1975, @MOKSOP.

La deuxième génération

Apparue dans les années 1980, la deuxième génération de l’école de Kharkiv se caractérise par davantage de fluidité, ses membres évoluant en groupe ou opérant isolément. Le groupe le plus influent de cette génération, constitué en confrontation esthétique avec Vremya même s’il en a absorbé l’influence, est Gosprom : alors que le style de Vremya se caractérisait par une retouche photographique intense pour accentuer l’effet « coup de poing », Gosprom évite toute retouche en profondeur. Profitant du contexte de la perestroïka, ses membres peuvent sortir de la clandestinité et, notamment, participer à des expositions publiques, des séminaires et des festivals leur permettant une meilleure exposition à l’échelle nationale puis internationale.

Gosprom prône une esthétique répondant au concept de « photographie candide », selon lequel la photographie doit être prise sans pose et sans consentement de son sujet afin de capturer l’exacte réalité. D’un point de vue technique, ceci répond à de nouveaux procédés. Ainsi, les membres de Gosprom réalisent notamment des photographies en noir et blanc avec une ouverture fermée et une lumière ponctuelle afin d’obtenir une meilleure netteté et une profondeur plus intense(5).

Untitled - M is for Metro, Misha Pedan, 1986, @MOKSOP.

Untitled - M is for Metro, Misha Pedan, 1986, @MOKSOP.

Cette vague était aussi composée d’artistes isolés comme Sergiy Solonsky dont le travail se caractérise par le rejet général des couleurs, le photocollage et l'absence de critique sociale apparente. Les collages de Solonsky présentent notamment des corps humains mutants et difformes, symbole du désarroi général frappant l’Ukraine à cette période(6).

Untitled – Bestiary, Sergiy Solonskymi, milieu des années 1990, @MOKSOP.

Untitled – Bestiary, Sergiy Solonsky, milieu des  années 1990, @MOKSOP.

Shilo

Avec la chute de l’URSS et l’exil de nombreux de ses représentants, l’école de Kharkiv plonge ensuite dans un sommeil de 30 ans. Le réveil de l’école a lieu dans les années 2010, avec la création du groupe Shilo par Vladyslav Krasnoshchok, Sergiy Lebedynskyy et Vadym Trykoz(7). Sa composition a varié au cours du temps mais le groupe est actuellement composé du duo Vladyslav Krasnoshchok et Sergiy Lebedynskyy. Il a acquis une médiatisation importante en 2012, en proposant un remake de la célèbre œuvre de Mikhalov, Unfinished Dissertation, intitulé Finished dissertation.

Malgré la rupture constituée par l’effondrement de l’URSS, Shilo se revendique des deux vagues précédentes. Il s’inscrit à la fois dans la lignée de Mikhailov et du groupe de Gosprom, tout en étant à l’origine d’une identité visuelle propre. Les photographies de ces artistes sont souvent en noir et blanc avec des messages politiques plus directs que ceux de leurs prédécesseurs. Dans ses œuvres, le groupe souhaite exposer la continuité des effets de l’héritage soviétique dans les ex-républiques soviétiques sous le prisme de Kharkiv. Des sujets tels que la condition hospitalière, la pauvreté et Euromaidan ont ainsi été traités par ses membres.

Untitled – Euromaidan, Sergiy Lebedynskyy, 2014, @MOKSOP.

Untitled – Euromaidan, Sergiy Lebedynskyy, 2014, @MOKSOP.

Symbole d’émancipation, anti-conformiste et expérimentatrice, l'école de photographie Kharkiv a permis un renouveau de la pratique photographique en Ukraine soviétique et post-soviétique. Tandis que la première vague opérait dans la clandestinité et cherchait à frapper le spectateur au travers de procédés complexes, la deuxième vague a bénéficié d’une liberté accrue et souhaité dénoncer la réalité telle qu’elle était. La troisième vague, née après la chute de l’Union soviétique, nous éclaire, elle, désormais sur l’héritage social persistant du régime qui avait été dénoncé par ses prédécesseurs.

Destinées à être exposées dans un musée dont l’ouverture était programmée en 2022 à Kharkiv, nombre de ces photographies ont été contraintes à l’exil en Allemagne pour échapper aux bombardements et pillages russes. Plus que jamais, leur sort fait écho et rappelle les heures sombres d’un impérialisme qui cherche à se reconstruire.

Notes:

(1) Kharkiv regional photoclub, MOKSOP.

(2) Kharkiv School of Photography.

(3) Alina Sanduliak, « Igor Manko: We Tried to create works that would make you stop in front of them and think for a while », MOKSOP, 26 août 2019.

(4) Il est l’objet d’une exposition jusqu’au 15 janvier 2023 à la Maison européenne de la photographie à Paris (MEP).

(5) The Gosprom. Kharkiv School of Photography.

(6) Oleksandra Osadcha, « Collage panopticon of Sergiy Solonsky », MOKSOP, 6 mars 2019.

(7) Nadiia Bernard-Kovalchuk, Conférence « L'école de photographie de Kharkiv : déconstruire l'expérience soviétique », Institut national d’histoire de l’art, 1er avril 2022.

 

Photos : avec l’aimable autorisation du MOKSOP.

Vignette : Gravitation, Gravitation, Oleg Maliovany, 1976. @MOKSOP.

 

* Tanguy Martignolles est étudiant de deuxième année dans le master Erasmus Mundus « Central & East European, Russian & Eurasian Studies » des universités de Glasgow et de Tartu. Cet article a été réalisé en collaboration avec le Musée de l’école de photographie de Kharkiv (MOKSOP).

Lien vers la version anglaise de l'article.

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