Estonie : des élections législatives moins atones qu’il n’y paraît

Le 3 mars 2019, les électeurs estoniens vont élire, pour les quatre ans à venir, les 101 députés de leur Parlement. Si la campagne électorale a été unanimement jugée sans grand relief, voire ennuyeuse, ce scrutin n’est toutefois pas dénué d’enjeux, internes comme de politique étrangère.


Le Parlement estonien.De l’avis des analystes et des instituts de sondages, il est peu probable que ces élections entraînent une révolution en Estonie : deux partis plutôt centristes devraient se disputer la première place, un parti d’extrême droite devrait se trouver en troisième position et une formation nouvelle arrivée sur la scène politique locale comme une comète pourrait bien être invitée à passer sa route pour cette fois… Pas de quoi mobiliser les observateurs étrangers, angoissés à moins de 100 jours des élections européennes ! Dans un monde désormais presque habitué aux hoquets d’électeurs de plus en plus imprévisibles et radicaux, la voix électorale des raisonnables Estoniens gagnerait pourtant à être écoutée.

À une semaine du scrutin, les instituts de sondages hésitaient à placer le Parti du centre (centre gauche) en tête des sondages, avec 28 % des intentions de vote selon l’un, 24,7 % selon l’autre, contre 24 % selon l’un et 25,7 selon l’autre pour le Parti de la réforme (centre droit). Le Parti populaire conservateur (EKRE, extrême droite) arrivait en 3e position avec 17 % (ou 21,3 %) des intentions de vote, suivi du Parti social-démocrate (11 ou 10,1 %) et Isamaa (Patrie, formation nationaliste, 10 ou 9,2 %). Eesti 200, le Parti des Verts et le Parti libre n’atteignaient pas le seuil indispensable des 5 % de voix nécessaire pour entrer au Parlement(1).

Les véritables enjeux se situeraient donc entre les deux partis caracolant en tête depuis des semaines (l’écart ne cessant de s’amenuiser) d’une part et, d’autre part, concerneraient le score d’EKRE qui pourrait, s’il s’avère aussi élevé que prévu, modifier un peu l’image du pays, à défaut de bouleverser ses orientations.

Parti du centre : essai transformé ?

Créé en 1991 et arrivé au pouvoir en novembre 2016 à la suite de la destitution de son leader historique, le Parti du centre, longtemps jugé infréquentable parce qu’étiqueté « pro-Russie » et corrompu a donc réussi, sous la houlette de son nouveau chef de file et désormais Premier ministre Jüri Ratas, à se défaire de l’étiquette de formation à la solde de Moscou qui lui collait à la peau. Il faut reconnaître qu’il n’avait pas été aidé par son fondateur et leader Edgar Savisaar qui était, au moment de sa destitution, maire en titre de Tallinn mais empêché d’exercer ses fonctions, dans l’attente d’une décision de justice dans un procès pour corruption.

Le jeune Jüri Ratas (il est âgé de 40 ans) a réussi l’exploit de balayer en quelques semaines cette image controversée : il ne s’est pas contenté de renverser la table et d’organiser un quasi-putsch au sein du Parti, il est parvenu ensuite à rendre le parti rassurant, en donnant notamment des gages concernant la pérennité des priorités de politique étrangère du pays : non, l’Estonie ne s’est pas rapprochée de la Russie de Vladimir Poutine depuis que le parti domine la coalition gouvernementale. Non, il n’est pas moins europhile et atlantiste. J. Ratas s'est même payé le luxe de ne pas dénoncer l’accord de partenariat signé entre son parti et Russie unie (le parti de V. Poutine)… au motif que cet accord n’avait jamais été activé et que le dénoncer reviendrait à sembler lui accorder l’importance qu’il n’a pas. En Lettonie voisine, le parti de la Concorde du maire russophone de Riga, Nils Ušakovs, a été plus prudent, dénonçant un accord similaire en octobre 2017 afin de se racheter une virginité en vue des élections.

Le Parti du centre a en outre, depuis son installation à la tête du gouvernement estonien, procédé à un certain nombre de réformes aux accents plus sociaux, répondant de toute évidence aux demandes d’une part importante de la population.

Ainsi, quelle que soit l’issue du scrutin du 3 mars, il y a fort à parier que le Parti du centre en sortira gagnant : même s’il n’arrive finalement qu’en deuxième position, au regard de l’histoire récente de l’Estonie, sa performance est remarquable.

Une coalition Parti du centre / Parti de la réforme est-elle possible ?

Le Parti de la réforme, au pouvoir à partir de 2005, a fait ses preuves sans discontinuer jusqu’à son éviction en 2015. Il peut notamment s’enorgueillir de sa gestion efficace de la violente crise économique et financière de 2008. Son credo pro-austérité a sans doute lassé les plus démunis, ceux qui se considèrent comme les perdants de la transition libérale estonienne, mais le parti est réputé fiable et intègre. Son indigent slogan de campagne (« Un meilleur avenir ») dissimule un projet plus précis : revenir au libéralisme en matière économique et continuer d’avancer (avec l’UE) parce que tout autre choix rimerait avec recul (vers l’Est).

Si l’on considère que le Parti de la réforme et le Parti du centre se situent grosso modo tous les deux au centre de l’échiquier politique estonien, a priori rien n’empêcherait une coalition, avec ou sans apport d’un autre ou d’autres partis. Les analystes aiment d’ailleurs à rappeler que les deux formations ont déjà cohabité, et pour le meilleur, en l’occurrence dans la deuxième ville du pays, Tartu.

Eesti 200, un pétard mouillé ?

Apparu comme mouvement politique en mai 2018, transformé en parti le 3 novembre suivant, Eesti 200 a fait une entrée tonitruante sur la scène politique estonienne. À la fin de l’année, on prédisait déjà quelques portefeuilles ministériels à cette formation qui se dit libérale économiquement et plus conservatrice en matière sociétale, et on écoutait ce parti jeune et dynamique, se revendiquant parfois du « phénomène Macron » en France, reprenant notamment le désormais célèbre « ni droite, ni gauche ». Mais l’entre-soi de ce parti impulsé par des universitaires et des businessmen n’a pas permis d’élargir une base plutôt élitiste et très urbaine. Une semaine avant le scrutin, on ne lui prédisait que 4 % des votes.

Il est probable que la campagne d’affichage volontairement provocatrice mais quelque peu cryptée qu’il a réalisée début janvier 2019 à Tallinn l’a desservi : se positionnant en faveur d’une meilleure intégration de la minorité russophone (25 % de la population du pays), le parti a fait installer anonymement des affiches en estonien et en russe sur un arrêt de tramway de la capitale, certaines indiquant, en bleu, « Ici, seulement les Estoniens », les autres, en rouge, « Ici, seulement les Russes », comme si les usagers des transports publics étaient appelés à ne pas se mélanger. Il n’a pas été difficile de remonter jusqu’au commanditaire de l’initiative mais le fait qu’Eesti 200 n’ait pas d’emblée signé son action a été mal perçu. Le remplacement des affiches par d’autres dès le lendemain, plus précises quant à leur message (« Les Estoniens et les Russes fréquentent la même école », n’a pas permis de réparer les dégâts : en souhaitant provoquer le débat, Eesti 200 a choqué ; en faisant le choix d’un message peu lisible, il a confirmé le soupçon d’élitisme qui pèse sur lui ; en se limitant à la capitale, il a renforcé son image de parti de l’entre-soi urbain(2).

EKRE, le véritable défi d’un scrutin presque ennuyeux

Il semble bien, en définitive, que le véritable enjeu de ces élections se situe du côté du score que réalisera le parti d’extrême droite EKRE. Manquant de base locale, le parti conservateur pourrait toutefois peiner à concrétiser ses espoirs : en effet, le système estonien prévoit un vote au scrutin proportionnel dans lequel chaque électeur choisit un candidat sur son bulletin de vote (il existe 12 circonscriptions plurinominales comprenant de 5 à 15 sièges). La répartition des sièges se fait à partir d’un quotient établi pour chaque circonscription en divisant le nombre de suffrages valides par celui d’élus alloués à la circonscription(3). Le principal compétiteur d’EKRE, le plus modéré Isamaa, pourrait en profiter, notamment parce qu’il dispose, lui, d’un volant important de candidats qui pourrait lui permettre de tirer son épingle du jeu.

Mais, quelle que soit l’issue de ces élections en termes de mandats législatifs, si EKRE réalise un bon score, le message se suffira à lui-même : il pourra être interprété comme une ébauche de virage dans ce pays qui, depuis le début des années 1990, n’a jamais dévié de ses priorités européennes et atlantistes. Or EKRE se présente comme eurosceptique, voire parfois comme le tenant d’un « Estxit ».

Il n’est pas certain que l’électorat d’EKRE soit mû par ces tendances europhobes. Sans doute est-il, comme ailleurs, surtout sensible à un discours populiste mâtiné de promesses sociales, qui rencontre les attentes désormais impatientes de ceux qui peinent à trouver leur place dans la « start-up nation » estonienne et pour lesquels elle apparaît avant tout comme un écran de fumée qui masque mal les inégalités. Un vote EKRE pourrait traduire la fatigue du credo pro-austérité des gouvernements qui se sont succédé depuis plus de vingt ans en Estonie, même si ce mantra est quelque peu modéré depuis plus de deux ans par les inflexions sociales du Parti du centre. Il n’est pas exclu aussi que les électeurs d’EKRE se mobilisent autour de la peur de l’immigration, un thème qui a occupé une bonne partie de la campagne électorale : si le pays est très peu concerné par la crise migratoire qui a pu en partie expliquer la poussée populiste intervenue ailleurs en Europe depuis 2015, la dépopulation à l’œuvre dans le pays nécessite (et chaque Estonien le sait) une certaine dose d’immigration, jusqu’ici strictement encadrée et contrôlée par des quotas annuels(4).

Un succès électoral d’EKRE ne changerait pas grand-chose à la marche de l’Estonie parce qu’il serait fort peu probable que le parti accède au pouvoir. Symboliquement, en revanche, il aurait une signification qu’on aurait tort de négliger dans une Europe qui vacille et s’inquiète de la montée des populismes(5) : en la matière, les États baltes se sont distingués jusqu’à aujourd’hui, en restant des bastions démocrates et europhiles.

Notes :

(1) Dario Cavegn, « Representative survey: Centre Party still ahead of Reform », ERR.ee, 25 février 2019 et Andrew Whyte, « Reform re-take lead over the Centre in Kantar Emor opinion polls », ERR.ee, 25 février 2019.

(2) Agaate Antson, Sander Punamäe, « Estonia 200 provocative posters », Postimees, 8 janvier 2019.

(3) Corinne Deloy, « Le Parti du centre parviendra-t-il à se maintenir au pouvoir en Estonie ? », Observatoire des élections en Europe, Fondation Robert Schuman, 2019.

(4) On constate certes depuis quelques mois une légère hausse de la population. Elle n’est pour le moment pas suffisante pour rassurer quant à l’avenir de ce pays de 1,3 million d’habitants. Sur la question démographique, voir notamment Céline Bayou, « Les identités baltes au défi des migrations », Regard sur l’Est, 1er octobre 2017.

(5) Sur l'enjeu des élections européennes en Estonie, voir notamment Alice Waits, « Elections 2019 en Estonie : des législatives aux européennes », Eurasia Prospective, 10 décembre 2018.

 

Vignette : Le Parlement estonien (Riigikogu) (photo Céline Bayou).

 

* Alice Waits est chercheure indépendante.

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