La Russie a souvent manifesté sa volonté de se rapprocher de l’Asie. Elle est devenue un partenaire de dialogue de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) en 1996 et a rejoint la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) en 1998. Suite à la crise financière internationale de 2008 qui a ébranlé la confiance des populations envers le modèle occidental, Vladimir Poutine a annoncé en 2011 un « pivot vers l’Asie » qui s’est accentué sous l’effet des sanctions occidentales décrétées après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Cependant, de nombreux auteurs ont avancé que ce changement de stratégie était plus rhétorique que substantiel : malgré ces déclarations, la Russie est et resterait européenne et n’aurait pas les moyens de ses ambitions vers l’Est(1).
Au cours des dernières années, la Russie a pourtant effectué des rapprochements notables avec plusieurs pays d’Asie. Publié le 2 juillet 2021, l’oukaze présidentiel n° 400 qui définit la nouvelle Stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie(2) rend compte de cette évolution en faisant de la coopération avec l’Asie-Pacifique – notamment avec l’Inde et la Chine – l’un des objectifs prioritaires de la politique étrangère russe. Dans un contexte où l’Asie représente désormais le nouveau centre économique et démographique mondial, il s’agit de s’interroger ici sur les tenants et aboutissants de la stratégie russe dans cette région.
Un pivot vers la Chine plutôt que vers l’Asie ?
Sur le plan économique, la Russie a trouvé dans le marché asiatique une alternative efficace aux sanctions occidentales de 2014. L’Union européenne (UE), qui représentait 40,6 % des exportations de la Russie en 2020 (et 35,5 % de ses importations), demeure certes le premier débouché pour le pays, mais son poids relatif a diminué au profit de l’Asie(3).
À l’échelle des États, la Chine est en effet désormais le principal partenaire commercial de la Russie, représentant 14,6 % de ses exportations et 23,7 % de ses importations. Depuis 2019, Moscou et Pékin ont à plusieurs reprises affirmé leur volonté de doubler leurs échanges pour atteindre 200 Mds $ d’ici 2024. Sur le plan stratégique, la Russie est le principal fournisseur d’armes de la Chine (70 % de ses importations d’armes)(4). Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a rappelé le 12 octobre dernier que Moscou considérait Taïwan comme faisant partie intégrante de la République populaire de Chine. Quelques jours plus tard, sous l’œil médusé du Japon, les deux pays effectuaient pour la première fois une patrouille navale conjointe en envoyant notamment des navires de guerre dans le détroit de Tsugaru. Au vu de ce rapprochement, certains analystes parlent d’un pivot russe vers la Chine plutôt que vers l’Asie.
Toutefois, la relation entre les deux pays se caractérise par une forte dissymétrie : en 2018, le commerce avec la Russie représentait à peine 0,8 % du commerce total de la Chine. La Russie se montre donc prudente au regard de sa dépendance grandissante vis-à-vis de cette dernière : certains projets communs (notamment en ce qui concerne l’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie) peinent ainsi à aboutir, tandis que Moscou cherche visiblement à développer ses relations avec d’autres pays asiatiques dans le but de diversifier ses partenariats et d’étendre sa sphère d’influence.
La stratégie russe : une politique étrangère multivectorielle
Les relations entre l’Inde et la Russie se sont ainsi singulièrement renforcées au cours des dernières années. La Russie est même devenue le premier partenaire de l’Inde dans le domaine de la défense : les échanges entre les deux pays sont passés de 2-3 Mds de $ en 2018, à 9-10 Mds en 2021. La Russie a notamment conclu début décembre son plus gros contrat de vente de Kalashnikov AK-203, avec une commande de 700 000 fusils d’assaut pour les forces armées indiennes. En 2021, l’Inde et la Russie ont également mené des exercices militaires conjoints (INDRA Navy et INDRA Army), et l’Inde a participé à l’exercice russe Zapad ainsi qu’à celui de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), Peace Mission, qui s’est déroulé en Russie.
Le 6 décembre 2021, V. Poutine et N. Modi se sont rencontrés à Delhi pour leur sommet annuel, tandis que leurs ministres des Affaires étrangères et de la Défense tenaient une réunion en format « 2+2 ». Une vingtaine d’accords de coopération ont été signés à cette occasion, dans tous les domaines (commerce, énergie, science et technologie, propriété intellectuelle, espace extra-atmosphérique, exploration géologique, échanges culturels, éducation, etc.)
La Russie a également manifesté sa volonté d’approfondir ses relations avec les pays d’Asie du Sud-Est et, pour cela, a multiplié ses participations aux forums organisés dans la région. Lors de son dernier sommet avec l’ASEAN, le 28 octobre 2021, un Plan d’action global a été élaboré pour intensifier la coopération dans divers secteurs, notamment en matière d’énergie et d’armement (la Russie est le premier fournisseur d'armes de la région, devant les États-Unis).
La Russie a plus particulièrement renforcé son partenariat économique avec le Vietnam, ce dont atteste la signature en 2015 d’un accord de libre-échange entre ce dernier et l’Union économique eurasiatique(5). De 2020 à 2021, les échanges commerciaux ont ainsi doublé, au point que la Russie est désormais le premier fournisseur de viande au Vietnam. En juin 2021, le ministre russe de la Défense a rencontré son homologue vietnamien : le Kremlin a en effet l'intention de vendre au Vietnam un avion de chasse Checkmate de cinquième génération, d'une valeur de 25 à 30 M $. Selon certains analystes, ce rapprochement pourrait également permettre à la Russie de reprendre le contrôle d’une ancienne base militaire soviétique dans la baie de Cam Ranh(6).
Si le renforcement des relations entre la Russie et l’Asie-Pacifique apparaît donc indéniable, beaucoup d’analystes relativisent néanmoins l’idée d’un « pivot vers l’Asie » en mentionnant les limites de partenariats finalement peu aboutis et très inégaux selon les pays. Les problèmes internes de la Russie (lourdeurs administratives, infrastructures médiocres et corruption) sont mis en avant pour expliquer ces limites, ainsi qu’une politique étrangère « court-termiste »(7).
Sans récuser ces analyses, il est important de noter que la stratégie russe consiste à jouer sur tous les tableaux. En mars 2021, Alexander Yakovenko, ancien ambassadeur de Russie au Royaume-Uni, déplorait l’image erronée de la politique étrangère russe véhiculée par les médias : ces derniers se centrent exclusivement sur les tensions avec les États-Unis et l’UE et sur les problèmes au sein de l’espace post-soviétique, alors que l’un des principes de base revendiqué par la diplomatie russe est la « multivectorialité »(8) : Moscou souhaite sortir du schéma binaire occidental opposant les États-Unis à la Chine dans une guerre stratégique et commerciale qui veut qu’un pays choisisse clairement un camp. La Russie, au contraire, privilégierait des relations « aux facettes multiples » avec les pays d’Asie-Pacifique (selon l’expression de V. Poutine lors du Forum régional de l’Asie-Pacifique). Si elle ne développe pas de véritables alliances, c’est parce que – outre le fait qu’elle n’en aurait pas les moyens – cela entrerait en contradiction avec son idéal d’un monde multipolaire respectant la souveraineté des États. Le renforcement de ses relations tant avec la Chine qu’avec l’Inde (pourtant ennemies dans la région), mais également avec les pays d’Asie du Sud-Est, illustre cette stratégie. Ces relations sont donc certes souvent limitées à des intérêts économiques et sécuritaires, mais elles permettent à la Russie de garder son indépendance politique tout en se créant un réseau d’influence. Il est ainsi peu probable que la Russie entre aux côtés de la Chine dans une éventuelle guerre contre Taïwan(9).
Cette stratégie porte ses fruits : quand les Nations Unies ont voté une résolution condamnant l’annexion de la Crimée en 2014, le Vietnam, Brunei et le Cambodge se sont abstenus et le Laos a malencontreusement « oublié » de voter. En outre, les rapprochements de la Russie avec la Chine et l’Inde (qui fait partie du Quad, alliance stratégique avec les États-Unis, l’Australie, le Japon) créent un climat d’incertitude pour Washington.
Les bras tendus vers l’Asie, le regard tourné vers les États-Unis ?
L’opposition à l’Occident, bien qu’implicite (les États-Unis et l’Europe sont mentionnés moins de cinq fois), est omniprésente dans la nouvelle Stratégie nationale de sécurité : la Russie rappelle dès les premières lignes son engagement à « mener une politique étrangère et intérieure indépendante, et à contrer efficacement toute tentative de pression extérieure ». Le paragraphe 7 dénonce « la volonté des pays occidentaux de sauvegarder leur hégémonie », tandis que le paragraphe 19 affirme que « dans le contexte de la crise du modèle libéral occidental, un certain nombre d'États tentent d'éroder délibérément les valeurs traditionnelles, de déformer l'histoire mondiale, de reconsidérer le rôle et la place de la Russie dans celle-ci, de réhabiliter le fascisme et d'attiser les conflits interethniques et interconfessionnels. Des campagnes d'information sont menées pour créer une image hostile de la Russie. L'usage de la langue russe est restreint, les activités des médias russes et l'utilisation des ressources d'information russes sont interdites, et des sanctions sont imposées aux athlètes russes. La Fédération de Russie a été accusée de manière injustifiée de violer des obligations internationales, de mener des attaques informatiques et de s'ingérer dans les affaires intérieures d'États étrangers. Les citoyens et compatriotes russes vivant à l'étranger font l'objet de discriminations et sont ouvertement persécutés. »
La stratégie russe en Asie-Pacifique, si elle se traduit par un clair renforcement des relations avec les pays de la région, semble donc toujours liée à une stratégie plus globale d’opposition à l’Occident. La Russie se construit en négatif par rapport à l’« Ouest », auquel elle oppose une autre vision de l’ordre mondial et des valeurs différentes. Ses initiatives en faveur d’un rapprochement avec les pays d’Asie répondent souvent à des menaces occidentales (sanctions économiques, signature du Pacte AUKUS le 16 septembre 2021 entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie qui risque de réduire son rôle dans la région...)
Comme ailleurs dans le monde (on pourrait citer en particulier le continent africain), la Russie s’installe dès qu’elle le peut dans les failles laissées béantes par l’Occident, en développant ce que l’on pourrait qualifier de « stratégie d’opportunisme ». Elle place ainsi subtilement ses pions en Asie-Pacifique. Certes, elle n’a sans doute pas les moyens d’y concurrencer la Chine, mais ce n’est de toute évidence pas son ambition, contrairement à son concurrent américain.
Notes :
(1) RUMER Eugene, SOKOLSKY Richard, VLADICIC Aleksandar, “Russia in the Asia-Pacific: Less Than Meets the Eye”, Carnegie Endowment for International Peace, septembre 2020, et SHAGINA Maria, “Russia’s Pivot to Asia: Between Rhetoric and Substance”, Orbis: Foreign Policy Research Institute, mai 2020.
(2) PASQUIER Daniel, « Russie : les inflexions de la nouvelle Stratégie de sécurité nationale », Regard sur l’Est, 22 novembre 2021.
(3) Direction Générale du Trésor, « Le commerce extérieur de biens de la Russie en 2020 », 6 avril 2021.
(4) SIPRI, « IMPORTER/EXPORTER TIV TABLES ».
(5) L’Union économique eurasiatique (UEEA), entrée en vigueur au 1er janvier 2015, vise une plus grande intégration régionale entre Russie, Bélarus, Arménie, Kazakhstan et Kirghizstan.
(6) MAXIMOV Andrey, “Kamran' - vozmojnyye perspektivy” (Cam Ranh – Perspectives possibles), Versia, 21 novembre 2020.
(7) WEBSTER Daniel, “Russia moves with a new swagger in South-East Asia”, The Economist 18 novembre 2021.
(8) YAKOVENKO Alexandre, « Vostotchnyy vektor vnechneï politiki Rossii » (Le vecteur oriental de la politique étrangère de la Russie), Conseil russe pour les affaires internationales, 12 mars 2021.
(9) Voir à ce propos l’article de Clara HERB, « Russie : quelle implication en cas de conflit autour de Taïwan ? », Regard sur l’Est, 13 décembre 2021.
Vignette : Montage réalisé par l’auteure (à partir de Kremlin et Google Earth - Google Data SIO, NOAA, U.S. Navy, NGA, GEBCO Landsat/Copernicus IBCAO U.S. Geological Survey ©).
* Solène LARTIGUE est étudiante en Master 2 de Relations internationales à l’Inalco.