Balticconnector : la vulnérabilité des infrastructures critiques en mer Baltique

Les avaries survenues simultanément sur deux installations reliant la Finlande et l’Estonie, à savoir le gazoduc Balticconnector et un câble de communications, suscitent une forte préoccupation dans la région de la mer Baltique, attestant ce que l’on savait déjà : les infrastructures critiques, ces systèmes essentiels à la fourniture de fonctions économiques et sociales vitales qui se sont multipliés dans la région au cours des trente dernières années, sont des équipements fragiles, difficiles à protéger. Or, une telle vulnérabilité n'est assumable qu’en des temps apaisés.


Pose du gazoduc Balticconnector.Dans la nuit du 7 au 8 octobre 2023, une baisse de pression a été constatée sur le gazoduc sous-marin Balticconnector qui, sur 77km, lie les villes finlandaise d’Inkoo et estonienne de Paldiski. Les deux sociétés qui gèrent le tube, Gasgrid Finland et Elering, ont rapidement conclu à une fuite de gaz, intervenue à 60m de profondeur, dans les eaux économiques finlandaises. Au même moment, la compagnie estonienne de télécommunications Elisa a constaté qu’un câble sous-marin de communication avait été lui aussi endommagé, à 70m de profondeur, dans les eaux estoniennes. Le tube et le câble se déroulent en parallèle sous la mer Baltique, à distance respectable. Or, aucune secousse sismique n’a été détectée.

Ces avaries n’entraînent pas de conséquences dramatiques pour la région, notamment parce que l’Estonie bénéficie d’autres connexions et peut recevoir du gaz, en particulier, en provenance de Lettonie et de Lituanie, tandis que le gaz ne constitue plus que 5 % de la consommation énergétique de la Finlande. Elles ont néanmoins donné lieu à des réactions politiques immédiates, l’enjeu étant évidemment d’identifier leur cause et leur responsable : « Nous savons maintenant que la cause [des incidents] n’est pas la nature, mais probablement l’activité humaine. Qui, pourquoi et comment ? Négligence ou intention ? Ces questions n’ont pas encore trouvé leur réponse », a souligné le président estonien Alar Karis le 11 octobre.

Un gazoduc d’importance modeste mais rouage d’un changement d’orientation

Entré en service en janvier 2020, le Balticconnector, doté d’une capacité annuelle de 2,6 Mds de m3, relève de la stratégie de diversification des approvisionnements énergétiques lancée par les pays de la région un peu avant que le reste de l’UE ne réalise l’ampleur des menaces que la dépendance qu’elle avait elle-même créée vis-à-vis du fournisseur russe faisait peser sur son autonomie. Financé néanmoins à 75 % par l’UE (son coût total a atteint près de 300 M€), le tube permet de transporter du gaz dans les deux sens. Il est utile au désenclavement de la Finlande qui a ainsi accès aux réseaux européens et peut en outre profiter des réservoirs naturels d’Inčukalns, situés en Lettonie et dotés d’une capacité de 4,5 Mds de m3. Le paradoxe est que ce tube peut acheminer vers les pays baltes du gaz en provenance de Finlande, ce qui apparaît a priori comme une avancée en matière de réduction de la dépendance gazière vis-à-vis de Moscou… à ceci près que le gaz vient bien de Russie.

Balticconnector n’en est pas moins présenté comme un outil de diversification et donc de réduction de la menace, au même titre que la montée en puissance du biométhane ou les terminaux de gaz naturel liquéfié qui se sont développés dans la région au cours des dernières années, tous ces éléments contribuant à la création d’un marché gazier régional.

Selon les experts, il faudra environ cinq mois pour réparer le gazoduc, alors qu’au point d’avarie, le béton qui entoure le tube a été littéralement arraché. Ce qui veut dire que la Finlande va retourner à sa relative insularité énergétique durant l’hiver prochain.

Un sujet otanien ?

Au cours des jours qui ont suivi les incidents, les déclarations politiques de haut niveau se sont multipliées, manifestant à la fois la volonté des élites de rassurer quant aux conséquences immédiates des dommages, leur détermination à enquêter avec célérité et leur préoccupation au regard de cette vulnérabilité qui, si elle était déjà connue, relevait jusque-là presque du déni. Forcément, on a eu tôt fait d’établir une analogie avec l’explosion, le 26 septembre 2022, des deux gazoducs Nord Stream, situés eux aussi dans la mer Baltique. Dotés d’une capacité incomparable (55 Mds de m3 par an pour chaque gazoduc, sachant que le second n’est jamais entré en opération), les tubes de Nord Stream reliaient la Russie à l’Allemagne et le premier contribuait à une part notable de l’approvisionnement européen en gaz russe. Les conséquences de leur mise hors service, masquées par le fait que la guerre lancée par la Russie en Ukraine en février 2022 venait, quelques mois plus tôt, d’entraîner la décision d’une réduction drastique des importations européennes de gaz russe, sont infiniment plus importantes que celles liées à l’avarie du Balticconnector. Depuis, l’enquête piétine, laissant le champ libre aux supputations, aux investigations journalistiques contradictoires et aux affirmations péremptoires relevant de la bataille des narratifs qui clivent aujourd’hui acteurs et observateurs de la guerre d’Ukraine. On notera toutefois, qu’à la différence des événements survenus sur Nord Stream 1 et 2 et qui sont intervenus dans les eaux internationales, ceux que viennent de subir Balticonnector et le câble de communication, parce qu’ils se sont déroulés dans les eaux territoriales des deux Etats concernés, mettent en jeu leur sécurité et donc, à tout le moins symboliquement, leur souveraineté.

En quelques jours, les présidents estonien et finlandais Alar Karis et Sauli Niinistö, les Premiers ministres Kaja Kallas et Petteri Orpo, les ministres de la Défense, des Affaires étrangères, du Climat… ont échangé entre eux et procédé à des déclarations, établissant notamment que les dommages avaient été causés délibérément et affirmant que des réflexions étaient en cours afin d’accroître le niveau de surveillance des infrastructures critiques.

Le 10 octobre, K. Kallas et P. Orpo ont appelé la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le président du Conseil européen Charles Michel et le Secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, pour évoquer avec eux l’implication des partenaires européens et des alliés dans la résilience des infrastructures critiques de la région baltique. U. von der Leyen a confirmé la volonté de l’Union européenne de « continuer de coopérer avec les pays membres de l’OTAN afin de renforcer la résilience face aux menaces qui pèsent sur nos infrastructures critiques ». Dans le cadre de l’OTAN vient d’être créé un centre pour la protection des infrastructures critiques ; sa mise en œuvre pourrait être accélérée. Le sujet a été évoqué lors de la réunion ministérielle de l’OTAN qui s’est déroulée à Bruxelles le 12 octobre. Il soulève une question cruciale pour l’Alliance : celle-ci dispose-t-elle des outils lui permettant d’agir, à la fois pour protéger les infrastructures et pour agir s’il était prouvé qu’un acteur étatique était à l’origine des dommages causés au gazoduc ? « Quelle est la force de dissuasion ? », demande Henri Vanhanen, chercheur au Finnish Institute for International Relations (FIIA).

L’éléphant dans la pièce

La plupart des dirigeants finlandais et estoniens ont préféré rester prudents quant aux causes des avaries : « Nous ne pouvons pas dire qu’il s’agit d’un sabotage, mais nous ne pouvons pas dire non plus que ce n’en est pas un », a par exemple déclaré K. Kallas. Le Président finlandais, lui, a été plus explicite sur le fait que les avaries étaient liées à des « interventions extérieures » et relevaient donc d’actes de destruction délibérée, mais son Premier ministre s’est refusé à toute spéculation. En Finlande, les médias ont néanmoins évoqué des sources gouvernementales faisant état des suspicions portées sur l’« usual suspect » auquel tous pensent, à savoir la Russie. Pour les services de police finlandais, ce ne sont en tout cas pas des « gens ordinaires » qui peuvent être derrière de telles actions. Certains experts de la région évoquent la présence du navire russe Sibiriakov à proximité du point d’impact sur le gazoduc en mai, août et septembre.

Lors de la conférence de presse qui a suivi, le 13 octobre, la réunion des chefs d’Etat de la Communauté des Etats indépendants (CEI) à Bichkek, un journaliste de Life a demandé à Vladimir Poutine ce qu’il pensait de l’hypothèse finlandaise selon laquelle la Russie aurait pu vouloir détruire ces installations pour se venger de la destruction de Nord Stream, un an auparavant. « Des conneries ! » (tchouch sobatchia), a répondu le Président russe qui a marqué son mépris absolu pour ce tube à la capacité microscopique dont il a prétendu ne pas même connaître l’existence avant qu’on vienne lui expliquer qu’il avait subi une avarie. Et de préciser que le niveau de protection du gazoduc était très léger : il a peut-être rencontré des problèmes techniques, ou a été accroché par un navire ou une ancre, à moins qu’un tremblement de terre, rare dans la région mais sait-on jamais, ne l’ait endommagé…  « Laissons-les enquêter ; nous, nous ne sommes autorisés à participer à aucune enquête ! », a-t-il plaisanté, allusion au fait que la Russie n’a pas voix à l’enquête en cours concernant la destruction de Nord Stream. En conclusion, V. Poutine a estimé que l’expression de soupçons sur une potentielle responsabilité russe ne visaient qu’à une chose : « Couvrir l’acte terroriste commis par l’Occident contre Nord Stream, détourner l’attention, c’est tout. »

Le même jour, le Président ukrainien s’adressait depuis Odessa aux dirigeants des nations de la Force expéditionnaire conjointe maritime (JEF) dirigée par le Royaume-Uni, rassemblés pour leur sommet sur l’île suédoise de Gotland. Les leaders britannique, danois, estonien, letton, lituanien finlandais, islandais, néerlandais, norvégien et suédois ne s’étaient pas réunis par hasard sur cette île stratégique, a souligné Volodymyr Zelensky : la Russie, qui souhaite à n’en pas douter déstabiliser la région baltique, pourrait y planifier une invasion d’ici 2028, Gotland étant considérée comme le nœud de la Baltique, nécessaire pour contrôler l’ensemble de la région.

Vignette : Pose du gazoduc Balticconnector (crédit photo : Balticconnector).

Lien vers la version anglaise de l’article.

 

Pour citer cet article : Céline BAYOU (2023), « Balticconnector : la vulnérabilité des infrastructures critiques en mer Baltique », Regard sur l'Est, 16 octobre.

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