Russie/Ouest : quand le Renseignement militaire russe sème la zizanie

Entre Russie et Ouest, les saisons se suivent, alternant gel et dégel, mais ne se ressemblent pas. À l’automne dernier, les relations entre l’OTAN et la Russie ont été subitement suspendues, sur fond d’accusation d’espionnage russe. Ce coup d’éclat est intervenu dans un contexte de fortes tensions, qui perdurent depuis l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, et alors que les services russes de renseignement militaire sont accusés d’avoir perpétré maintes opérations de sabotage sur le sol européen.


Emblème du GRU.Depuis quelques semaines, les tensions entre Russie et Ouest semblent avoir atteint un paroxysme. Depuis quelques années, la lente et régulière dégradation des relations a été ponctuée de soubresauts divers. Elle a notamment été rythmée par les actions fracassantes du GRU, la célèbre et mystérieuse Direction générale du renseignement de l’État-major des forces armées russes (Glavnoïé Razvédyvatelnoïé Oupravlénié, GRU).

Les accusations d’espionnage au cœur des tensions Russie/OTAN

Le 6 octobre 2021, le Secrétaire général de l’OTAN a annoncé la révocation des accréditations de huit diplomates de la mission russe auprès de l’OTAN, accusés d’être des « agents de renseignement non déclarés ». L’effectif de la mission est donc passé de 18 à 10 personnes. En réponse, le ministre russe des Affaires étrangères a annoncé le 18 octobre la suspension complète des relations entre la Russie et l’OTAN : les activités de la mission permanente de la Russie auprès de l'OTAN à Bruxelles, ainsi que celles de la mission de liaison militaire de l'OTAN et du bureau d'information installés au sein de l’ambassade de Belgique à Moscou ont été interrompues, coupant les derniers canaux de dialogue entre l’Alliance et la Russie. L'ancien Représentant permanent de la Russie auprès de l'OTAN, aujourd'hui chef de Roscosmos, Dmitri Rogozine, y a vu « une véritable rupture des relations » ; « triste fin » selon lui. Seul le Conseil OTAN-Russie (COR) créé en 2002 est resté en vigueur. Souvent considéré comme une coquille vide, il s’est toutefois réuni le 12 janvier 2022 (pour la première fois depuis 2019), après l’ultimatum lancé le 17 décembre par Moscou à l’Alliance atlantique concernant sa présence sur le continent européen.

Origines et missions du GRU

Créé, sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, par Staline en 1942, le service a été mandaté comme principale Direction du renseignement militaire de l’URSS. Dans les Carnets intimes de la DST, l’ancien directeur-adjoint de la Direction Raymond Nart confie que les officiers du GRU étaient « plus discrets et moins politisés mais aussi plus brutaux » que leurs confrères du KGB. Le GRU est la seule agence de sécurité ou de renseignement de l'Union soviétique ayant survécu dans sa forme à l'effondrement de l'URSS. S’il a alors perdu une partie de ses moyens financiers, il a conservé l’essentiel : sa structure mais aussi, finalement, sa puissance. Son rival, le célèbre KGB, rebaptisé depuis FSB, serait bien moins doté désormais. Le service n'a pas de site Web, sa structure organisationnelle et son budget demeurent secrets d'État.

Alexandre Chliakhtourov, qui a dirigé le GRU de 2009 à 2011, a expliqué que la mission du service consistait à « découvrir les menaces contre les intérêts nationaux et la sécurité militaire de la Russie » et à les analyser. Son prédécesseur, Valentin Korabelnikov, déclarait quant à lui que le GRU devait entre autres « résoudre des tâches purement pratiques en utilisant ses propres méthodes ». En principe, pour mener à bien ces missions, les employés du GRU vivent sous de fausses identités dans des pays étrangers. Toutefois, ils peuvent également être mobilisés sur le théâtre des opérations en situation de guerre. Par exemple, les forces spéciales du GRU ont participé aux deux guerres de Tchétchénie, ainsi qu’à la guerre contre la Géorgie en 2008.

Un service pas si secret

Malgré cette protection du secret et ces faux noms, les modes opératoires du GRU sont parfois démasqués. Tout particulièrement au cours des dernières années, où plusieurs opérations du GRU contre des organes gouvernementaux de pays occidentaux ont été révélées au grand public, contribuant à aggraver les conflits entre ces pays et la Russie.

Le GRU a souvent fait parler de lui à travers les cyberattaques qui lui ont été attribuées. Celle réalisée contre les serveurs du Parti démocrate américain est l’une des plus célèbres. Dans le cadre des accusations d'ingérences russes dans l'élection présidentielle américaine de 2016, le procureur spécial Robert Mueller a inculpé plusieurs membres du GRU pour avoir hacké des systèmes informatiques du Comité national démocrate (DNC), l’organe directeur du Parti au niveau national. Le procureur a notamment évoqué Fancy Bear, le groupe de hackers affilié au GRU également connu sous le nom d'APT28. En 2015, ce dernier s’en était déjà pris à la chaîne de télévision française TV5 Monde : cette attaque sans précédent avait entraîné l’arrêt de la diffusion des programmes pendant deux jours, ainsi que la publication de messages de soutien à l’État islamique sur les réseaux sociaux de la chaîne. Le groupe de hackers a également ciblé des organisations internationales, comme l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) à La Haye ou l’Agence mondiale antidopage (AMA). Celle-ci a été visée en représailles de la décision du Comité international olympique d’interdire à la Russie de participer aux Jeux olympiques de 2018, en s’appuyant sur un rapport de l’AMA qui mettait en lumière un vaste système de dopage institutionnalisé en Russie.

L’empoisonnement est aussi un mode opératoire connu du GRU. En 2018, Sergueï Skripal, lui-même ancien colonel du service puis espion britannique, ainsi que sa fille Ioulia ont été empoisonnés au Novitchok à Salisbury en Angleterre. L'ex-agent double avait été condamné en 2006 par la Russie à 13 ans de prison pour trahison. La police britannique a inculpé trois personnes, toutes reliées au GRU (Denis Sergueïev, Alexandre Michkine et Anatoli Tchepiga). Enfin, les actions de sabotage et la désinformation sont des armes largement utilisées par le service.

Le Donbass : un territoire à défendre

La question de l’élargissement de l’OTAN demeure la source de tension ultime entre Russie et Occident, l’Ukraine faisant de facto office d'« État tampon ». Ainsi a-t-on pu observer, à partir de 2014, une intensification des actions du GRU en Crimée et dans le Donbass, destinées à aider les séparatistes, notamment par le sabotage. Les relations entre l’Ouest et la Russie se sont simultanément dégradées, conduisant l'OTAN à renouveler son infrastructure militaire, tandis que la Russie se lançait dans la modernisation de son armée.

En février 2014, les officiers du GRU ont participé à la prise de l'aéroport et des bâtiments gouvernementaux en Crimée, opération révélée un an plus tard par Vladimir Poutine en personne : « J'ai donné comme instruction au ministère de la Défense de déployer les forces spéciales de la Direction principale du renseignement afin de renforcer la protection de nos installations militaires en Crimée. »

Le GRU a également mené des actions contre des ressortissants de pays européens. En avril 2021, le Premier ministre tchèque Andrej Babiš a accusé publiquement la Russie d'être derrière l'explosion d’un dépôt d’armes situé dans l'est du pays. L’opération avait causé la mort de deux personnes en 2014. La police tchèque a émis un mandat de recherche contre deux espions russes du GRU, en l’occurrence A. Tchepiga et A. Michkine, déjà accusés d’avoir tenté d’éliminer le colonel Skripal. Le stock de munitions visé était destiné à être vendu aux forces ukrainiennes, qui combattaient dans le Donbass contre la Russie : Emilian Guebrev, un marchand d'armes bulgare qui s’apprêtait à vendre ces munitions à l’Ukraine, a été lui-même la cible du GRU l'année suivante, victime en 2015 d’une tentative d’assassinat par empoisonnement. Les enquêteurs bulgares ont découvert qu’un poison appartenant à la famille du Novitchok a été utilisé contre le marchand d’armes. Une série d’explosions est également survenue en Bulgarie entre 2011 et 2020 dans des dépôts de munitions destinées à l'Ukraine et la Géorgie : là encore, les autorités bulgares ont officiellement accusé des agents du GRU.

Un éventail de représailles

La forme de représailles privilégiée par l’Ouest lorsqu’une action des services russes est révélée demeure l’expulsion de diplomates. En 2018, après l’empoisonnement du colonel Skripal, l’OTAN avait retiré les accréditations à sept membres de la mission russe établie à Bruxelles et obtenu leur expulsion. Les États-Unis et la plupart des pays de l'UE et de l’OTAN ont également pour habitude d’expulser des diplomates russes. C’est ainsi qu’après les révélations sur l'explosion du dépôt d’armes en République tchèque, Prague a souhaité expulser dix-huit diplomates russes.

Les dénonciations publiques se multiplient également. Les Pays-Bas, par exemple, ont divulgué un niveau inédit de détails pour dénoncer la tentative de piratage du siège de l'OIAC en 2018, reconnaissant eux-mêmes le caractère exceptionnel de leur démarche.

Enfin, pour lutter contre les agissements du GRU, les pays se dotent de structures d’analyse et de prévention. C’est ainsi qu’a été inauguré, en 2017, un centre d’excellence de l’OTAN en matière de contre-espionnage et de contre-ingérence, opportunément localisé à Cracovie, non loin de la frontière avec l’Ukraine. Antoni Macierewicz, le ministre polonais de la Défense, a souligné son importance fondamentale « surtout face aux menaces de la Russie ».

Vignette : emblème du GRU.

 

* Yasmine Mouhafid est étudiante en Master 2 Relations internationales à l’INALCO. Elle s’intéresse aux questions de sécurité dans l’espace post-soviétique.

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