Taïwan, la Chine et la diplomatie lituanienne

En autorisant l’ouverture d’un Bureau de représentation taïwanais à Vilnius en novembre 2021, la Lituanie s’est exposée à la colère de la Chine, qui multiplie depuis les mesures de rétorsion à son égard. Ce rapprochement avec Taïwan s’inscrit parfaitement dans la nouvelle diplomatie lituanienne.


inauguration du Bureau de représentation de Taïwan à Vilnius, le 18 novembre 2021 Depuis l’élection en 2016 de la présidente Tsai Ing-wen, la Chine a entrepris une campagne de pressions visant à isoler Taïwan. État souverain à la reconnaissance internationale très limitée et largement exclu des organisations internationales, Taïwan n’en demeure pas moins un partenaire important de l’Union européenne. Avec la montée des tensions sino-américaines ainsi que la crise du coronavirus, la question des relations avec Taïwan est revenue au centre de l’actualité. Sans aller jusqu’à renoncer à sa politique d’une seule Chine, la Lituanie a décidé en 2021 de permettre l’ouverture d’une représentation taïwanaise en son nom propre, suscitant l’ire de Pékin.

Taïwan : trajectoire historique

Taïwan a été intégré relativement tardivement à l’empire chinois : l’île n’est formellement rattachée à l’empire qu’au XVIIème siècle. Durant la période dite de la thalassocratie des Zheng (1661-1683), Taïwan connaît un régime loyaliste vis-à-vis de la dynastie Ming, renversée par la conquête des Mandchous, qui instaurent la dynastie Qing en 1644, puis définitivement annihilée en 1662 ; l’île est ensuite pacifiée et intégrée à la dynastie mandchoue en 1683. Le 17 avril 1985, suite à la première guerre sino-japonaise est signé le traité de Shimonoseki, qui ampute l’empire Qing de Taïwan, cédé au Japon. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, suite à la capitulation du Japon, Taïwan est rétrocédé à la Chine, qui entre-temps a connu un changement de régime et est devenue la République de Chine. La fin de la guerre voit également celle du front uni en Chine entre nationalistes et communistes contre l’ennemi commun que constitue l’envahisseur japonais. La guerre civile entre les deux camps reprend en 1945 et aboutit à la victoire des communistes de Mao sur le continent et au retrait des nationalistes de Tchang à Taïwan en 1949. Dès lors, les deux régimes de la République de Chine et de la République populaire de Chine coexistent, chacun prétendant être le seul représentant légitime de toute la Chine. La position de Taïwan sur cette question a toutefois changé depuis la démocratisation de l’île à partir des années 1980. Peu à peu, Taïwan a d’ailleurs perdu ses alliés diplomatiques (en 1964 pour la France). En 1971, la République de Chine a également perdu son siège de membre permanent au Conseil de Sécurité au profit de la République populaire de Chine ainsi que sa représentation aux Nations Unies (vote de la résolution 2758 par l’Assemblée générale le 25 octobre 1971). La visite de Nixon à Pékin en 1972 entame le rapprochement avec les États-Unis, annonciateur de la reconnaissance, en 1979, de la République populaire de Chine par Washington. La même année, le Taiwan Relations Act définit l’avenir des relations entre les États-Unis et Taïwan. En dépit d’interprétations divergentes, le consensus de 1992 pose ensuite les bases d’un nouveau dialogue inter-détroit autour d’une reconnaissance supposée par les deux parties de l’existence d’une seule Chine. Or, depuis 2016 et l’élection à la présidence de Taiwan de Tsai Ing-wen (Parti démocrate progressiste), qui ne reconnaît pas le consensus de 1992, les relations inter-détroit se sont dégradées. Depuis, la Chine multiplie les pressions sur Taïwan.

Taïwan : situation diplomatique

Sous l’effet des mauvaises relations entre les deux rives alors que le Parti démocrate progressiste était au pouvoir de 2000 à 2008, Taïwan a perdu des alliés diplomatiques. De 2008 à 2016, alors que le Kuomintang favorable à un rapprochement avec la Chine est au pouvoir, la cordialité des relations inter-détroit permet une stabilisation de la situation diplomatique de Taïwan. Durant cette période, Taïwan est par ailleurs invité à participer chaque année comme observateur à l’Assemblée mondiale de la Santé, l’organe décisionnel suprême de l’Organisation mondiale de la Santé, et les présidents Ma Ying-jeou et Xi Jinping vont jusqu’à se rencontrer le 7 novembre 2015 à Singapour. Mais, depuis 2016 et le retour du Parti démocratique progressiste au pouvoir, la Chine a repris sa stratégie visant à retirer des alliés diplomatiques à Taïwan. Par cette politique coercitive dans les domaines diplomatique mais aussi économique, ainsi que par des campagnes de désinformation, Pékin espère peser sur l’orientation de la politique taïwanaise. Cette approche subit un échec en 2020 lorsque la présidente Tsai est réélue, établissant en outre un record en nombre de voix dans l’histoire des élections présidentielles taïwanaises. Ce score illustre le caractère contre-productif de la politique chinoise. L’effet des manifestations de 2019-2020 à Hong Kong et l’échec manifeste du modèle « un pays, deux systèmes », très fortement repoussoir, sont également à prendre en compte (le candidat du Kuomintang à l’élection présidentielle, Han Kuo-yu, s’est même prononcé en cours de campagne contre l’application de la formule « un pays, deux systèmes » à Taiwan).

Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, le nombre d’alliés diplomatiques officiels de Taïwan est réduit à 14. La seule mission diplomatique officielle de la République de Chine sur le continent eurasiatique se trouve dans la Cité du Vatican (les 13 autres sont situées en Afrique, Amérique latine et Océanie).

Le dernier État à avoir établi des relations diplomatiques avec Taïwan est Sainte-Lucie, en 2007 et, depuis 2016 seulement, trois nouvelles missions diplomatiques taïwanaises officieuses ont été ouvertes (il en existe 110 au total, officielles et officieuses) : une ambassade officieuse au Somaliland en 2020, un consulat officieux à Aix-en-Provence en 2020 et une ambassade officieuse (baptisée bureau de représentation) en Lituanie en 2021.

Diplomatie lituanienne et rapprochement avec Taïwan

Le 20 juillet 2021, le ministre taïwanais des Affaires étrangères Joseph Wu a donc annoncé l’ouverture d’une ambassade officieuse à Vilnius, inaugurée le 18 novembre. Baptisée Bureau de représentation taïwanais en Lituanie, elle vient s’ajouter aux 30 autres établissements (ambassades et consulats officiels et officieux, Moscou et OMC inclus) situés sur le continent européen et dont le dernier avait été inauguré il y a 18 ans en Slovaquie. L’ouverture d’un bureau commercial lituanien à Taipei est également prévue. Ces développements ont été qualifiés de percée diplomatique importante par la présidente Tsai. Ils font suite au retrait de la Lituanie du Format 17+1 promu par la Chine, annoncé en mai 2021 et accompagné d’un appel de Vilnius lancé aux autres pays membres afin qu’ils en fassent autant. Ce geste a suscité des réactions fortes de la part de la Chine qui a rappelé son ambassadeur à Vilnius le 21 novembre pour n’y laisser qu’un chargé d’affaires (la Lituanie a procédé à la même manœuvre).

La virulence de la réaction chinoise s’explique notamment par la dénomination de Bureau de représentation taïwanais en Lituanie, alors que la Chine tolère davantage l’appellation de Taipei. Ainsi, c’est sous le nom de Taipei chinois que Taïwan participe aux rencontres sportives internationales comme les Jeux olympiques.

Depuis juillet 2021, la Lituanie a considérablement gagné en visibilité dans le paysage médiatique taïwanais. C’est aussi le fait des dons de vaccin contre le Covid-19 effectués par la Lituanie (20 000 doses d’AstraZeneca ont été annoncées en juin 2021, puis 235 900 en septembre).

Vilnius a tendance à minimiser l’effet des mesures de rétorsion de Pékin par la faible dépendance économique et commerciale de la Lituanie à l’égard de la Chine, ainsi que par les nouvelles opportunités qu’offrira une coopération bilatérale approfondie avec Taïwan, notamment dans le domaine des semi-conducteurs : Taïwan a en effet annoncé l’envoi en Lituanie d’une équipe d’experts en semi-conducteurs au premier semestre 2022, ainsi que le lancement d’un programme de formation à destination de la Lituanie, avec 20 bourses offertes en 2022 à des professionnels lituaniens des semi-conducteurs pour qu’ils viennent se perfectionner à Taïwan. Mi-janvier, Taïwan a annoncé la création d’un fonds d’1 Md $ de crédits destinés à soutenir des projets économiques communs. Par ailleurs, pour l’aider à faire face à la crise migratoire organisée à la frontière avec le Bélarus, Taïwan a offert à la Lituanie le 27 octobre dix drones destinés aux opérations de police et 400 couvertures éco-responsables.

Dans cet approfondissement des relations avec Taïwan, la Lituanie a reçu le soutien des États-Unis (exprimé notamment le 15 septembre 2021 lors de la rencontre à Washington entre le Secrétaire d’État américain Antony Blinken et le ministre lituanien des Affaires étrangères Gabrielius Landsbergis), ainsi que celui des députés européens qui ont appelé à une réponse plus ferme de l’Union européenne et de l’OTAN face aux pressions économiques et politiques exercées par Pékin à l’encontre de Vilnius. Le 27 janvier 2022, l’UE a annoncé poursuivre la Chine devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour pratiques discriminatoires à l’encontre de Vilnius.

Le retrait de la Lituanie du groupe des 17+1, son rapprochement avec Taïwan, ses critiques acerbes de la politique du Kremlin mais aussi l’accueil des représentants de l’opposition bélarusse sur son sol confirment et renforcent l’approche diplomatique lituanienne, fondée sur les principes et les valeurs. Cette politique ambitieuse sur la scène internationale dépasse largement ce qui serait attendu de la part de la Lituanie, au vu de sa taille. Entre autres attaques, la Chine accuse désormais Vilnius de jouer le jeu de Washington et de chercher à forcer l’Union européenne à se positionner, au nom de ses fameux principes et valeurs ainsi que de la solidarité entre États membres. La Lituanie est en effet réputée faire partie du groupe des pays les plus atlantistes au sein de l’UE, et son rapprochement avec Taïwan peut être également perçu comme un témoignage adressé aux États-Unis, qui cherchent actuellement à fédérer les démocraties dans le contexte de la montée des tensions avec la Chine. Avec le pacte AUKUS, outre l’option technologique de la propulsion nucléaire critiquable du point de vue de la prolifération, c’est le choix d’une autre alliance stratégique au détriment de la France qui a été fait par l’Australie. Ainsi, ce revers subi par la diplomatie française peut être perçu comme le résultat d’une sommation, de la part des pays anglo-saxons et à l’intention des pays européens, à se positionner par rapport à la Chine. Mais il existe également au sein de l’Union européenne certaines forces qui la poussent dans ce même sens. La diplomatie lituanienne en est un exemple récent.

 

Références principales :

- Robbie Gramer, « China-Lithuania Dispute Over Taiwan at an Impasse », Foreign Policy, 6 décembre 2021.

- Tomoko Ogawa, Tsukasa Hadano, Rintaro Hosokama, « Lithuania’s Taiwan overtures create outsize challenge for China », Nikkei Asia, 6 décembre 2021.

- 立陶宛挺台灣遭中國經濟制裁 外交部最新聲明嚴正譴責不當打壓 [La Lituanie soutient Taïwan et fait l’objet de sanctions économiques chinoises – la dernière déclaration du MAE taïwanais condamne fermement des pressions injustifiées], Taiwan News, 10 décembre 2021.

- Brian Hioe, « What’s Behind Lithuania’s Outreach to Taiwan? », The Diplomat, 13 août 2021.

- Tim Stickings, « Europe divided on plans for its own army after Aukus submarine row », The National, 6 octobre 2021.

 

Vignette : inauguration du Bureau de représentation de Taïwan à Vilnius, le 18 novembre 2021 (source : ministère taïwanais des Affaires étrangères).

 

* Raphaël Nathan est étudiant de Master 2 Relations internationales à l’Inalco.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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